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LES TROIS MOUSQUETAIRES 58 page

 

– Moi, s’écria Milady, moi, protestante ! Oh ! non, j’atteste le Dieu qui nous entend que je suis au contraire fervente catholique.

 

– Alors, madame, dit l’abbesse en souriant, rassurez-vous ; la maison où vous êtes ne sera pas une prison bien dure, et nous ferons tout ce qu’il faudra pour vous faire chérir la captivité. Il y a plus, vous trouverez ici cette jeune femme persécutée sans doute par suite de quelque intrigue de cour. Elle est aimable, gracieuse.

 

– Comment la nommez-vous ?

 

– Elle m’a été recommandée par quelqu’un de très haut placé, sous le nom de Ketty. Je n’ai pas cherché à savoir son autre nom.

 

– Ketty ! s’écria Milady ; quoi ! vous êtes sûre ?…

 

– Qu’elle se fait appeler ainsi ? Oui, madame, la connaîtriez-vous ? »

 

Milady sourit à elle-même et à l’idée qui lui était venue que cette jeune femme pouvait être son ancienne camérière. Il se mêlait au souvenir de cette jeune fille un souvenir de colère, et un désir de vengeance avait bouleversé les traits de Milady, qui reprirent au reste presque aussitôt l’expression calme et bienveillante que cette femme aux cent visages leur avait momentanément fait perdre.

 

« Et quand pourrai-je voir cette jeune dame, pour laquelle je me sens déjà une si grande sympathie ? demanda Milady.

 

– Mais, ce soir, dit l’abbesse, dans la journée même. Mais vous voyagez depuis quatre jours, m’avez-vous dit vous-même ; ce matin vous vous êtes levée à cinq heures, vous devez avoir besoin de repos. Couchez-vous et dormez, à l’heure du dîner nous vous réveillerons. »

 

Quoique Milady eût très bien pu se passer de sommeil, soutenue qu’elle était par toutes les excitations qu’une aventure nouvelle faisait éprouver à son cœur avide d’intrigues, elle n’en accepta pas moins l’offre de la supérieure : depuis douze ou quinze jours elle avait passé par tant d’émotions diverses que, si son corps de fer pouvait encore soutenir la fatigue, son âme avait besoin de repos.

 

Elle prit donc congé de l’abbesse et se coucha, doucement bercée par les idées de vengeance auxquelles l’avait tout naturellement ramenée le nom de Ketty. Elle se rappelait cette promesse presque illimitée que lui avait faite le cardinal, si elle réussissait dans son entreprise. Elle avait réussi, elle pourrait donc se venger de d’Artagnan.

 

Une seule chose épouvantait Milady, c’était le souvenir de son mari ! le comte de La Fère, qu’elle avait cru mort ou du moins expatrié, et qu’elle retrouvait dans Athos, le meilleur ami de d’Artagnan.



 

Mais aussi, s’il était l’ami de d’Artagnan, il avait dû lui prêter assistance dans toutes les menées à l’aide desquelles la reine avait déjoué les projets de Son Éminence ; s’il était l’ami de d’Artagnan, il était l’ennemi du cardinal ; et sans doute elle parviendrait à l’envelopper dans la vengeance aux replis de laquelle elle comptait étouffer le jeune mousquetaire.

 

Toutes ces espérances étaient de douces pensées pour Milady ; aussi, bercée par elles, s’endormit-elle bientôt.

 

Elle fut réveillée par une voix douce qui retentit au pied de son lit. Elle ouvrit les yeux, et vit l’abbesse accompagnée d’une jeune femme aux cheveux blonds, au teint délicat, qui fixait sur elle un regard plein d’une bienveillante curiosité.

 

La figure de cette jeune femme lui était complètement inconnue ; toutes deux s’examinèrent avec une scrupuleuse attention, tout en échangeant les compliments d’usage : toutes deux étaient fort belles, mais de beautés tout à fait différentes. Cependant Milady sourit en reconnaissant qu’elle l’emportait de beaucoup sur la jeune femme en grand air et en façons aristocratiques. Il est vrai que l’habit de novice que portait la jeune femme n’était pas très avantageux pour soutenir une lutte de ce genre.

 

L’abbesse les présenta l’une à l’autre ; puis, lorsque cette formalité fut remplie, comme ses devoirs l’appelaient à l’église, elle laissa les deux jeunes femmes seules.

 

La novice, voyant Milady couchée, voulait suivre la supérieure, mais Milady la retint.

 

« Comment, madame, lui dit-elle, à peine vous ai-je aperçue et vous voulez déjà me priver de votre présence, sur laquelle je comptais cependant un peu, je vous l’avoue, pour le temps que j’ai à passer ici ?

 

– Non, madame, répondit la novice, seulement je craignais d’avoir mal choisi mon temps : vous dormiez, vous êtes fatiguée.

 

– Eh bien, dit Milady, que peuvent demander les gens qui dorment ? un bon réveil. Ce réveil, vous me l’avez donné ; laissez-moi en jouir tout à mon aise. »

 

Et lui prenant la main, elle l’attira sur un fauteuil qui était près de son lit.

 

La novice s’assit.

 

« Mon Dieu ! dit-elle, que je suis malheureuse ! voilà six mois que je suis ici, sans l’ombre d’une distraction, vous arrivez, votre présence allait être pour moi une compagnie charmante, et voilà que, selon toute probabilité, d’un moment à l’autre je vais quitter le couvent !

 

– Comment ! dit Milady, vous sortez bientôt ?

 

– Du moins je l’espère, dit la novice avec une expression de joie qu’elle ne cherchait pas le moins du monde à déguiser.

 

– Je crois avoir appris que vous aviez souffert de la part du cardinal, continua Milady ; c’eût été un motif de plus de sympathie entre nous.

 

– Ce que m’a dit notre bonne mère est donc la vérité, que vous étiez aussi une victime de ce méchant cardinal ?

 

– Chut ! dit Milady, même ici ne parlons pas ainsi de lui ; tous mes malheurs viennent d’avoir dit à peu près ce que vous venez de dire, devant une femme que je croyais mon amie et qui m’a trahie. Et vous êtes aussi, vous, la victime d’une trahison ?

 

– Non, dit la novice, mais de mon dévouement à une femme que j’aimais, pour qui j’eusse donné ma vie, pour qui je la donnerais encore.

 

– Et qui vous a abandonnée, c’est cela !

 

– J’ai été assez injuste pour le croire, mais depuis deux ou trois jours j’ai acquis la preuve du contraire, et j’en remercie Dieu ; il m’aurait coûté de croire qu’elle m’avait oubliée. Mais vous, madame, continua la novice, il me semble que vous êtes libre, et que si vous vouliez fuir, il ne tiendrait qu’à vous.

 

– Où voulez-vous que j’aille, sans amis, sans argent, dans une partie de la France que je ne connais pas, où je ne suis jamais venue ?…

 

– Oh ! s’écria la novice, quant à des amis, vous en aurez partout où vous vous montrerez, vous paraissez si bonne et vous êtes si belle !

 

– Cela n’empêche pas, reprit Milady en adoucissant son sourire de manière à lui donner une expression angélique, que je suis seule et persécutée.

 

– Écoutez, dit la novice, il faut avoir bon espoir dans le Ciel, voyez-vous ; il vient toujours un moment où le bien que l’on a fait plaide votre cause devant Dieu, et, tenez, peut-être est-ce un bonheur pour vous, tout humble et sans pouvoir que je suis, que vous m’ayez rencontrée : car, si je sors d’ici, eh bien, j’aurai quelques amis puissants, qui, après s’être mis en campagne pour moi, pourront aussi se mettre en campagne pour vous.

 

– Oh ! quand j’ai dit que j’étais seule, dit Milady, espérant faire parler la novice en parlant d’elle-même, ce n’est pas faute d’avoir aussi quelques connaissances haut placées ; mais ces connaissances tremblent elles-mêmes devant le cardinal : la reine elle-même n’ose pas soutenir contre le terrible ministre ; j’ai la preuve que Sa Majesté, malgré son excellent cœur, a plus d’une fois été obligée d’abandonner à la colère de Son Éminence les personnes qui l’avaient servie.

 

– Croyez-moi, madame, la reine peut avoir l’air d’avoir abandonné ces personnes-là ; mais il ne faut pas en croire l’apparence : plus elles sont persécutées, plus elle pense à elles, et souvent, au moment où elles y pensent le moins, elles ont la preuve d’un bon souvenir.

 

– Hélas ! dit Milady, je le crois : la reine est si bonne.

 

– Oh ! vous la connaissez donc, cette belle et noble reine, que vous parlez d’elle ainsi ! s’écria la novice avec enthousiasme.

 

– C’est-à-dire, reprit Milady, poussée dans ses retranchements, qu’elle, personnellement, je n’ai pas l’honneur de la connaître ; mais je connais bon nombre de ses amis les plus intimes : je connais M. de Putange ; j’ai connu en Angleterre M. Dujart ; je connais M. de Tréville.

 

– M. de Tréville ! s’écria la novice, vous connaissez M. de Tréville ?

 

– Oui, parfaitement, beaucoup même.

 

– Le capitaine des mousquetaires du roi ?

 

– Le capitaine des mousquetaires du roi.

 

– Oh ! mais vous allez voir, s’écria la novice, que tout à l’heure nous allons être des connaissances achevées, presque des amies ; si vous connaissez M. de Tréville, vous avez dû aller chez lui ?

 

– Souvent ! dit Milady, qui, entrée dans cette voie, et s’apercevant que le mensonge réussissait, voulait le pousser jusqu’au bout.

 

– Chez lui, vous avez dû voir quelques-uns de ses mousquetaires ?

 

– Tous ceux qu’il reçoit habituellement ! répondit Milady, pour laquelle cette conversation commençait à prendre un intérêt réel.

 

– Nommez-moi quelques-uns de ceux que vous connaissez, et vous verrez qu’ils seront de mes amis.

 

– Mais, dit Milady embarrassée, je connais M. de Louvigny, M. de Courtivron, M. de Férussac. »

 

La novice la laissa dire ; puis, voyant qu’elle s’arrêtait :

 

« Vous ne connaissez pas, dit-elle, un gentilhomme nommé Athos ? »

 

Milady devint aussi pâle que les draps dans lesquels elle était couchée, et, si maîtresse qu’elle fût d’elle-même, ne put s’empêcher de pousser un cri en saisissant la main de son interlocutrice et en la dévorant du regard.

 

« Quoi ! qu’avez-vous ? Oh ! mon Dieu ! demanda cette pauvre femme, ai-je donc dit quelque chose qui vous ait blessée ?

 

– Non, mais ce nom m’a frappée, parce que, moi aussi j’ai connu ce gentilhomme, et qu’il me paraît étrange de trouver quelqu’un qui le connaisse beaucoup.

 

– Oh ! oui ! beaucoup ! beaucoup ! non seulement lui, mais encore ses amis : MM. Porthos et Aramis !

 

– En vérité ! eux aussi je les connais ! s’écria Milady, qui sentit le froid pénétrer jusqu’à son cœur.

 

– Eh bien, si vous les connaissez, vous devez savoir qu’ils sont bons et francs compagnons ; que ne vous adressez-vous à eux, si vous avez besoin d’appui ?

 

– C’est-à-dire, balbutia Milady, je ne suis liée réellement avec aucun d’eux ; je les connais pour en avoir beaucoup entendu parler par un de leurs amis, M. d’Artagnan.

 

– Vous connaissez M. d’Artagnan ! » s’écria la novice à son tour, en saisissant la main de Milady et en la dévorant des yeux.

 

Puis, remarquant l’étrange expression du regard de Milady :

 

« Pardon, madame, dit-elle, vous le connaissez, à quel titre ?

 

– Mais, reprit Milady embarrassée, mais à titre d’ami.

 

– Vous me trompez, madame, dit la novice ; vous avez été sa maîtresse.

 

– C’est vous qui l’avez été, madame, s’écria Milady à son tour.

 

– Moi ! dit la novice.

 

– Oui, vous ; je vous connais maintenant : vous êtes madame Bonacieux. »

 

La jeune femme se recula, pleine de surprise et de terreur.

 

« Oh ! ne niez pas ! répondez, reprit Milady.

 

– Eh bien, oui, madame ! je l’aime, dit la novice ; sommes-nous rivales ? »

 

La figure de Milady s’illumina d’un feu tellement sauvage que, dans toute autre circonstance, Mme Bonacieux se fût enfuie d’épouvante ; mais elle était toute à sa jalousie.

 

« Voyons, dites, madame, reprit Mme Bonacieux avec une énergie dont on l’eût crue incapable, avez-vous été ou êtes-vous sa maîtresse ?

 

– Oh ! non ! s’écria Milady avec un accent qui n’admettait pas le doute sur sa vérité, jamais ! jamais !

 

– Je vous crois, dit Mme Bonacieux ; mais pourquoi donc alors vous êtes-vous écriée ainsi ?

 

– Comment, vous ne comprenez pas ! dit Milady, qui était déjà remise de son trouble, et qui avait retrouvé toute sa présence d’esprit.

 

– Comment voulez-vous que je comprenne ? je ne sais rien.

 

– Vous ne comprenez pas que M. d’Artagnan étant mon ami, il m’avait prise pour confidente ?

 

– Vraiment !

 

– Vous ne comprenez pas que je sais tout, votre enlèvement de la petite maison de Saint-Germain, son désespoir, celui de ses amis, leurs recherches inutiles depuis ce moment ! Et comment ne voulez-vous pas que je m’en étonne, quand, sans m’en douter, je me trouve en face de vous, de vous dont nous avons parlé si souvent ensemble, de vous qu’il aime de toute la force de son âme, de vous qu’il m’avait fait aimer avant que je vous eusse vue ? Ah ! chère Constance, je vous trouve donc, je vous vois donc enfin ! »

 

Et Milady tendit ses bras à Mme Bonacieux, qui, convaincue par ce qu’elle venait de lui dire, ne vit plus dans cette femme, qu’un instant auparavant elle avait crue sa rivale, qu’une amie sincère et dévouée.

 

« Oh ! pardonnez-moi ! pardonnez-moi ! s’écria-t-elle en se laissant aller sur son épaule, je l’aime tant ! »

 

Ces deux femmes se tinrent un instant embrassées. Certes, si les forces de Milady eussent été à la hauteur de sa haine, Mme Bonacieux ne fût sortie que morte de cet embrassement. Mais, ne pouvant pas l’étouffer, elle lui sourit.

 

« O chère belle ! chère bonne petite ! dit Milady, que je suis heureuse de vous voir ! Laissez-moi vous regarder. Et, en disant ces mots, elle la dévorait effectivement du regard. Oui, c’est bien vous. Ah ! d’après ce qu’il m’a dit, je vous reconnais à cette heure, je vous reconnais parfaitement. »

 

La pauvre jeune femme ne pouvait se douter de ce qui se passait d’affreusement cruel derrière le rempart de ce front pur, derrière ces yeux si brillants où elle ne lisait que de l’intérêt et de la compassion.

 

« Alors vous savez ce que j’ai souffert, dit Mme Bonacieux, puisqu’il vous a dit ce qu’il souffrait ; mais souffrir pour lui, c’est du bonheur. »

 

Milady reprit machinalement :

 

« Oui, c’est du bonheur. »

 

Elle pensait à autre chose.

 

« Et puis, continua Mme Bonacieux, mon supplice touche à son terme ; demain, ce soir peut-être, je le reverrai, et alors le passé n’existera plus.

 

– Ce soir ? demain ? s’écria Milady tirée de sa rêverie par ces paroles, que voulez-vous dire ? attendez-vous quelque nouvelle de lui ?

 

– Je l’attends lui-même.

 

– Lui-même ; d’Artagnan, ici !

 

– Lui-même.

 

– Mais, c’est impossible ! il est au siège de La Rochelle avec le cardinal ; il ne reviendra à Paris qu’après la prise de la ville.

 

– Vous le croyez ainsi, mais est-ce qu’il y a quelque chose d’impossible à mon d’Artagnan, le noble et loyal gentilhomme !

 

– Oh ! je ne puis vous croire !

 

– Eh bien, lisez donc ! » dit, dans l’excès de son orgueil et de sa joie, la malheureuse jeune femme en présentant une lettre à Milady.

 

« L’écriture de Mme de Chevreuse ! se dit en elle-même Milady. Ah ! j’étais bien sûre qu’ils avaient des intelligences de ce côté-là ! »

 

Et elle lut avidement ces quelques lignes :

 

« Ma chère enfant, tenez-vous prête ; notre ami vous verra bientôt, et il ne vous verra que pour vous arracher de la prison où votre sûreté exigeait que vous fussiez cachée : préparez-vous donc au départ et ne désespérez jamais de nous.

 

« Notre charmant Gascon vient de se montrer brave et fidèle comme toujours, dites-lui qu’on lui est bien reconnaissant quelque part de l’avis qu’il a donné. »

 

« Oui, oui, dit Milady, oui, la lettre est précise. Savez-vous quel est cet avis ?

 

– Non. Je me doute seulement qu’il aura prévenu la reine de quelque nouvelle machination du cardinal.

 

– Oui, c’est cela sans doute ! » dit Milady en rendant la lettre à Mme Bonacieux et en laissant retomber sa tête pensive sur sa poitrine.

 

En ce moment on entendit le galop d’un cheval.

 

« Oh ! s’écria Mme Bonacieux en s’élançant à la fenêtre, serait-ce déjà lui ? »

 

Milady était restée dans son lit, pétrifiée par la surprise ; tant de choses inattendues lui arrivaient tout à coup, que pour la première fois la tête lui manquait.

 

« Lui ! lui ! murmura-t-elle, serait-ce lui ? »

 

Et elle demeurait dans son lit les yeux fixes.

 

« Hélas, non ! dit Mme Bonacieux, c’est un homme que je ne connais pas, et qui cependant a l’air de venir ici ; oui, il ralentit sa course, il s’arrête à la porte, il sonne.

 

Milady sauta hors de son lit.

 

« Vous êtes bien sûre que ce n’est pas lui ? dit-elle.

 

– Oh ! oui, bien sûre !

 

– Vous avez peut-être mal vu.

 

– Oh ! je verrais la plume de son feutre, le bout de son manteau, que je le reconnaîtrais, lui !

 

Milady s’habillait toujours.

 

« N’importe ! cet homme vient ici, dites-vous ?

 

– Oui, il est entré.

 

– C’est ou pour vous ou pour moi.

 

– Oh ! mon Dieu, comme vous semblez agitée !

 

– Oui, je l’avoue, je n’ai pas votre confiance, je crains tout du cardinal.

 

– Chut ! dit Mme Bonacieux, on vient ! »

 

Effectivement, la porte s’ouvrit, et la supérieure entra.

 

« Est-ce vous qui arrivez de Boulogne ? demanda-t-elle à Milady.

 

– Oui, c’est moi, répondit celle-ci, et, tâchant de ressaisir son sang-froid, qui me demande ?

 

– Un homme qui ne veut pas dire son nom, mais qui vient de la part du cardinal.

 

– Et qui veut me parler ? demanda Milady.

 

– Qui veut parler à une dame arrivant de Boulogne.

 

– Alors faites entrer, madame, je vous prie.

 

– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! dit Mme Bonacieux, serait-ce quelque mauvaise nouvelle ?

 

– J’en ai peur.

 

– Je vous laisse avec cet étranger, mais aussitôt son départ, si vous le permettez, je reviendrai.

 

– Comment donc ! je vous en prie. »

 

La supérieure et Mme Bonacieux sortirent.

 

Milady resta seule, les yeux fixés sur la porte ; un instant après on entendit le bruit d’éperons qui retentissaient sur les escaliers, puis les pas se rapprochèrent, puis la porte s’ouvrit, et un homme parut.

 

Milady jeta un cri de joie : cet homme c’était le comte de Rochefort, l’âme damnée de Son Éminence.

 

CHAPITRE LXII
DEUX VARIÉTÉS DE DÉMONS

« Ah ! s’écrièrent ensemble Rochefort et Milady, c’est vous !

 

– Oui, c’est moi.

 

– Et vous arrivez…? demanda Milady.

 

– De La Rochelle, et vous ?

 

– D’Angleterre.

 

– Buckingham ?

 

– Mort ou blessé dangereusement ; comme je partais sans avoir rien pu obtenir de lui, un fanatique venait de l’assassiner.

 

– Ah ! fit Rochefort avec un sourire, voilà un hasard bien heureux ! et qui satisfera Son Éminence ! L’avez-vous prévenue ?

 

– Je lui ai écrit de Boulogne. Mais comment êtes-vous ici ?

 

– Son Éminence, inquiète, m’a envoyé à votre recherche.

 

– Je suis arrivée d’hier seulement.

 

– Et qu’avez-vous fait depuis hier ?

 

– Je n’ai pas perdu mon temps.

 

– Oh ! je m’en doute bien !

 

– Savez-vous qui j’ai rencontré ici ?

 

– Non.

 

– Devinez.

 

– Comment voulez-vous ?…

 

– Cette jeune femme que la reine a tirée de prison.

 

– La maîtresse du petit d’Artagnan ?

 

– Oui, Mme Bonacieux, dont le cardinal ignorait la retraite.

 

– Eh bien, dit Rochefort, voilà encore un hasard qui peut aller de pair avec l’autre, M. le cardinal est en vérité un homme privilégié.

 

– Comprenez-vous mon étonnement, continua Milady, quand je me suis trouvée face à face avec cette femme ?

 

– Vous connaît-elle ?

 

– Non.

 

– Alors elle vous regarde comme une étrangère ? »

 

Milady sourit.

 

« Je suis sa meilleure amie !

 

– Sur mon honneur, dit Rochefort, il n’y a que vous, ma chère comtesse, pour faire de ces miracles-là.

 

– Et bien m’en a pris, chevalier, dit Milady, car savez-vous ce qui se passe ?

 

– Non.

 

– On va la venir chercher demain ou après-demain avec un ordre de la reine.

 

– Vraiment ? et qui cela ?

 

– D’Artagnan et ses amis.

 

– En vérité ils en feront tant, que nous serons obligés de les envoyer à la Bastille.

 

– Pourquoi n’est-ce point déjà fait ?

 

– Que voulez-vous ! parce que M. le cardinal a pour ces hommes une faiblesse que je ne comprends pas.

 

– Vraiment ?

 

– Oui.

 

– Eh bien, dites-lui ceci, Rochefort : dites-lui que notre conversation à l’auberge du Colombier-Rouge a été entendue par ces quatre hommes ; dites-lui qu’après son départ l’un d’eux est monté et m’a arraché par violence le sauf-conduit qu’il m’avait donné ; dites-lui qu’ils avaient fait prévenir Lord de Winter de mon passage en Angleterre ; que, cette fois encore, ils ont failli faire échouer ma mission, comme ils ont fait échouer celle des ferrets ; dites-lui que parmi ces quatre hommes, deux seulement sont à craindre, d’Artagnan et Athos ; dites-lui que le troisième, Aramis, est l’amant de Mme de Chevreuse : il faut laisser vivre celui-là, on sait son secret, il peut être utile ; quant au quatrième, Porthos, c’est un sot, un fat et un niais, qu’il ne s’en occupe même pas.

 

– Mais ces quatre hommes doivent être à cette heure au siège de La Rochelle.

 

– Je le croyais comme vous ; mais une lettre que Mme Bonacieux a reçue de Mme de Chevreuse, et qu’elle a eu l’imprudence de me communiquer, me porte à croire que ces quatre hommes au contraire sont en campagne pour la venir enlever.

 

– Diable ! comment faire ?

 

– Que vous a dit le cardinal à mon égard ?


Date: 2015-12-17; view: 522


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