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LES TROIS MOUSQUETAIRES 60 page

 

On entendit les cavaliers qui passaient sous la fenêtre.

 

« Venez donc ! mais venez donc ! s’écriait Milady en essayant de traîner la jeune femme par le bras. Grâce au jardin, nous pouvons fuir encore, j’ai la clef, mais hâtons-nous, dans cinq minutes il serait trop tard. »

 

Mme Bonacieux essaya de marcher, fit deux pas et tomba sur ses genoux.

 

Milady essaya de la soulever et de l’emporter, mais elle ne put en venir à bout.

 

En ce moment on entendit le roulement de la voiture, qui à la vue des mousquetaires partait au galop. Puis, trois ou quatre coups de feu retentirent.

 

« Une dernière fois, voulez-vous venir ? s’écria Milady.

 

– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! vous voyez bien que les forces me manquent ; vous voyez bien que je ne puis marcher : fuyez seule.

 

– Fuir seule ! vous laisser ici ! non, non, jamais », s’écria Milady.

 

Tout à coup, un éclair livide jaillit de ses yeux ; d’un bond, éperdue, elle courut à la table, versa dans le verre de Mme Bonacieux le contenu d’un chaton de bague qu’elle ouvrit avec une promptitude singulière.

 

C’était un grain rougeâtre qui se fondit aussitôt.

 

Puis, prenant le verre d’une main ferme :

 

« Buvez, dit-elle, ce vin vous donnera des forces, buvez. »

 

Et elle approcha le verre des lèvres de la jeune femme qui but machinalement.

 

« Ah ! ce n’est pas ainsi que je voulais me venger, dit Milady en reposant avec un sourire infernal le verre sur la table, mais, ma foi ! on fait ce qu’on peut. »

 

Et elle s’élança hors de l’appartement.

 

Mme Bonacieux la regarda fuir, sans pouvoir la suivre ; elle était comme ces gens qui rêvent qu’on les poursuit et qui essayent vainement de marcher.

 

Quelques minutes se passèrent, un bruit affreux retentissait à la porte ; à chaque instant Mme Bonacieux s’attendait à voir reparaître Milady, qui ne reparaissait pas.

 

Plusieurs fois, de terreur sans doute, la sueur monta froide à son front brûlant.

 

Enfin elle entendit le grincement des grilles qu’on ouvrait, le bruit des bottes et des éperons retentit par les escaliers ; il se faisait un grand murmure de voix qui allaient se rapprochant, et au milieu desquelles il lui semblait entendre prononcer son nom.

 

Tout à coup elle jeta un grand cri de joie et s’élança vers la porte, elle avait reconnu la voix de d’Artagnan.

 

« D’Artagnan ! d’Artagnan ! s’écria-t-elle, est-ce vous ? Par ici, par ici.

 

– Constance ! Constance ! répondit le jeune homme, où êtes-vous ? mon Dieu ! »



 

Au même moment, la porte de la cellule céda au choc plutôt qu’elle ne s’ouvrit ; plusieurs hommes se précipitèrent dans la chambre ; Mme Bonacieux était tombée dans un fauteuil sans pouvoir faire un mouvement.

 

D’Artagnan jeta un pistolet encore fumant qu’il tenait à la main, et tomba à genoux devant sa maîtresse, Athos repassa le sien à sa ceinture ; Porthos et Aramis, qui tenaient leurs épées nues, les remirent au fourreau.

 

« Oh ! d’Artagnan ! mon bien-aimé d’Artagnan ! tu viens donc enfin, tu ne m’avais pas trompée, c’est bien toi !

 

– Oui, oui, Constance ! réunis !

 

– Oh !elle avait beau dire que tu ne viendrais pas, j’espérais sourdement ; je n’ai pas voulu fuir ; oh ! comme j’ai bien fait, comme je suis heureuse ! »

 

À ce mot, elle, Athos, qui s’était assis tranquillement, se leva tout à coup.

 

« Elle ! qui, elle ? demanda d’Artagnan.

 

– Mais ma compagne ; celle qui, par amitié pour moi, voulait me soustraire à mes persécuteurs ; celle qui, vous prenant pour des gardes du cardinal, vient de s’enfuir.

 

– Votre compagne, s’écria d’Artagnan, devenant plus pâle que le voile blanc de sa maîtresse, de quelle compagne voulez-vous donc parler ?

 

– De celle dont la voiture était à la porte, d’une femme qui se dit votre amie, d’Artagnan ; d’une femme à qui vous avez tout raconté.

 

– Son nom, son nom ! s’écria d’Artagnan ; mon Dieu ! ne savez-vous donc pas son nom ?

 

– Si fait, on l’a prononcé devant moi, attendez… mais c’est étrange… oh ! mon Dieu ! ma tête se trouble, je n’y vois plus.

 

– À moi, mes amis, à moi ! ses mains sont glacées, s’écria d’Artagnan, elle se trouve mal ; grand Dieu ! elle perd connaissance ! »

 

Tandis que Porthos appelait au secours de toute la puissance de sa voix, Aramis courut à la table pour prendre un verre d’eau ; mais il s’arrêta en voyant l’horrible altération du visage d’Athos, qui, debout devant la table, les cheveux hérissés, les yeux glacés de stupeur, regardait l’un des verres et semblait en proie au doute le plus horrible.

 

« Oh ! disait Athos, oh ! non, c’est impossible ! Dieu ne permettrait pas un pareil crime.

 

– De l’eau, de l’eau, criait d’Artagnan, de l’eau !

 

« Pauvre femme, pauvre femme ! » murmurait Athos d’une voix brisée.

 

Mme Bonacieux rouvrit les yeux sous les baisers de d’Artagnan.

 

« Elle revient à elle ! s’écria le jeune homme. Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! je te remercie !

 

– Madame, dit Athos, madame, au nom du Ciel ! à qui ce verre vide ?

 

– À moi, monsieur…, répondit la jeune femme d’une voix mourante.

 

– Mais qui vous a versé ce vin qui était dans ce verre ?

 

– Elle.

 

– Mais, qui donc, elle ?

 

– Ah ! je me souviens, dit Mme Bonacieux, la comtesse de Winter… »

 

Les quatre amis poussèrent un seul et même cri, mais celui d’Athos domina tous les autres.

 

En ce moment, le visage de Mme Bonacieux devint livide, une douleur sourde la terrassa, elle tomba haletante dans les bras de Porthos et d’Aramis.

 

D’Artagnan saisit les mains d’Athos avec une angoisse difficile à décrire.

 

« Et quoi ! dit-il, tu crois… »

 

Sa voix s’éteignit dans un sanglot.

 

« Je crois tout, dit Athos en se mordant les lèvres jusqu’au sang.

 

– D’Artagnan, d’Artagnan ! s’écria Mme Bonacieux, où es-tu ? ne me quitte pas, tu vois bien que je vais mourir. »

 

D’Artagnan lâcha les mains d’Athos, qu’il tenait encore entre ses mains crispées, et courut à elle.

 

Son visage si beau était tout bouleversé, ses yeux vitreux n’avaient déjà plus de regard, un tremblement convulsif agitait son corps, la sueur coulait sur son front.

 

« Au nom du Ciel ! courez appeler ; Porthos, Aramis demandez du secours !

 

– Inutile, dit Athos, inutile, au poison qu’elle verse il n’y a pas de contrepoison.

 

– Oui, oui, du secours, du secours ! murmura Mme Bonacieux ; du secours ! »

 

Puis, rassemblant toutes ses forces, elle prit la tête du jeune homme entre ses deux mains, le regarda un instant comme si toute son âme était passée dans son regard, et, avec un cri sanglotant, elle appuya ses lèvres sur les siennes.

 

« Constance ! Constance ! » s’écria d’Artagnan.

 

Un soupir s’échappa de la bouche de Mme Bonacieux, effleurant celle de d’Artagnan ; ce soupir, c’était cette âme si chaste et si aimante qui remontait au ciel.

 

D’Artagnan ne serrait plus qu’un cadavre entre ses bras.

 

Le jeune homme poussa un cri et tomba près de sa maîtresse, aussi pâle et aussi glacé qu’elle.

 

Porthos pleura, Aramis montra le poing au ciel, Athos fit le signe de la croix.

 

En ce moment un homme parut sur la porte, presque aussi pâle que ceux qui étaient dans la chambre, et regarda tout autour de lui, vit Mme Bonacieux morte et d’Artagnan évanoui.

 

Il apparaissait juste à cet instant de stupeur qui suit les grandes catastrophes.

 

« Je ne m’étais pas trompé, dit-il, voilà M. d’Artagnan, et vous êtes ses trois amis, MM. Athos, Porthos et Aramis. »

 

Ceux dont les noms venaient d’être prononcés regardaient l’étranger avec étonnement, il leur semblait à tous trois le reconnaître.

 

« Messieurs, reprit le nouveau venu, vous êtes comme moi à la recherche d’une femme qui, ajouta-t-il avec un sourire terrible, a dû passer par ici, car j’y vois un cadavre ! »

 

Les trois amis restèrent muets ; seulement la voix comme le visage leur rappelait un homme qu’ils avaient déjà vu ; cependant, ils ne pouvaient se souvenir dans quelles circonstances.

 

« Messieurs, continua l’étranger, puisque vous ne voulez pas reconnaître un homme qui probablement vous doit la vie deux fois, il faut bien que je me nomme ; je suis Lord de Winter, le beau-frère de cette femme. »

 

Les trois amis jetèrent un cri de surprise.

 

Athos se leva et lui tendit la main.

 

« Soyez le bienvenu, Milord, dit-il, vous êtes des nôtres.

 

– Je suis parti cinq heures après elle de Portsmouth, dit Lord de Winter, je suis arrivé trois heures après elle à Boulogne, je l’ai manquée de vingt minutes à Saint-Omer ; enfin, à Lillers, j’ai perdu sa trace. J’allais au hasard, m’informant à tout le monde, quand je vous ai vus passer au galop ; j’ai reconnu M. d’Artagnan. Je vous ai appelés, vous ne m’avez pas répondu ; j’ai voulu vous suivre, mais mon cheval était trop fatigué pour aller du même train que les vôtres. Et cependant il paraît que malgré la diligence que vous avez faite, vous êtes encore arrivés trop tard !

 

– Vous voyez, dit Athos en montrant à Lord de Winter Mme Bonacieux morte et d’Artagnan que Porthos et Aramis essayaient de rappeler à la vie.

 

– Sont-ils donc morts tous deux ? demanda froidement Lord de Winter.

 

– Non, heureusement, répondit Athos, M. d’Artagnan n’est qu’évanoui.

 

– Ah ! tant mieux ! » dit Lord de Winter.

 

En effet, en ce moment d’Artagnan rouvrit les yeux.

 

Il s’arracha des bras de Porthos et d’Aramis et se jeta comme un insensé sur le corps de sa maîtresse.

 

Athos se leva, marcha vers son ami d’un pas lent et solennel, l’embrassa tendrement, et, comme il éclatait en sanglots, il lui dit de sa voix si noble et si persuasive :

 

« Ami, sois homme : les femmes pleurent les morts, les hommes les vengent !

 

– Oh ! oui, dit d’Artagnan, oui ! si c’est pour la venger, je suis prêt à te suivre ! »

 

Athos profita de ce moment de force que l’espoir de la vengeance rendait à son malheureux ami pour faire signe à Porthos et à Aramis d’aller chercher la supérieure.

 

Les deux amis la rencontrèrent dans le corridor, encore toute troublée et tout éperdue de tant d’événements ; elle appela quelques religieuses, qui, contre toutes les habitudes monastiques, se trouvèrent en présence de cinq hommes.

 

« Madame, dit Athos en passant le bras de d’Artagnan sous le sien, nous abandonnons à vos soins pieux le corps de cette malheureuse femme. Ce fut un ange sur la terre avant d’être un ange au ciel. Traitez-la comme une de vos sœurs ; nous reviendrons un jour prier sur sa tombe. »

 

D’Artagnan cacha sa figure dans la poitrine d’Athos et éclata en sanglots.

 

« Pleure, dit Athos, pleure, cœur plein d’amour, de jeunesse et de vie ! Hélas ! je voudrais bien pouvoir pleurer comme toi ! »

 

Et il entraîna son ami, affectueux comme un père, consolant comme un prêtre, grand comme l’homme qui a beaucoup souffert.

 

Tous cinq, suivis de leurs valets, tenant leurs chevaux par la bride, s’avancèrent vers la ville de Béthune, dont on apercevait le faubourg, et ils s’arrêtèrent devant la première auberge qu’ils rencontrèrent.

 

« Mais, dit d’Artagnan, ne poursuivons-nous pas cette femme ?

 

– Plus tard, dit Athos, j’ai des mesures à prendre.

 

– Elle nous échappera, reprit le jeune homme, elle nous échappera, Athos, et ce sera ta faute.

 

– Je réponds d’elle », dit Athos.

 

D’Artagnan avait une telle confiance dans la parole de son ami, qu’il baissa la tête et entra dans l’auberge sans rien répondre.

 

Porthos et Aramis se regardaient, ne comprenant rien à l’assurance d’Athos.

 

Lord de Winter croyait qu’il parlait ainsi pour engourdir la douleur de d’Artagnan.

 

« Maintenant, messieurs, dit Athos lorsqu’il se fut assuré qu’il y avait cinq chambres de libres dans l’hôtel, retirons-nous chacun chez soi ; d’Artagnan a besoin d’être seul pour pleurer et vous pour dormir. Je me charge de tout, soyez tranquilles.

 

– Il me semble cependant, dit Lord de Winter, que s’il y a quelque mesure à prendre contre la comtesse, cela me regarde : c’est ma belle-sœur.

 

– Et moi, dit Athos, c’est ma femme.

 

D’Artagnan tressaillit, car il comprit qu’Athos était sûr de sa vengeance, puisqu’il révélait un pareil secret ; Porthos et Aramis se regardèrent en pâlissant. Lord de Winter pensa qu’Athos était fou.

 

« Retirez-vous donc, dit Athos, et laissez-moi faire. Vous voyez bien qu’en ma qualité de mari cela me regarde. Seulement, d’Artagnan, si vous ne l’avez pas perdu, remettez-moi ce papier qui s’est échappé du chapeau de cet homme et sur lequel est écrit le nom de la ville…

 

– Ah ! dit d’Artagnan, je comprends, ce nom écrit de sa main…

 

– Tu vois bien, dit Athos, qu’il y a un Dieu dans le ciel ! »

 

CHAPITRE LXIV
L’HOMME AU MANTEAU ROUGE

Le désespoir d’Athos avait fait place à une douleur concentrée, qui rendait plus lucides encore les brillantes facultés d’esprit de cet homme.

 

Tout entier à une seule pensée, celle de la promesse qu’il avait faite et de la responsabilité qu’il avait prise, il se retira le dernier dans sa chambre, pria l’hôte de lui procurer une carte de la province, se courba dessus, interrogea les lignes tracées, reconnut que quatre chemins différents se rendaient de Béthune à Armentières, et fit appeler les valets.

 

Planchet, Grimaud, Mousqueton et Bazin se présentèrent et reçurent les ordres clairs, ponctuels et graves d’Athos.

 

Ils devaient partir au point du jour, le lendemain, et se rendre à Armentières, chacun par une route différente. Planchet, le plus intelligent des quatre, devait suivre celle par laquelle avait disparu la voiture sur laquelle les quatre amis avaient tiré, et qui était accompagnée, on se le rappelle, du domestique de Rochefort.

 

Athos mit les valets en campagne d’abord, parce que, depuis que ces hommes étaient à son service et à celui de ses amis, il avait reconnu en chacun d’eux des qualités différentes et essentielles.

 

Puis, des valets qui interrogent inspirent aux passants moins de défiance que leurs maîtres, et trouvent plus de sympathie chez ceux auxquels ils s’adressent.

 

Enfin, Milady connaissait les maîtres, tandis qu’elle ne connaissait pas les valets ; au contraire, les valets connaissaient parfaitement Milady.

 

Tous quatre devaient se trouver réunis le lendemain à onze heures à l’endroit indiqué ; s’ils avaient découvert la retraite de Milady, trois resteraient à la garder, le quatrième reviendrait à Béthune pour prévenir Athos et servir de guide aux quatre amis.

 

Ces dispositions prises, les valets se retirèrent à leur tour.

 

Athos alors se leva de sa chaise, ceignit son épée, s’enveloppa dans son manteau et sortit de l’hôtel ; il était dix heures à peu près. À dix heures du soir, on le sait, en province les rues sont peu fréquentées. Athos cependant cherchait visiblement quelqu’un à qui il pût adresser une question. Enfin il rencontra un passant attardé, s’approcha de lui, lui dit quelques paroles ; l’homme auquel il s’adressait recula avec terreur, cependant il répondit aux paroles du mousquetaire par une indication. Athos offrit à cet homme une demi-pistole pour l’accompagner, mais l’homme refusa.

 

Athos s’enfonça dans la rue que l’indicateur avait désignée du doigt ; mais, arrivé à un carrefour, il s’arrêta de nouveau, visiblement embarrassé. Cependant, comme, plus qu’aucun autre lieu, le carrefour lui offrait la chance de rencontrer quelqu’un, il s’y arrêta. En effet, au bout d’un instant, un veilleur de nuit passa. Athos lui répéta la même question qu’il avait déjà faite à la première personne qu’il avait rencontrée, le veilleur de nuit laissa apercevoir la même terreur, refusa à son tour d’accompagner Athos, et lui montra de la main le chemin qu’il devait suivre.

 

Athos marcha dans la direction indiquée et atteignit le faubourg situé à l’extrémité de la ville opposée à celle par laquelle lui et ses compagnons étaient entrés. Là il parut de nouveau inquiet et embarrassé, et s’arrêta pour la troisième fois.

 

Heureusement un mendiant passa, qui s’approcha d’Athos pour lui demander l’aumône. Athos lui proposa un écu pour l’accompagner où il allait. Le mendiant hésita un instant, mais à la vue de la pièce d’argent qui brillait dans l’obscurité, il se décida et marcha devant Athos.

 

Arrivé à l’angle d’une rue, il lui montra de loin une petite maison isolée, solitaire, triste ; Athos s’en approcha, tandis que le mendiant, qui avait reçu son salaire, s’en éloignait à toutes jambes.

 

Athos en fit le tour, avant de distinguer la porte au milieu de la couleur rougeâtre dont cette maison était peinte ; aucune lumière ne paraissait à travers les gerçures des contrevents, aucun bruit ne pouvait faire supposer qu’elle fût habitée, elle était sombre et muette comme un tombeau.

 

Trois fois Athos frappa sans qu’on lui répondît. Au troisième coup cependant des pas intérieurs se rapprochèrent ; enfin la porte s’entrebâilla, et un homme de haute taille, au teint pâle, aux cheveux et à la barbe noire, parut.

 

Athos et lui échangèrent quelques mots à voix basse, puis l’homme à la haute taille fit signe au mousquetaire qu’il pouvait entrer. Athos profita à l’instant même de la permission, et la porte se referma derrière lui.

 

L’homme qu’Athos était venu chercher si loin et qu’il avait trouvé avec tant de peine, le fit entrer dans son laboratoire, où il était occupé à retenir avec des fils de fer les os cliquetants d’un squelette. Tout le corps était déjà rajusté : la tête seule était posée sur une table.

 

Tout le reste de l’ameublement indiquait que celui chez lequel on se trouvait s’occupait de sciences naturelles : il y avait des bocaux pleins de serpents, étiquetés selon les espèces ; des lézards desséchés reluisaient comme des émeraudes taillées dans de grands cadres de bois noir ; enfin, des bottes d’herbes sauvages, odoriférantes et sans doute douées de vertus inconnues au vulgaire des hommes, étaient attachées au plafond et descendaient dans les angles de l’appartement.

 

Du reste, pas de famille, pas de serviteurs ; l’homme à la haute taille habitait seul cette maison.

 

Athos jeta un coup d’œil froid et indifférent sur tous les objets que nous venons de décrire, et, sur l’invitation de celui qu’il venait chercher, il s’assit près de lui.

 

Alors il lui expliqua la cause de sa visite et le service qu’il réclamait de lui ; mais à peine eut-il exposé sa demande, que l’inconnu, qui était resté debout devant le mousquetaire, recula de terreur et refusa. Alors Athos tira de sa poche un petit papier sur lequel étaient écrites deux lignes accompagnées d’une signature et d’un sceau, et le présenta à celui qui donnait trop prématurément ces signes de répugnance. L’homme à la grande taille eut à peine lu ces deux lignes, vu la signature et reconnu le sceau, qu’il s’inclina en signe qu’il n’avait plus aucune objection à faire, et qu’il était prêt à obéir.

 

Athos n’en demanda pas davantage ; il se leva, salua, sortit, reprit en s’en allant le chemin qu’il avait suivi pour venir, rentra dans l’hôtel et s’enferma chez lui.

 

Au point du jour, d’Artagnan entra dans sa chambre et demanda ce qu’il fallait faire.

 

« Attendre », répondit Athos.

 

Quelques instants après, la supérieure du couvent fit prévenir les mousquetaires que l’enterrement de la victime de Milady aurait lieu à midi. Quant à l’empoisonneuse, on n’en avait pas eu de nouvelles ; seulement elle avait dû fuir par le jardin, sur le sable duquel on avait reconnu la trace de ses pas et dont on avait retrouvé la porte fermée ; quant à la clé, elle avait disparu.

 

À l’heure indiquée, Lord de Winter et les quatre amis se rendirent au couvent : les cloches sonnaient à toute volée, la chapelle était ouverte, la grille du chœur était fermée. Au milieu du chœur, le corps de la victime, revêtue de ses habits de novice, était exposé. De chaque côté du chœur et derrière des grilles s’ouvrant sur le couvent était toute la communauté des carmélites, qui écoutait de là le service divin et mêlait son chant au chant des prêtres, sans voir les profanes et sans être vue d’eux.

 

À la porte de la chapelle, d’Artagnan sentit son courage qui fuyait de nouveau ; il se retourna pour chercher Athos, mais Athos avait disparu.

 

Fidèle à sa mission de vengeance, Athos s’était fait conduire au jardin ; et là, sur le sable, suivant les pas légers de cette femme qui avait laissé une trace sanglante partout où elle avait passé, il s’avança jusqu’à la porte qui donnait sur le bois, se la fit ouvrir, et s’enfonça dans la forêt.

 

Alors tous ses doutes se confirmèrent : le chemin par lequel la voiture avait disparu contournait la forêt. Athos suivit le chemin quelque temps les yeux fixés sur le sol ; de légères taches de sang, qui provenaient d’une blessure faite ou à l’homme qui accompagnait la voiture en courrier, ou à l’un des chevaux, piquetaient le chemin. Au bout de trois quarts de lieue à peu près, à cinquante pas de Festubert, une tache de sang plus large apparaissait ; le sol était piétiné par les chevaux. Entre la forêt et cet endroit dénonciateur, un peu en arrière de la terre écorchée, on retrouvait la même trace de petits pas que dans le jardin ; la voiture s’était arrêtée.

 

En cet endroit, Milady était sortie du bois et était montée dans la voiture.

 

Satisfait de cette découverte qui confirmait tous ses soupçons, Athos revint à l’hôtel et trouva Planchet qui l’attendait avec impatience.

 

Tout était comme l’avait prévu Athos.

 

Planchet avait suivi la route, avait comme Athos remarqué les taches de sang, comme Athos il avait reconnu l’endroit où les chevaux s’étaient arrêtés ; mais il avait poussé plus loin qu’Athos, de sorte qu’au village de Festubert, en buvant dans une auberge, il avait, sans avoir eu besoin de questionner, appris que la veille, à huit heures et demie du soir, un homme blessé, qui accompagnait une dame qui voyageait dans une chaise de poste, avait été obligé de s’arrêter, ne pouvant aller plus loin. L’accident avait été mis sur le compte de voleurs qui auraient arrêté la chaise dans le bois. L’homme était resté dans le village, la femme avait relayé et continué son chemin.


Date: 2015-12-17; view: 556


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