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Quatrième partie. LIMOGES

CHAPITRE I

Ce train n'en finissait pas de traverser la France. Il y avait d'abord eu, en quittant la gare, ces longues banlieues étirées que la lumière du soleil d'été, avant la nuit, rendait presque poétiques. Puis les premières prairies avant la Loire, toute cette herbe verte et luisante, encadrées par l'ombre démesurément allongée des arbres, puis la Loire elle-même déjà grise. Puis il avait fait nuit et Gilles avait détourné son visage de la fenêtre, regardé les visages paisibles de ses compagnons de voyage. Il était bien dans ce train, il roulait inexorablement vers la maison de sa sœur, vers Nathalie, il roulait vers la paix et vers l'amour à la fois et il lui semblait que c'était la première fois qu'il rencontrait dans son existence cette conjonction.

Il était plus de 11 heures quand il descendit à Limoges. Il faisait très sombre et il resta stupéfait quand tout à coup Nathalie se jeta contre lui. Il avait lâché sa valise et il la serrait dans ses bras sans dire un mot, étourdi de bonheur. Ils restèrent une longue minute ainsi sur ce quai de gare, accrochés l'un à l'autre, chancelants et parfaitement insoucieux des regards qui s'attardaient sur eux. Il finit par se dégager, la regarda: il ne se rappelait pas qu'elle eût les yeux si grands, si écartés.

– Comment as-tu fait pour venir?

Je me suis échappée, dit-elle. Je ne pouvais plus. Ce dîner était un cauchemar. Au potage, je savais que tu étais à Orléans, au turbot que tu passais Châteauroux, je croyais que j'allais m'évanouir. Embrasse-moi. Gilles, tu ne partiras plus.

Il l'embrassait, il passait la porte avec elle, il cherchait sa voiture, y jetait sa valise, s'y jetait après, la prenait dans ses bras.

– Tu as encore maigri, dit-elle. Est-ce que tu me reconnais?

– Il y a trois jours que je suis parti, dit-il.

– Ils ont joué au bridge après dîner. J'ai dit que je ne me sentais pas bien, que je rentrais. J'ai failli manquer le train, j'ai failli écraser tout Limoges.

Il l'embrassait, il se sentait parfaitement heureux, parfaitement vide. Il n'avait plus rien à dire et pourtant il se rappelait qu'il avait une grande nouvelle à lui annoncer: qu'il l'aimait. Qu'il s'en était enfin rendu compte. Mais cela ne lui semblait plus du tout aussi important qu'à Paris, aussi fracassant. Néanmoins, par une sorte de fidélité au jeune homme émerveillé par lui-même qu'il avait été toute une journée à Paris, il fit un effort:

– Tu sais, dit-il d'une voix pénétrée qui lui sembla aussitôt ridicule à ses propres oreilles, tu sais, Nathalie, je t'aime.



Elle se mit à rire:

– J'espère bien, dit-elle, sans montrer la moindre surprise, il ne manquerait plus que cela, que tu ne m'aimes pas.

Il se mit à rire à son tour. Elle avait raison, il était complètement stupide. On ne formule pas ces évidences-là. Elle lui avait dit dès le premier jour qu'elle l'aimait et elle avait attendu en toute tranquillité qu'il l'aimât à son tour.

C'était une forte femme, ou plutôt une femme dont les faiblesses avaient une telle force qu'elle les sentait irrésistibles. Oui, il avait bien loupé son effet et il était bien heureux de l'avoir loupé.

– Tu ne racontes rien? dit-elle.

– Je n'ai rien à raconter, dit-il, je suis bien. La campagne était très belle, ce soir, du train.

– C'est un drôle de récit...

– Embrasse-moi, dit-il, je te raconterai tout demain. On ira au bord de l'eau; tu déjeunes toujours avec moi?

– Oui. Mais il faut que je rentre. François est peut-être déjà à la maison. Je n'aurais pas dû venir, dit-elle plus bas, c'est affreux de te quitter maintenant.

Ils roulaient dans Limoges, elle conduisait doucement et l'air du soir glissait par la fenêtre. Il tenait sa main, il ne pensait à rien et il savait confusément que cette absence totale de pensées s'appelait le bonheur. Elle le laissa à un taxi et il parcourut trente kilomètres dans le même état d'hypnose avant d'arriver à la vieille maison, réveilla Odile et Florent et tout à coup complètement remonté, leur fit à eux, complètement assoupis, le récit de son séjour, récit interminable, compliqué et drôle qu'il avait préparé pendant des heures dans le train à l'intention de Nathalie.

Il était allongé au bord de l'eau, à côté de Nathalie, il faisait chaud et ils clignaient des yeux aux derniers rayons du soleil. Nathalie prétendait qu'ils étaient en train de bronzer et il se moquait d'elle, disait qu'il n'y a de haie que de la Méditerranée et qu'ils seraient à peine jaunis à la fin de l'été. A la fois il était ravi de rester ainsi, la chemise à peine ouverte, la joue dans l'herbe fraîche. Tout ce qu'il avait pourtant aimé à la folie avant, ces soleils implacables sur ces plages brûlantes, ces corps trop dénudés et si souvent faciles, lui inspirait à présent une sorte d'horreur. Il lui fallait ce paysage tendre et cette femme difficile. Car elle lui en voulait, il le sentait bien. Le récit qu'il lui avait fait de son séjour parisien n'avait éveillé chez elle que deux sentiments: une compassion immense pour Éloïse et un intérêt admiratif pour Garnier. Rien pour lui. Elle n'avait pas eu l'ombre d'un réflexe jaloux à l'aveu de sa nuit avec Éloïse, ni l'ombre d'un attendrissement à sa propre indignation devant Fairmont. Elle trouvait tout cela «navrant», c'était son terme. Et s'il avait été effectivement son but de la navrer, il avait espéré, lui, qu'elle le consolerait, non pas qu'elle le jugerait. Or, visiblement, elle le jugeait et elle le jugeait faible.

– Mais enfin, disait-il, agacé et nonchalant à la fois (car ils avaient passé tout l'après-midi dans sa chambre), mais enfin que voulais-tu que je fasse? Que je reste avec Éloïse? Que je quitte le journal?

– Je ne sais pas. Je n'aime pas ce genre de situation. Et j'ai l'impression que tu y passes ta vie. Un peu à faux. Sans savoir vraiment. Te sentant un peu coupable et y prenant plaisir.

– Pourri, quoi! dit-il en riant.

– Peut-être, oui.

Elle ne riait pas. Il se retournait à plat ventre, la prenait dans ses bras. Elle sentait l'herbe chaude et elle le regardait fixement, les yeux dilatés, presque effrayés. Mais il ne voyait pas l'expression de ses yeux, il ne voyait que le cerne bleu, dessous, dont il était responsable. Il souriait, embrassait ce cerne, riait:

– Toi, tu aimerais un homme pourri?

– On ne choisit pas qui on aime.

– Pour une femme cultivée, tu n'as pas peur des lieux communs, dit-il.

– J'ai très peur d'eux, dit-elle à voix basse, ils sont presque toujours vrais.

Il la regarda, il vit qu'elle avait peur vraiment et il partagea sa peur un instant. Où allaient-ils ensemble? Et si elle le méprisait un jour? Et s'il était vraiment méprisable? Qu'elle ne puisse plus l'aimer? Il enfouit sa tête dans l'herbe, soupira: il n'y avait pas de repos, il n'y avait pas de paix. Il aimait cette femme, il le lui disait et elle avait peur de lui.

– Si tu as peur de moi, il faut me quitter, murmura-t-il. Il sentit sa joue sur sa nuque, ses lèvres.

– Je ne le pourrais pas, dit-elle, et même si je le pouvais, je ne le ferais pas.

– Pourquoi?

– J'ai eu une vie très protégée, très douce et très ennuyeuse, dit-elle tranquillement. J'imagine que quelque chose comme toi devait m'arriver.

– Tu y penses comme un coup de chance ou une catastrophe?

– Actuellement comme un coup de chance, dit-elle.

Ils restaient immobiles dans l'herbe, elle légèrement allongée sur lui. Elle avait mis la tête sur son dos, il sentait un brin d'herbe lui piquer le front, une grande paix l'envahissait, une sorte de torpeur. Il fut presque surpris de s'entendre parler:

– Qu'est-ce qu'on va faire pour François?

Elle se détacha de lui, se renversa sur le dos. Il avait tourné la tête vers elle et il voyait son profil à présent, ses yeux fixés sur le ciel, tranquilles.

– Je ne sais pas, dit-elle. Il va falloir que je le quitte.

Il eut un léger sursaut. Il s'était inconsciemment habitué à ce fantomatique et peu gênant François. Il savait qu'elle ne couchait plus avec lui, elle le lui avait dit et il connaissait trop son sens de l'absolu pour en douter. Mais ce même sens de l'absolu avait d'autres conséquences.

– Qu'est-ce que tu comptes faire? Elle tourna la tête vers lui, sourit.

– Te suivre peut-être, le temps que tu m'aimes. Après je verrai.

Elle avait raison, elle avait parfaitement raison: ils s'aimaient, ils devaient vivre ensemble. Il gagnait largement de quoi faire vivre une femme. Quelle était cette liberté qui s'affolait en lui, cette solitude? Pour ce qu'il en faisait de cette liberté, de cette solitude, ces deux bacchantes sans joie qui l'avaient mené droit à la dépression nerveuse, il pouvait aussi bien les jeter aux orties... Mais il avait peur. Elle tendit la main, effleura ses cheveux:

– Ne t'inquiète pas, Gilles. Je ne le quitterai pas avant l'été. La fin de l'été. Et je ne te suivrai que si tu m'en supplies.

Il se redressa, tout à coup furieux. Furieux d'avoir été découvert, furieux qu'il y ait eu quelque chose de semblable en lui à découvrir.

– Mais je ne m'inquiète pas. Je te veux. Je veux que tu me suives. Et que nous partions tout de suite. Tu lui parles ce soir, nous partons demain.

Et où, pensait-il en même temps? Où? Il me reste trois francs. On ne pourra pas rester ici, après le scandale que ça fera. Que faire jusqu'en septembre?»

Mais elle souriait et ce sourire l'exaspérait:

– Je veux que tu me suives.

Il criait presque.

– Je le ferai, dit-elle tranquillement. Mais si tu m'en supplies, pas si tu me l'ordonnes. Ne crie pas comme ça, tu es tout rouge. On n'est pas bien, ici? Où veux-tu aller?

– Je n'aime pas les situations fausses, commença-t-il noblement...

Mais elle le regarda de telle façon qu'il s'arrêta, hésita. Elle éclata de rire et il se mit à rire aussi, retomba sur elle, mélangeant ses cheveux aux siens, l'embrassant au hasard.

«Oh! Nathalie, disait-il, Nathalie, tu me connais si bien... oh, je t'aime, toi.»

Et elle riait aux larmes dans ses bras, les yeux brillants, sans pouvoir s'arrêter.

CHAPITRE II

C'est curieux comme les situations «tranchées» – par l'autre – deviennent confortables pour soi. Dès que Nathalie eut pris la décision de quitter son mari, il n'y eut plus pour Gilles la moindre gêne vis-à-vis de François; elle allait quitter cet autre homme pour lui et il ne s'y sentait presque pour rien. Dès l'instant qu'elle avait formulé cette idée, qu'elle avait prononcé ces mots, ce n'était plus un choix qui se faisait mais une fatalité qui s'accomplissait. Il ne pensait pas une seconde qu'elle puisse changer d'avis: comme tous les menteurs originels, il était parfaitement crédule. De plus, il n'avait pas l'impression de voler quoi que ce soit à François: les cris d'amour, les voluptés de Nathalie étaient trop évidemment à lui, trop entièrement dépendants de lui pour que quiconque, la connaissant, puisse encore les espérer pour soi. Ce qu'il volait à François, ce n'était pas la femme-Nathalie, mais «l'être»-Nathalie, l'absolue, l'implacable dont il devait admettre que cet homme s'était fort bien occupé des années durant. Si bien qu'il la lui livrait à présent, à la fois maîtresse et mère, sévère et folle, tout ce dont lui, Gilles, avait très précisément besoin. C'était cynique, bien sûr, mais le bonheur rend cynique. Et Gilles était heureux.

D'abord, il y avait tous les après-midi d'été dans sa chambre, ou plus exactement dans la chambre du grenier, plus isolée, l'ancienne chambre de domestique, que Gilles avait rouverte et installée tant bien que mal. Un escalier y montait directement de l'arrière de la maison, ménageant ainsi, non pas la pudeur de Nathalie qui s'en moquait, mais celle d'Odile que des principes confus agitaient encore. C'était une grande chambre presque vide, poussiéreuse où trônaient le lit et un fauteuil en pitchpin rouge sur lequel Nathalie jetait ses robes. Gilles y montait vers 3 heures, fermait les volets, se couchait, ouvrait un livre, attendait. Très vite, Nathalie arrivait, se déshabillait, se glissait dans le lit, parfois sans un mot comme une sauvage, parfois lentement, indolemment, en lui racontant d'une manière cocasse des déjeuners mortels d'ennui. Il ne savait pas ce qu'il préférait mais ils finissaient toujours par s'aimer et la chaleur était telle sous ce toit qu'ils se séparaient ruisselants de sueur, huilés, ne sachant plus qui était soi, qui était l'autre, épuisés et jamais rassasiés. Il essuyait le corps inerte de Nathalie avec le drap chiffonné, il la bouchonnait en la traitant de petit cheval, elle le laissait faire, les yeux fermés, et il entendait son cœur battre trop vite encore sous sa main. Elle émergeait du plaisir très lentement, comme d'un coma, et il se moquait d'elle pour cela, avec beaucoup d'orgueil. Enfin la vie revenait en elle, elle entendait autre chose que les pulsations de son propre sang, elle pouvait ouvrir les yeux sans que la lumière, pourtant très faible, de la pièce ne les blesse et elle tournait la tête vers lui, qui fumait déjà, avec une sorte de gratitude épouvantée.

Ils parlaient. Peu à peu il apprenait tout d'elle. Son enfance à Tours, ses études à Paris, son premier amant, sa rencontre avec François, son mariage. C'était une vie simple et compliquée à la fois: simple parce qu'elle n'avait rien que de très ordinaire, compliquée parce que Nathalie avait parfois une façon de se taire ou de prononcer un adjectif, ou même de remplacer une proposition par une autre, qui rendait cette vie quiète, et somme toute heureuse, presque déchirante. S'il disait: «Tu étais contente de venir à Paris pour ta licence?», elle répondait: «Tu es fou... jusque-là je n'avais jamais quitté mon frère.» Et il devait superposer à l'image classique de la jeune provinciale éblouie par Paris et les garçons celle d'une petite fille pleurant son frère dans une ville étrangère. S'il lui demandait comment elle avait jugé François, la première fois, elle répondait: «J'ai tout de suite pensé qu'il était honnête» et il était impossible de lui arracher un mot de plus. Quant à ses amants – il semblait qu'il y en ait eu trois avant François et un après – elle reconnaissait paisiblement qu'elle avait eu beaucoup de plaisir avec eux. Il avait demandé un jour, stupidement, «autant qu'avec moi?», et s'était attiré un «naturellement» qui l'avait mis hors de lui.

En vain. Elle n'avait jamais aimé quelqu'un comme lui mais elle avait pris du plaisir avec d'autres, il ne l'en ferait pas démordre. Cette honnêteté le séduisait et l'énervait tour à tour mais aucune de ses ruses, même dans les moments les plus passionnés, ne pouvait l'en détourner. Elle le regardait préparer ses pièges, les tendre, puis les démolissait d'un mot en riant. Et il riait avec elle. Il n'avait jamais vraiment ri de lui-même avec une femme; il ne s'était livré à cette délicieuse occupation qu'avec Jean ou des hommes, par un faux principe viril. Et la possibilité de quitter enfin cette vanité-là l'attachait plus à elle qu'il ne le savait lui-même.

Vers 6 heures, ils descendaient sur la terrasse, retrouvaient Florent et Odile installés sur des chaises longues et l'on buvait un porto-flip en parlant du temps. Odile ne rougissait plus à tout propos, Florent faisait même le joli cœur, ce qui amusait Gilles prodigieusement. Écarquillant ses grands yeux bleus il offrait à Nathalie, avec mille grâces, des cigarettes infâmes, à bout doré, qu'il se prétendait le seul à pouvoir trouver dans la région. Nathalie les fumait stoïquement sous l'œil sarcastique de Gilles, buvait son porto-flip, disait «il va falloir que je parte» d'une voix triste et tout le monde protestait. Les journées devenaient très longues, la fraîcheur du soir ne venait pas avant 7 heures, les ombres des arbres, sur la terrasse, s'allongeaient encore. Par moments Gilles se sentait en pleine comédie 1900: ce guéridon, ces boissons douces, ce notaire bavard... puis Nathalie renversait la tête en arrière et il revivait un moment voluptueux de l'après-midi et il fermait les yeux une seconde. Cette comédie, si c'en était une, il la voulait plus que tout.

CHAPITRE III

Il y avait de nombreuses réceptions, cet été-là, mais Gilles n'y allait jamais. On le croyait malade, déprimé, solitaire et cela arrangeait bien les choses pour tout le monde – y compris, pensait-il, pour Nathalie. Elle avait beau être prête à le suivre, il se sentait quand même l'amant d'une femme mariée. Et qui eût pu soupçonner cette femme mariée, irréprochable, de parcourir tous les après-midi soixante kilomètres pour tomber dans le lit d'un neurasthénique? A Odile qui lui reprochait sa paresse mondaine, il lui avait suffi de répondre «vis-à-vis de Sylvener...» et elle s'était presque excusée, toute rougissante. Souvent le soir, il regardait la petite voiture de Florent disparaître au bout de l'allée vers une fête lointaine, il restait seul dans la grande maison, il traînait dans le salon, ouvrait un livre, tranquille. Ou bien il montait au troisième étage, respirait sur le lit encore défait l'odeur de Nathalie, de l'amour de Nathalie et il restait là allongé, les yeux grands ouverts. Des chauves-souris feutrées fendaient le ciel bleu sombre, les grenouilles commençaient leurs lamentations monotones au bas du jardin, un vent léger, odorant, traversait la pièce; et une grande paix fraîche tombait sur ce qui avait été leur brûlant champ de bataille. Il rêvait à Nathalie, il ne désirait même pas qu'elle fût là. Parfois il s'endormait, dans son vieux chandail, et c'était le bruit des roues de la voiture sur le gravier qui le réveillait. Il descendait, aidait Florent généralement un peu éméché à descendre, les suivait à la cuisine. «Comment, s'exclamait Odile, tu ne dors pas?» Mais enchantée d'avoir une oreille plus susceptible de l'entendre que celle de Florent, elle commençait un récit extatique de la soirée qui, à l'entendre, loin d'être donnée par les Couderc, l'avait été par la duchesse de Guermantes. L'Altesse Royale en était invariablement Nathalie, qu'elle appelait toujours dans ses récits «Madame Sylvener» alors qu'elle la nommait par son prénom tous les jours. Mme Sylvener avait donc ce soir-là une robe bleue ravissante et elle avait répondu insolemment au substitut de Brive que..., et le préfet n'avait pas quitté d'un pas Mme Sylvener, etc. S'il n'avait pas passé l'après-midi nu avec elle, Gilles eût fini par entretenir des rêveries de lycéen sur cette Mme Sylvener. Mais souriant, attendri, il écoutait pérorer Odile, se moquait du substitut et essayait d'imaginer le bleu exact de la robe. Odile finissait toujours d'ailleurs, probablement par bonté de cœur, par jeter le voile d'une mélancolie secrète sur la radieuse évocation de Mme Sylvener et Gilles prenait l'air distrait de celui qui. Odile allait enfin se coucher gorgée de romanesque auprès de Florent gorgé de Champagne et ces deux éléments leur assuraient un sommeil rapide.

Il y avait maintenant quinze jours que Gilles était rentré de Paris, et il n'était pas sorti une fois de la maison, sinon le matin, pour accompagner Odile au village voisin, où elle faisait ses achats. Quelque chose s'était arrêté dans son destin: il lui semblait qu'il passerait sa vie ainsi à traîner au soleil, à faire l'amour avec Nathalie l'après-midi et à rêvasser le soir. L'idée que dans deux mois il serait rédacteur politique, débordé, aussi avare de son temps qu'il en était à présent prodigue, et que ce même temps il le passerait dans ce tourbillon gris qu'était Paris, lui semblait proprement absurde. D'ailleurs, avec cette facilité qui le caractérisait depuis longtemps devant certains projets, il n'y pensait même pas. En s'éveillant, il se demandait simplement s'il irait pêcher avec Florent avant déjeuner, si Nathalie serait dans un jour tendre ou exigeant, s'il y avait moyen d'arranger lui-même le volet de la chambre chaude qui dégringolait. Quelquefois aussi, en lisant le journal, il se demandait ce qui pouvait bien pousser un être humain à en découper un autre en dix-huit morceaux, faisant part de sa perplexité à Odile qui poussait des cris de paon tandis que Florent, selon son humeur, se tapait le front de l'index ou mimait un nœud coulant avec sa cravate. Bref, Gilles était heureux, de plus il le savait et il le répétait sur tous les tons à Nathalie avec une mâle fierté. «Tu penses, disait-il, tu penses qu'il y a deux mois, j'étais un type fichu et que maintenant je suis un homme heureux...» II avait dans la voix une sorte d'incrédulité satisfaite qui régulièrement amusait Nathalie; non moins régulièrement, quand il ajoutait «et c'est grâce à toi», elle battait des paupières, très vite.

Puis vint la soirée Sylvener. Tous les ans, à peu près à la même date, François Sylvener recevait Limoges et ses environs. C'était la soirée la plus élégante de la saison et Odile, jetant toute morale aux orties, se réjouissait depuis dix jours d'y aller. C'était aussi la seule soirée à laquelle Gilles avait décidé de sacrifier sa solitude. Il voulait voir où habitait Nathalie. Il voulait la voir en maîtresse de maison, il s'amusait d'avance.

La maison de François Sylvener était une grande bâtisse du xvme siècle, qui avait dû appartenir toujours à des gens de loi. En plein centre de Limoges, elle s'ouvrait sur un grand jardin extérieur, fort beau, un peu trop éclairé pour la circonstance. Il y avait trop de fleurs aussi, pensait Gilles en montant les marches, et quelque chose qui respirait l'argent. L'argent honnête bien sûr et l'argent de tradition mais l'argent quand même: les gros meubles luisants, les tapis anciens, les grandes glaces à peine teintées, les deux maîtres d'hôtel rougeauds et gênés par leurs gants derrière le buffet, tout cela évoquait une opulence provinciale et bien orchestrée. Et Gilles qui, en tant que journaliste et parisien, avait assisté à des fêtes plus somptueuses et plus folles, souvent données par des fêtards ruinés par ailleurs, se sentait un peu supérieur. Il n'aimait l'argent que gâché. Ce n'était pas le luxe qui était écrasant là, mais l'impression de sécurité. En haut de l'escalier, comme dans les romans 1900, Nathalie et François Sylvener, debout l'un près de l'autre, recevaient leurs invités. Et il y avait dans le regard de Nathalie quand il lui baisa la main un tel souci de lui plaire, une expression qui signifiait si évidemment «tout cela est pour toi» qu'il se sentit honteux tout à coup de sa propre condescendance. Il la félicita aussi chaleureusement que possible de la beauté de sa maison, serra la main de Sylvener et s'engagea dans le grand salon.

Une foule ravie s'y pressait déjà et il dut subir quelques discours, quelques compliments sur sa bonne mine avant de pouvoir émigrer vers ce qui semblait être une bibliothèque. En vérité, il imaginait sans y parvenir Nathalie dans ce fauteuil, au coin de cette cheminée, en face de son mari; c'était impossible. Nathalie, il ne l'imaginait que renversée dans le grand lit isolé de la chambre chaude, ou allongée dans l'herbe. Dans la bibliothèque, il respira un peu, se dirigea vers le balcon, se heurta à un homme. C'était celui qu'il appelait en lui-même «le petit frère», depuis les récits de Nathalie. Ils ne s'étaient rencontrés qu'une fois mais Pierre Lacour lui tendit aussitôt la main. Le petit frère était singulièrement grand et mâle d'aspect, pensa Gilles, et très beau avec ça. Il se rappela qu'il avait été jaloux de lui ce jour-là et il sourit.

– On désespérait de vous voir, dit Lacour. Vous n'êtes pas très mondain. Je vois votre sœur partout et vous jamais.

– Je ne suis pas très mondain en effet, dit Gilles.

– Est-ce que nos fêtes de province vous ennuient?

Il y avait une certaine agressivité dans sa voix. Mais Gilles était déjà soucieux de s'en faire un ami:

– Pas du tout. J'ai été fatigué à Paris et je suis là pour me reposer.

Il y eut une seconde de silence puis Pierre Lacour sembla brusquement se décider. Il prit Gilles par le bras:

– Je voudrais vous parler... vous savez que je suis très... euh... ami avec ma sœur?

– Oui, dit Gilles souriant, je sais.

Il n'allait pas faire l'étonné. Ou ce garçon était au courant de tout ou il ne l'était de rien. De toute façon, il avait quelque chose dans le visage qui plaisait à Gilles, une sorte d'honnêteté maladroite mêlée à beaucoup d'intelligence. Néanmoins, les premiers mots le déconcertèrent:

– Nathalie vous aime, dit-il abruptement. Et j'en suis désolé.

Il s'était détourné pour dire cela et Gilles se demanda un instant s'il avait bien compris:

– Pourquoi en êtes-vous désolé?

– Parce que je n'ai pas beaucoup d'estime pour vous, je m'excuse de vous le dire.

Ils parlaient à voix mi-basse dans cette pièce obscure, comme deux ennemis projetant un duel secret et inévitable. Le cœur de Gilles se mit à battre:

– Pourquoi ne m'estimez-vous pas? Je ne vous connais pas.

– Nathalie vous aime, et vous dites que vous l'aimez. Que fait-elle ici? Croyez-vous que ce soit une petite-bourgeoise habituée à l'adultère? Croyez-vous que sa situation avec François soit drôle? La connaissez-vous si mal?

– Elle a décidé d'attendre la fin de l'été, commença Gilles...

Pierre Lacour eut un geste violent de la main.

– ... Elle n'a rien décidé du tout. Elle pense que vous n'êtes pas sûr de vous, elle ne veut pas vous contraindre. C'est tout. Et depuis un mois elle vit dans ce qu'elle a toujours ignoré: les compromissions. Par votre faute.

Gilles s'énervait. Ce personnage de frère noble allait un peu loin:

– Il ne semble pas que j'aie été sa première aventure...

– Non. Mais sa première passion, sûrement. Et j'en suis désespéré pour elle.

– Et pourquoi?

– Parce que vous êtes faible, égoïste, velléitaire...

– Tous les hommes le sont, dit Gilles sèchement.

– Mais tous les hommes ne s'y complaisent pas.

Ils étaient prêts à se taper dessus à présent. Gilles essayait de se calmer. Ce garçon avait raison et tort à la fois. Il respira longuement, lentement:

– Que feriez-vous à ma place?

Je ne serai jamais à votre place: car si j'étais un autre homme et que Nathalie ne soit pas ma sœur, je l'aurais enlevée depuis longtemps...

Il avait élevé la voix et Gilles sourit:

– Mon Dieu, comme vous l'aimez...

– Ce serait à moi de vous dire ça, non? Il y eut un silence.

– Mais je l'aime, dit Gilles doucement.

– Alors prenez soin d'elle.

Il n'avait plus ce visage furieux, il avait au contraire un visage implorant et triste, presque résigné, une expression que Gilles avait déjà vue sur le visage de Nathalie. Quelque chose lui tordit le cœur:

– Vous croyez que je dois l'emmener? Demain?

– Oui, dit Lacour. Le plus tôt possible. Elle est trop malheureuse.

Ils se fixèrent un instant. A trois pas, on entendait la gaie rumeur de la fête Sylvener. Quelque chose de lyrique, de romanesque souleva Gilles tout à coup:

– Je le ferai, dit-il. Et je prendrai soin d'elle.

Il se voyait déjà traversant la salle de bal, saisissant Nathalie au poignet et l'entraînant sans un mot, parmi les invités stupéfaits. Il voguait en plein XIXe. La voix de Lacour l'arrêta:

– Sylvener est un homme bien. Elle doit le quitter convenablement. S'il est possible de quitter quelqu'un convenablement.

Le souvenir d'Éloïse traversa l'esprit de Gilles et il ne répondit pas.

– N'oubliez jamais qu'elle est absolue, dit Lacour à voix basse, absolue et passionnée.

Et il passa devant Gilles, disparut. Ces quelques minutes avaient été un rêve. Ce garçon devait être un peu fou, à y bien réfléchir. Mais Gilles avait déjà compris. Et en baisant la main de Nathalie, à la fin de la soirée, en la laissant seule en haut de l'escalier, près de son mari, dans sa maison, en réalisant tout à coup que cette femme qui était sienne ne pouvait pas le suivre à la minute même, et qu'elle en était aussi désespérée que lui-même, il prit sa décision.


Date: 2015-12-11; view: 739


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