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Troisième partie. PARIS

CHAPITRE I

Ce ne fut qu'en la voyant courir à sa rencontre sur le quai de la gare qu'il se souvint d'Éloïse. Jean marchait derrière, l'air bonasse et discret, et il dut embrasser longuement la bouche de cette étrangère, parfaitement atterré de sa propre distraction. «Mais c'est vrai, se disait-il, elle existe et elle habite chez moi, c'est effrayant... Jean aurait pu me prévenir quand même.» Et cette simple idée le fit rire tout seul. Comme si un bon ami devait vous rappeler qu'on a une maîtresse à demeure chaque fois qu'on rentre de vacances... En même temps le parfum d'Éloïse, le contact de ses lèvres le dégoûtaient vaguement. Il se rappelait son dernier baiser avec Nathalie à Vierzon, trois heures plus tôt, le côté haletant, éperdu de leur adieu et il se sentait rempli d'une vague superstition. Et si elle avait eu un accident, en rentrant sur cette route bourrée de virages, avec les yeux pleins de larmes qu'il lui avait vus tout à coup au dernier moment? Lui-même était resté assis cinq minutes, hébété, dans son compartiment avant de réagir et de se diriger fermement vers le wagon-bar. Il aurait été incapable de conduire une voiture à ce moment-là et elle conduisait si vite. Si bien d'ailleurs mais si vite... Il devenait idiot. Il se détacha d'Éloïse doucement, tapa sur l'épaule de Jean, essaya de sourire. La gare était noire de suie, assourdissante. Ce n'est que dans la voiture de Jean qu'il retrouva son Paris favori, paresseux et bleu dans la nuit, son Paris d'été. Et l'idée de tous les bonheurs qu'il avait connus dans ce Paris-là, pendant dix années, lui serrait le cœur comme s'ils eussent été à jamais perdus pour lui. Il avait peur, il se sentait de nouveau égaré, incapable. Il eût tout donné pour être sur une prairie du Limousin, allongé à l'ombre de Nathalie.

– Content d'être de retour? disait Jean.

– Très. Et toi, ça va?

Il s'efforçait de prendre l'air bon enfant.

– Heureusement que Jean m'a prévenue, disait la voix d'Éloïse derrière, une voix gaie d'ailleurs, on ne peut pas dire que tu m'aies bombardée de nouvelles...

– J'ai voulu éviter à Éloïse de venir te chercher en taxi, dit Jean, je suis passé la chercher. Elle tombait des nues...

Il riait aussi mais sa gaieté était un peu forcée. Il jeta un coup d'œil oblique à Gilles, un coup d'œil de copain gaffeur.

– J'ai essayé de t'appeler, mentit Gilles à Éloïse, ça ne répondait jamais.

– Ça ne m'étonne pas, j'ai fait des photos toute la journée. Et tu sais pour qui? Pour Vogue! - Elle était triomphante.



«Eh bien, tant mieux, pensa Gilles cyniquement, voilà au moins une chose qui marche.» Mais déjà une idée commençait à l'obséder: téléphoner à Nathalie ou lui faire téléphoner par Jean. Il était convenu avec elle de ne l'appeler que le lendemain car il était 11 heures du soir et il risquait de tomber sur son mari mais il ne pouvait se débarrasser de cette obsession stupide d'accident. Il n'était pas amoureux d'elle bien sûr, mais il voulait, pour sa quiétude personnelle, la savoir en vie. D'autre part comment téléphoner de chez lui avec Éloïse qui ne le quitterait pas d'un pas et Jean qui lui parlerait métier...

– Tu as bien meilleure mine, dit Jean. Tu as même bronzé un peu. Ça tombe bien: j'ai dit au patron que tu étais sur la Côte avec une starlette italienne.

– Ce que je dois supporter! dit Éloïse en riant, et Gilles se renfonça un peu sur son siège, gêné.

Mais l'idée de Nathalie en starlette italienne le remplit d'un sentiment de fierté incoercible: elle était plus belle qu'une starlette italienne et elle avait tout ce que n'ont pas généralement les starlettes italiennes.

L'appartement était le même, en plus féminin. Un énorme ours en peluche, cadeau d'un photographe à Éloï'se, hérissa Gilles une seconde mais il s'en détourna aussitôt. Il s'en moquait. Il se sentait parfaitement étranger chez lui. Il se posa dans un fauteuil, espérant que Jean et Éloï'se en feraient autant et qu'il pourrait gagner comme distraitement la chambre et donc le téléphone. Mais déjà Éloï'se, en femme d'ordre, traînait la valise dans la chambre et ouvrait bruyamment la penderie. Il se sentait exaspéré et n'écoutait pas Jean qui finit par s'en apercevoir et s'arrêta de parler, l'air interrogateur. Gilles se leva:

– Excuse-moi une seconde, mon vieux. J'ai promis d'appeler ma sœur en arrivant, elle est très mère poule, tu sais...

Il bafouillait. Jean se contenta de hocher la tête en souriant poliment. Gilles ne put s'empêcher de lui rendre son sourire et une bouffée d'affection pour son vieux complice revint. Il lui tapa sur la tête au passage et passa dans sa chambre, prit le téléphone d'un air naturel, s'assit sur le lit et consulta le Bottin. Il fallait une douzaine de chiffres pour téléphoner à Nathalie.

– Tu téléphones à cette heure-ci? s'enquit Éloïse en accrochant sa veste bleue sur un cintre.

– Ma sœur, dit-il laconique.

Il composa le numéro. S'il tombait sur le mari, il raccrocherait. Il y eut de longues sonneries puis toute proche, très réveillée, Nathalie. Il se rendit compte que sa main était moite contre le récepteur:

– Allô! dit-il, c'est moi. Je voulais te dire que j'étais bien arrivé. Je voulais juste savoir si toi aussi tu étais bien rentrée.

Il parlait très vite, d'un ton distrait. Il y eut un silence puis la voix troublée, un peu rauque de Nathalie:

– Je crois que c'est une erreur, dit-elle. Puis un instant après: – Mais vous ne m'avez pas dérangée du tout, monsieur, dit-elle presque tendrement et elle raccrocha.

Gilles resta immobile un instant, dit: «Je vous embrasse tous les deux» dans le récepteur muet à l'intention d'Éloïse et raccrocha. Il transpirait affreusement.

Ainsi son mari devait être là, près d'elle. Et elle n'avait rien pu lui dire. Mais qu'elle était maligne... et que ce «monsieur vous ne m'avez pas dérangée du tout» était drôle et attendrissant... Et elle était vivante, bien sûr. Et elle l'aimait. C'était étrange, ces nervosités qu'il avait de temps en temps... Il rentra en homme d'affaires dans le salon, léger, libéré, ne se souciant pas plus de Nathalie que d'Éloïse puisque rassuré à son sujet. Il ne pensa pas un instant que s'il était rassuré c'est qu'il avait eu à l'être.

 

– Nous revoilà comme avant, dit la voix d'Éloïse dans le noir. Je savais que toi et moi, ça durerait longtemps, très longtemps.

Gilles ne répondit pas, se retourna dans le lit, furieux contre lui-même.

Ils avaient trop bu ce soir-là avec Jean, ils avaient trop bu tous les trois, et à son retour et à sa gloire nouvelle. Quand Jean était parti, vers 3 heures du matin, lui, Gilles, n'avait pas sommeil, il se sentait gai, triomphant, sûr de lui, un peu ivre enfin et il avait couché avec Éloïse presque machinalement, comme une dernière démonstration de sa puissance et comme il aurait couché avec n'importe quelle femme qui se fût trouvée dans son lit. Bref, il avait trompé Nathalie, ce qui était peu grave puisqu'elle ne le saurait jamais, il s'était trompé lui-même puisque, même dans son ébriété, il n'avait pris là qu'une sorte de plaisir nerveux, excédé, et enfin il avait trompé Éloïse qui y avait vu une preuve d'amour. Il fallait qu'il lui explique, qu'il lui parle de Nathalie et cela au moment précis où elle recommençait à croire, par sa propre faute, qu'il tenait encore à elle. Il alluma brusquement, chercha une cigarette, constata sans aucun intérêt qu'Éloïse était ravissante ainsi, les cheveux défaits sur l'oreiller et chercha un moyen de commencer son discours. Il avait mal à la tête, il était claqué, il avait soif.

– C'est quand même drôle, dit Éloïse, songeuse. Tout s'arrange à la fois. Je vais être modèle permanent à Vogue, grâce à ce photographe américain, toi, tu as le poste dont tu rêvais et tu es guéri. On m'aurait dit cela il y a un mois! Tu m'as fait peur, tu sais. Très peur. Très, très, très.

Elle parlait toujours d'une manière enfantine après l'amour. Ce qui avait successivement attendri puis excédé Gilles. Maintenant cela redoublait ses remords.

– Ce n'est pas si simple, dit-il d'une voix enrouée. Je ne suis pas tout à fait bien, tu sais. Je vais repartir chez ma sœur dès que j'aurai réglé cette histoire.

– De toute façon, avec les collections, je vais travailler tout l'été, dit-elle. Mais je viendrai te voir entre deux séances. Il y a un avion, maintenant, sur Air Inter pour Limoges.

«Il ne manquait plus que cela», pensait Gilles. Le progrès s'en mêlait. Il faudrait qu'il lui parle, décidément. Lui qui avait une horreur presque maniaque des ruptures... Mais pas ce soir, pas ce soir. Il regarda Éloï'se pour la première fois depuis son arrivée, il regarda ses yeux confiants, ce corps si familier, toute cette beauté, cette tendresse inutiles à présent et il eut subitement si pitié d'elle, de lui, de Nathalie, si pitié de l'amour, de toutes ces amours destinées à mourir un jour au milieu des pleurs et des regrets qu'il se laissa retomber sur son oreiller, les larmes aux yeux. Éloï'se se pencha vers lui:

– Tu es triste? Mais puisque tout est arrangé!

Il ne répondit pas, éteignit la lumière. Allongé, la tête dans ses bras, il revoyait la prairie au bord de la rivière, l'arrivée de Nathalie; il respirait l'odeur de l'herbe chaude, il voyait les peupliers osciller doucement au-dessus de lui et la promesse étrange dans les yeux clairs de Nathalie.

CHAPITRE II

Fairmont, le directeur du journal, était un homme grand, sec, maladroit et travailleur. Issu d'une famille de grands bourgeois, il avait monté, à l'étonnement général, grâce à sa fortune personnelle, ce journal de gauche, qui était réellement aussi de gauche que l'on pouvait l'être en cette période confuse. Néanmoins il lui restait des manières autoritaires, dictatoriales, et l'on savait notamment au journal que tout en condamnant les privilèges sous toutes leurs formes, il cherchait depuis quelques années à rétablir à son profit le titre de comte de Fairmont égaré sous Charles X. Gilles était dans son bureau en compagnie de Jean et essayait de suivre avec intérêt un discours fort grave sur ses responsabilités à venir.

– ... Il est évident que vous devrez renoncer à vos frasques, disait Fairmont. Je ne veux pas vous chercher à Saint-Tropez si l'Amérique et le Viêtnam font la paix. Vous êtes très jeune pour ce poste, je le sais, et c'est une raison de plus pour vous y mettre à fond. D'ailleurs vous n'ignorez pas qu'il aurait dû revenir à Garnier, sans cette affaire.

Gilles dressa l'oreille. Il regarda Jean qui secouait la tête, l'air gêné.

– Je ne suis pas au courant, dit-il. C'est vrai, Garnier, il est là depuis longtemps, il est très calé...

– Garnier a eu une histoire de mœurs, très pénible. Il est fiché à la police, à présent, à cause d'un petit garçon.

– Mais, dit Gilles, ça n'a rien à voir!

Il était indigné, furieux. Jean lui lança un coup d'œil d'apaisement. Mais il était lancé:

– Si je comprends bien, c'est à mes goûts que je dois ce poste?

Fairmont le fixa, glacial:

– Ce n'est pas à vos goûts, c'est aux miens. Je ne veux pas avoir un rédacteur important que l'on puisse faire chanter. Vous commencerez en septembre.

Dans le bureau de Jean, Gilles laissa exploser sa fureur. Il marchait de long en large sous l'œil impavide de Jean, gesticulait:

– Je ne peux pas prendre ce poste, c'est du vol. Qu'est-ce que ça veut dire, cette histoire? Quel est ce puritain? Qui, à notre époque, peut faire chanter quelqu'un sur ses mœurs? Je ne peux pas accepter... Et toi, qu'est-ce que tu en dis? Tu aurais pu m'en parler! C'est vrai, j'avais complètement oublié Garnier.

– Tu avais oublié Garnier et Éloï'se et moi, dit Jean paisiblement. D'ailleurs ne t'inquiète pas, si tu refuses, on trouvera quelqu'un d'autre. Ton ami Thomas, par exemple.

– Mais je m'en fiche, que ce soit Thomas ou un autre. Je ne peux pas, moi, faire ça à Garnier. Je l'aime bien, moi, Garnier. Et il est largement aussi compétent que moi.

Il fumait à toute vitesse, tournait dans la pièce. Jean finit par l'arrêter:

– Assieds-toi. Tu me donnes le vertige. J'ai déjà discuté avec Garnier. Il pense que tu es le mieux. Il ne se fait aucune illusion pour lui-même. Va le voir.

– C'est commode! grogna Gilles. - C'est vraiment commode!
Il se laissa tomber dans un fauteuil, accablé.

Jean sourit:

– Tu es vexé qu'on ne t'ait pas choisi uniquement pour ta belle intelligence?

– Tu ne comprends pas, dit Gilles. C'est une injustice et je n'aime pas être celui qui en profite.

Mais en même temps, il se sentait obscurément vexé. Vexé et dégoûté. Il avait envie de tout envoyer promener: Paris, ses intrigues, ses ukases, ses hypocrisies. Il voulait retrouver la campagne et les salons de Limoges, résignés, fragiles et bleus comme les yeux de son beau-frère. Il allait téléphoner à Nathalie et lui demander conseil. Elle saurait. Il y avait quelque chose d'inflexible en elle, de naturellement pur. Et dont il avait grand besoin.

– Je vais téléphoner, murmura-t-il machinalement.

– A qui?

La voix précise de Jean l'étonna. Il était d'un naturel discret d'habitude.

– Pourquoi me demandes-tu cela?

– Par intérêt. Tu es parti comme un forçat, les boulets de l'existence aux pieds et tu reviens sur des nuages. Je voudrais savoir grâce à qui.

– Mais tu te trompes, s'exclama Gilles, proprement horrifié. Je ne suis absolument pas amoureux d'elle, ajouta-t-il naïvement, je la connais à peine et elle a été charmante, c'est tout.

Jean se mit à rire:

– C'est tout. Mais quand je te propose le poste de ta vie, tu ne viens que le lendemain. Mais tu tombes des nues en retrouvant Eloïse. Mais tu te débrouilles pour appeler cette femme dès ton arrivée. Mais au moindre pépin, tu veux lui demander conseil. Voilà, autrement c'est tout. Ne me regarde pas comme si j'avais un chapeau tyrolien sur la tête, tu as l'air bête à faire peur.

– Ça, c'est le comble, dit Gilles. (Et il bégayait de fureur dans son désir d'être cru, de se croire lui-même.) Je te dis que je l'aime bien, c'est tout. Tu connais mes sentiments mieux que moi, maintenant?

– Ce n'est pas maintenant, dit Jean, c'est depuis quinze ans. Viens, on va prendre un verre et tu vas me parler d'elle, un peu.

Ils descendirent au Sloop, s'assirent à la terrasse. Il faisait merveilleusement doux, le soleil brûlait un peu leur visage et Gilles commença à l'intention de Jean un récit sobre et précis de sa liaison provinciale. Il avait, à sa propre surprise, le plus grand mal à y introduire cette note de cynisme ou d'ironie qui eût convaincu Jean de sa bonne foi ou plutôt de sa mauvaise. Mais il s'entêtait. Jean fumait sa pipe, l'air endormi:

– Si c'est simplement ça, dit-il, pourquoi y retournes-tu? Va dans le Midi, avec Êloïse, comme d'habitude.

– Mais il n'en est pas question, dit Gilles, exaspéré. Cette femme m'intéresse, quand même! Psychologiquement...

– Il y a trois quarts d'heure que tu m'en parles, dit Jean. A la montre. Et tu n'as même pas bu ta bière, malgré la chaleur du soleil et de tes discours. Pauvre Êloïse. Et pauvre François. Oui, le mari. Je sais même son nom, maintenant.

Gilles le regarda, ébahi. Il eut une seconde de vertige, l'impression que quelque chose se soulevait en lui, l'inondait de chaleur, de terreur et de soulagement à la fois et il tendit la main, prit son verre et le porta à ses lèvres, cérémonieusement. Il renversa la tête en arrière, les yeux fermés, la bière tiède envahit sa bouche, sa gorge et il eut l'impression qu'il aurait pu en boire des litres, qu'il serait toujours altéré ainsi à l'avenir, délicieusement. Il reposa son verre:

– Tu as raison, dit-il, je l'aime sans doute.

– Je te suis quand même bien utile, conclut Jean, sans rire.

CHAPITRE III

Il passa la journée comme un rêve. Il mourait d'envie de téléphoner à Nathalie, de lui annoncer son amour, triomphalement. En même temps il avait envie de le lui rapporter comme une surprise, comme un merveilleux et imprévu cadeau, il voulait voir son visage quand il le lui dirait. S'il pouvait attendre encore quelques jours, s'il pouvait attendre jusqu'à la gare, quand elle viendrait le chercher... Dès qu'ils auraient quitté la ville, il lui ferait arrêter la voiture, il prendrait son visage entre ses mains, il lui dirait: «Tu sais, je suis fou amoureux de toi.» Et l'idée du bonheur qu'elle en aurait le remplissait d'orgueil, de tendresse, il se sentait fastueux. Emporté par sa propre générosité, il s'arrêta chez un bijoutier, acheta sur ses derniers francs un petit bijou ridicule qui l'attendrit encore plus et c'est le cœur débordant qu'il lui téléphona à 5 heures comme prévu d'un café-tabac près de chez lui.

Il l'eut tout de suite mais il tomba sur une voix sèche, presque indifférente, qui tout d'abord l'étonna puis le blessa. Aussitôt il se dit: «Tiens, bien sûr, c'est normal.» II savait qu'en amour il y en a toujours un qui finit par faire souffrir l'autre et que quelquefois, rarement, cette situation est réversible. Mais là, si vite, de souffrir par elle alors qu'il venait juste de s'avouer à lui-même qu'il l'aimait, alors qu'elle l'ignorait encore, lui parut tout à coup injuste et décevant en même temps qu'il vérifiait en une seconde, grâce à cette blessure, la vérité de son amour.

– Que se passe-t-il? demanda-t-il d'une voix gaie.

– Il se passe qu'il a fait trop chaud, qu'il y a des orages atroces depuis ce matin et que... que j'ai une peur bleue des orages. Ne ris pas, dit-elle aussitôt. Je n'y peux rien.

Mais il riait, soulagé et étonné à la fois. C'était le premier signe de puérilité qu'elle lui donnât. Son comportement emporté, imprudent, absolu lui semblait jusque-là plus proche de l'adolescence que de la bourgeoise et peureuse enfance.

– Je t'ai acheté un cadeau, dit-il.

– Que tu es gentil... écoute, Gilles je vais raccrocher. C'est très dangereux de tenir un engin électrique pendant les orages. Rappelle-moi demain.

– Mais, dit-il, le téléphone n'a rien d'électrique. C'est...

– Je t'en suplie, dit une voix sauvage, dénaturée par la peur, je t'embrasse.

Elle raccrocha et il resta pantois, le récepteur à la main, essayant de rire. Essayant de se dire qu'au prochain orage sur Limoges, il lui ferait l'amour, voir qui de la peur ou du plaisir l'emporterait. Mais il se sentait triste, abandonné, le soleil était tombé sur les rues et son cadeau lui semblait bien plus ridicule à présent qu'attendrissant. Il voulait la voir, tout de suite. Bien sûr, il y avait Air Inter, le fameux Air Inter, qu'il pourrait prendre au pire, s'il se sentait trop mal. Il téléphona à Orly, il n'y avait pas d'avion avant le lendemain.

Le train était parti, sa Simca vendue et il n'avait plus un sou. Et il avait rendez-vous le lendemain avec l'administrateur du journal pour discuter de ses nouveaux appointements et il devait parler à Éloïse et la vie était un enfer. D'ailleurs il avait été trop heureux toute la journée, il aurait dû se méfier. Et l'idée qu'il en était arrivé là, à penser «tout se paie» le remplit de dégoût envers lui-même. Ah non, il n'était pas guéri! Il était maintenant doublement malade puisque déprimé et à la merci d'une inconnue. Une inconnue qui disait l'aimer et qui au moindre orage lui raccrochait au nez. Il remâchait sa colère sous l'œil bonasse de la patronne du café et il finit par sentir son regard sur lui, essaya de sourire.

– Il fait rudement beau, dit-il.

– Un peu trop chaud, dit la femme aimablement. Il va y avoir de l'orage.
Il attaqua aussitôt:

– Ça vous fait peur, vous, l'orage? Elle éclata de rire:

– L'orage, vous voulez rire. Nous, c'est des impôts qu'on a peur.

Elle allait développer ce sujet mais devant l'air déconfit de Gilles, poussée par une bonté instinctive et cette divination merveilleuse qu'ont si souvent les dames des cafés, à force de laisser errer leur regard sur des visages de solitaires, heureux ou décomposés, elle ajouta:

– Remarquez, ma nièce qui est du Morvan, pourtant, où il y en a de terribles, elle n'a jamais pu s'habituer. Elle peut être en train de dîner, si ça tonne, elle passe sous son lit. C'est les nerfs.

– Oui, dit Gilles enchanté, c'est «les nerfs», songeant que jusque-là Nathalie s'était beaucoup plus préoccupée de ses nerfs à lui que des siens propres et qu'il était peut-être juste que l'inverse se produisît. Il entama une longue conversation, offrit et se fit offrir quelques portos, vin qu'il exécrait d'habitude mais qui lui rappelait les cocktails de son beau-frère et, un peu grisé, sortit plus optimiste de son café. A présent, il lui fallait parler à Éloï'se. Demain il passerait au journal, essayerait de leur emprunter un peu d'argent et demain soir, au fond, il pouvait très bien repartir. Déjà il imaginait les cent kilomètres de voiture avec Nathalie, ces cent kilomètres nocturnes et enchantés, ces cent kilomètres de mots d'amour. Pourquoi lui avait-il parlé d'une semaine ou de deux de séparation? Par défense, sans doute, pour se persuader, en la persuadant, que huit jours sans elle étaient possibles, supportables, pour se persuader aussi que Paris existait, et l'ambition et les amis, idée parfaitement fausse d'ailleurs puisque tout cela était irréel depuis deux jours, qu'il ne voyait rien, ne ressentait rien et que seuls vivaient en lui les collines du Limousin et le visage de Nathalie. Mais que penserait-elle à le voir revenir si vite, à le savoir enchaîné? N'en prendrait-elle pas cette assurance fatale et un peu lasse que l'on éprouve devant quelqu'un dont on est trop sûr? Ou serait-elle folle de joie? Il se rappelait successivement ses yeux pleins de larmes à la gare, sa voix sèche de tout à l'heure, il en concluait à deux femmes différentes, et en la multipliant, en la compliquant, en embrouillant Nathalie, se donnait ainsi, involontairement, la possibilité d'un grand amour.

Eloïse regardait la télévision quand il rentra mais elle se leva d'un bond, et se jeta à son cou. Il se rappela une scène analogue, longtemps avant, et avec surprise se rendit compte que ce temps se réduisait à un mois, à peine. Il lui semblait qu'il s'était passé tant de choses depuis – Mais que s'était-il passé au fond? Il avait passé quinze jours d'ennui interminables chez sa sœur puis avait fait l'amour dix jours ensuite avec une femme, l'après-midi. Cela se résumait de la sorte, si on voulait. Mais il ne le voulait plus, c'est tout.

– Alors, ça s'est bien passé? Tu as vu Fairmont?

– Oui, dit-il, je l'ai vu, c'est d'accord.

Il n'avait pas envie de lui expliquer, de lui raconter l'affaire Garnier. Il n'avait envie d'en parler qu'à Nathalie. Peut-être que l'amour pouvait se résumer ainsi parfois: l'envie de ne rien raconter qu'à une seule personne. Il marmonna:

– Tu n'as pas de porto? et aussitôt il regretta ses mots: il se conduisait en visiteur.

– Du porto? mais tu as toujours eu horreur de ça...

– J'en ai déjà bu trois et je n'aime pas changer et... dit-il en s'éclaircissant la voix, j'ai besoin de prendre un verre.

Voilà. Il avait posé un jalon. Elle allait dire «pourquoi» et il répondrait «parce qu'il faut que je te parle». Mais elle était trop loin de tout ça, elle s'écria:

– Je te comprends; quelle journée, mon pauvre chou... Je fais un saut chez l'épicier, en bas, j'en ai pour une minute.

– Ce n'est pas la peine, dit-il, désolé, mais déjà elle claquait la porte.

Il alla à la fenêtre, la regarda traverser la rue de son pas dansant de mannequin, entrer chez l'épicier. Il jeta un coup d'œil traqué autour de lui: il y avait ses cigarettes préférées sur la table basse, son journal du soir, bien plié, des fleurs fraîches dans un vase. Il savait, sans même les regarder, que sa chemise blanche et son costume gris, le plus léger, étaient posés sur le lit à côté. Et même l'ours, l'affreux ours en peluche dont il ne lui avait rien dit, avait disparu. Elle avait dû attribuer son silence à sa gentillesse alors qu'il ne relevait que d'une indifférence totale. Et lui, comme un beau goujat, insouciant et ivre, lui avait fait l'amour. Il se haïssait. Tout cela aussi, il le raconterait à Nathalie, il ne lui cacherait rien. Il s'enorgueillissait déjà de sa franchise à venir, de sa propre humiliation, il ne se demandait pas quelle part il entrerait, dans cette confession du désir de diminuer sa honte, en l'avouant, et de donner ainsi plus de prix, aux yeux de Nathalie, à sa rupture.

Il but donc mélancoliquement un verre de porto et décida de parler à Éloïse après le journal télévisé. Mais elle mourait d'envie, ensuite, de suivre un feuilleton qui la passionnait comme il passionnait d'ailleurs depuis un mois sa sœur Odile. Il bénéficia ainsi, contre son gré, de cinquante minutes de répit, qui ne firent qu'augmenter son désarroi. Il avait grande envie de l'entraîner ailleurs, au Club par exemple et de lui expliquer tout là, au milieu de la musique et des gens; ce serait moins dur. Mais c'était trop inélégant.

– Tu n'as pas faim? dit-elle en éteignant le poste.

– Non. Éloïse... je voudrais te dire... Je... J'ai rencontré une autre femme, à la campagne et je... je...

Il bafouillait horriblement. Éloïse s'était immobilisée, pâle, elle le regardait:

– Elle m'a beaucoup aidé, ajouta-t-il précipitamment. En fait, c'est grâce à elle que je tiens debout. Je te demande pardon pour ça et pour hier soir. Je n'aurais pas dû.

Éloïse se rassit lentement. Elle ne disait rien.

– Je vais repartir là-bas. Bien sûr, tu restes ici tant que tu veux... tu sais bien que toi et moi, on est amis pour la vie...

«On ne peut pas être plus niais que je ne suis, pensait-il, ni plus maladroit. C'est la rupture dans tout son conformisme, toute sa cruauté. Mais je n'ai rien d'autre à dire.» Il se sentait glacé.

– Tu l'aimes? dit Éloïse. Elle avait l'air incrédule.

– Oui. Du moins je le crois. Et elle m'aime, ajouta-t-il très vite.

– Alors pourquoi... pourquoi hier soir...?

Elle ne le regardait même pas. Elle ne pleurait pas, elle regardait le poste fixement comme si un film invisible s'y déroulait pour elle.

– Je... j'avais envie de toi, je suppose, dit-il. Je te demande pardon, j'aurais dû tout te dire tout de suite.

– Oui, dit-elle. Tu aurais dû.

Elle se tut. Ce silence devenait insupportable. Mais qu'elle crie, qu'elle pose des questions, qu'elle fasse n'importe quoi d'outré qui lui permette de respirer, lui! Il passa la main dans ses cheveux, il était trempé de sueur. Mais elle ne disait toujours rien. Il se leva, fit trois pas dans la pièce:

– Veux-tu boire quelque chose?

Elle releva la tête. Elle pleurait et il fit un mouvement vers elle, instinctivement, mais elle se rejeta en arrière, la main devant les yeux:

– Va-t'en, dit-elle, je t'en prie, Gilles, va-t'en tout de suite... je partirai demain. Non, je t'en prie, va-t'en.

Il dégringola l'escalier, courut dans la rue, le cœur battant. Essoufflé, il s'appuya contre un arbre, l'enlaça. Il était à demi mort de honte et de tristesse.

– Je suis content que ce soit vous, dit Garnier.

Ils étaient dans le bar de l'Hôtel Pont-Royal, un bar souterrain où les lumières ne changeaient jamais l'hiver ou l'été. Gilles avait dormi à l'hôtel, il était mal rasé, sa chemise était sale, il avait fait des cauchemars. Curieusement Garnier, qui était grand et fort, avec des yeux gris, des cheveux gris, quelque chose de très doux dans le visage, semblait plus à l'aise que lui.

– Ce... cette place vous revenait, dit Gilles. Je n'aime pas vous la prendre.

– Vous n'y êtes pour rien. Fairmont n'aime pas mes mauvaises mœurs, c'est tout.

– Voyez-vous, reprit Garnier avec douceur, ce n'est pas si grave. «Tout est perdu fors l'honneur.» J'aime vraiment ce garçon. Qu'il m'ait dit qu'il avait dix-neuf ans au lieu de dix-sept et que, quand on l'a raflé, il ait fini par dire de quoi il vivait ou plutôt de qui, tout cela est normal. J'aurais très bien pu nier. Ils n'avaient pas de preuves. Mais c'est là que j'aurais perdu mon honneur: en le reniant et en sauvant ma réputation. Comique, n'est-ce pas?

– Qu'allez-vous faire? dit Gilles.

– Il sortira dans six mois. Il aura dix-huit ans. Et il sera libre, de me revoir ou pas.

Gilles le regardait avec admiration.

– Mais s'il ne vous revient pas, dit-il, vous aurez tout perdu pour rien...

– Je n'ai jamais rien perdu de ce que j'ai donné, dit Garnier paisiblement. C'est ce qu'on vole aux gens qui vous coûte cher, mon bon, rappelez-vous ça... - Il éclata de rire:

– ... Je dois vous paraître bien moral pour un inverti. Mais croyez-moi: le jour où vous aurez honte de ce que vous aimez, vous serez fichu. Fichu pour vous-même. Maintenant parlons travail.

Il donna plusieurs conseils à Gilles qui l'écouta à peine. Il pensait à ce qu'il avait volé à Éloïse, il pensait qu'il n'aurait jamais honte de Nathalie, il pensait qu'il l'aimerait avec autant de tendresse, d'honneur que Garnier aimait son petit jeune homme. Il lui dirait tout cela, il lui parlerait de Garnier, il mourait d'envie de la revoir. Dans une demi-heure, il passerait au journal, réglerait au plus vite la question d'argent, déjeunerait avec Jean, lui confierait Éloïse, ferait ses bagages et sauterait dans le train à 5 heures. Il allait téléphoner à Limoges d'ici même.

Nathalie avait une voix gaie, tendre et il sentit un grand bonheur l'inonder:

– Je suis désolée pour hier, dit-elle aussitôt. J'avais vraiment très peur, c'est nerveux.

– Je sais, dit-il. Nathalie, que dirais-tu si je revenais ce soir?

Il y eut un silence:

– Ce soir? dit-elle. Non, c'est trop beau, Gilles. Tu peux?

– Oui. J'en ai assez de cette ville. Et tu me manques, ajouta-t-il avec modération. Je vais prendre le train. Tu viens me chercher à Vierzon?

– Mon Dieu, dit-elle consternée, nous dînons chez les Couderc! Qu'est-ce que je vais faire?

La véritable détresse de sa voix consolait Gilles. Il fit l'homme fort:

– J'irai jusqu'à Limoges, je prendrai un taxi et je te verrai demain. Tu peux déjeuner avec moi? Tu n'as pas la Croix-Rouge?

– Oh! Gilles, dit-elle... Gilles, tu te rends compte: déjeuner avec toi demain... quel bonheur... Je m'ennuyais affreusement.

– Tu viens me chercher chez ma sœur à midi? Tu peux la prévenir?

Il se sentait tout à coup organisé, décidé, viril. Il émergeait de ce chaos confus qu'était Paris. Il revivait.

– Je vais y passer tout à l'heure, dit-elle. Et demain à midi, je serai là. Tout va bien pour toi?

– J'ai eu quelques complications, beaucoup même, mais je... j'ai tout arrangé, conclut-il avec fermeté.

«C'était beaucoup dire, pensa-t-il brusquement, j'ai accepté la place d'un type et fait pleurer une femme.» Mais il ne pouvait empêcher cette euphorie en lui, cette bonne conscience cruelle, irrémédiable que donne le bonheur.

– A demain, dit-elle, je t'aime. Il n'eut pas la tentation de dire «moi aussi». Elle avait raccroché.


Date: 2015-12-11; view: 672


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