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Cinquième partie. PARIS

CHAPITRE I

– Mais enfin, que s'est-il passé?

Ils étaient chez lui à Paris, elle venait d'arriver, il y avait trois jours qu'il attendait sans nouvelles. Et elle était là, l'air égaré, placide à la fois, comme quelqu'un qui a reçu un coup. Elle n'avait qu'à peine posé sa valise, dans l'entrée, son manteau sur une chaise, elle était arrivée sans le prévenir et elle semblait prête à repartir. Elle ne regardait même pas l'appartement, ce qui était un peu bizarre, si l'on pensait qu'après tout, elle allait désormais y vivre, avec lui, et que cette décision, ils l'avaient prise ensemble, le lendemain de la soirée de Limoges, dans une sorte d'enthousiasme, de bonheur profond. Et sage. Gilles ignorait que le bonheur pût être teinté de cette sagesse implacable et tendre qui consiste à se résigner à faire ce qu'il faut faire. Mais néanmoins elle l'avaii envoyé devant, par décence, disait-elle, et ce n'était que trois jours après, à demi fou d'inquiétude, qu'il voyait arriver, à l'improviste, cette muette. Il lui tenait les mains, il la faisait asseoir, il lui versait un verre, mais elle ne disait rien.

– Mais réponds-moi, que s'est-il passé?

– Mais rien, dit-elle, comme agacée. J'ai parlé à François, j'ai vu mon frère, il m'a conduite au train, je n'ai pas eu le temps de te prévenir, j'ai pris un taxi, j'avais l'adresse...

– Mais si je n'avais pas été là...

– Tu m'avais dit que tu m'attendais.

Et quelque chose dans le regard de Nathalie, le souvenir sans doute de moments cruels, indescriptibles, lui fit entrevoir cette attente forcée, nerveuse de célibataire qui avait été la sienne, comme peu de chose. Finalement elle avait quitté toute une vie et lui s'était borné à s'ennuyer. Il n'allait pas comparer: entre relire de vieilles gazettes et dire à son mari qu'on ne l'aime plus, il y a des nuances. Il se pencha, l'embrassa sur la joue.

– Comment a-t-il réagi?

Elle lui jeta un regard étonné:

– Qu'est-ce que ça peut te faire? Tu ne t'es jamais intéressé à ce qu'il était quand je vivais avec lui, n'est-ce pas? Alors la manière dont je l'ai quitté...

– Je voulais savoir s'il... si ça n'a pas été trop blessant, pour toi surtout...

– Oh moi, dit-elle, je le quittais pour un homme que j'aime. Lui restait seul. Tu vois...

Une réflexion vaguement cynique traversa l'esprit de Gilles. Finalement un mari abandonné était bien plus encombrant qu'un mari présent, sentimentalement parlant. Nathalie tremblait un peu, il sentait ses mains glacées entre les siennes, il avait confusément envie qu'elle pleure, qu'elle raconte tout, qu'elle s'abandonne; ou qu'elle se jette dans ses bras et se donne à lui dans ces mouvements de sensualité que provoque souvent, après coup, la cruauté contre quelqu'un d'autre. Mais il ne supportait pas cette femme transie, pudique et sans voix.



– Tu as peur, dit-il. Tu es mal. Viens voir ma maison.

Il avait, avec un entrain tout à fait inhabituel chez lui, «arrangé» la maison pour elle. La concierge avait fait le ménage, il avait acheté du thé, des Kleenex, des flopées de fleurs, des biscottes et un nouveau disque. Les ampoules des lampes avaient été remplacées par le mari de la concierge et le Frigidaire remis en marche. Bref, il n'avait pas imaginé un instant le malheur de Nathalie. Ou plutôt il l'avait imaginé sous une forme théâtrale, pleine de péripéties, de larmes violentes, en somme d'événements «racontables», voire palpitants. Il n'avait pas imaginé cette désolation tranquille.

Elle se leva, le suivit, machinalement. En fait il n'y avait guère que la cuisine à voir et la chambre et la'petite salle de bains en bois (innovation artistique d'Éloïse). Elle jeta sur tout cela un coup d'œil distrait, gentil. Personne n'eût pu supposer à la voir qu'elle allait dormir dans ce lit, accrocher ses vêtements dans cette armoire, personne; et à la fin, même pas Gilles. Une panique le prit. Et si elle n'avait pas pu? Si elle était juste venue lui dire (car c'était trop peu dans son caractère d'écrire ou de téléphoner), si elle était juste venue, en train, lui expliquer qu'elle ne le suivrait pas. Et soudain les fleurs qu'il avait achetées, le grand lit défait ouvert pour elle, le mois de septembre, l'hiver entier à venir, la vie parurent odieux à Gilles, insupportables. Il la prit par le bras, la retourna vers lui:

– Tu aimes, ici?

– Mais oui, dit-elle, c'est charmant.

Et ce terme de «charmant» le convainquit. Ce silence qu'elle avait, cette absence de gestes vers lui, ces mains glacées, ce regard ailleurs... Nathalie ne l'aimait plus. Ces trois jours d'attente anxieuse, affolée, qu'il avait subis, ces trois jours de journaux jetés par terre et de téléphone raccroché aussitôt que décroché, étaient prémonitoires. Il allait rester seul, une fois de plus, elle allait le quitter. Il se détourna d'elle, alla vers la fenêtre. La nuit était tombée, l'été persistait encore dans les rues. Il était seul.

– Gilles, dit-elle.

Il se retourna. Elle était allongée sur le lit, elle avait enlevé ses chaussures. Non, elle ne repartait pas tout de suite, elle allait encore passer une soirée, une nuit avec «son amour, son cher amour» comme elle l'appelait, et elle lui dirait tout le matin, avant de repartir. Elle était loyale certes, mais il y a des choses dont on ne se prive pas. Il sentit la colère l'envahir, se détacha de la fenêtre, s'assit au bord du lit. Elle était belle ainsi, fatiguée et distraite, comme dédaigneuse. Et il l'aimait.

– Tu m'as appelé?

Elle le regarda, surprise, tendit la main vers lui. Il l'attrapa au vol, la serra:

– Tu m'offres une dernière nuit?

Elle se redressa légèrement. Il poursuivit:

– Et demain, tu m'expliques que c'est trop dur pour François, toutes tes habitudes, etc. Et tu pars. C'est ça?

Il espérait, dans sa colère, la voir se décomposer, sous le choc de la vérité, sous la surprise de son intuition, à lui. Mais elle se bornait à le fixer, les yeux agrandis, et subitement ces yeux 1 se remplirent de larmes, sans que son visage bouge, et il sut qu'il s'était trompé. Il se laissa tomber à côté d'elle, envahi de soulagement et de honte, il enfouit sa tête dans son épaule. Il ne pouvait plus parler. C'est elle qui murmura:

– Mon Dieu, Gilles, que tu es égoïste...

– J'ai eu si peur, dit-il. Trois jours. Et puis maintenant... Tu ne me quitteras jamais?

Il y eut un petit silence. Puis la voix habituelle de Nathalie, enfin revenue, une voix mi-tendre mi-railleuse:

– Non, dit-elle. A moins que tu n'en aies envie.

– Je ne le supporterais pas, dit-il. Je viens de m'en apercevoir.

Il ne bougeait pas. Il respirait son parfum à nouveau, ce parfum si associé dans son esprit à la campagne, à l'herbe fraîche et à la chambre vide sous les toits. Il lui semblait étrange, presque sacrilège de le respirer ici, dans cette chambre citadine où étaient passées tant de femmes, où Élo'ïse avait vécu. Vue ainsi, dans ce parfum, et coupée en deux par l'épaule de Nathalie, la chambre ne paraissait plus la même. Il y était étranger et cette femme effrayée aussi. Ils auraient pu aussi bien être dans un hôtel, comme des amants malheureux à la Piaf. Or, ils étaient réunis et chez eux. D'où lui venait ce désarroi? Quelque chose lui serrait la gorge, quelque chose qui n'était plus la panique comme les autres jours, ni la colère ni le chagrin, quelque chose de bien plus profond, d'inconnu, comme un immense pressentiment.

Il se raccrocha à elle, murmura des mots tendres, gémit un peu. La main de Nathalie reposait sur sa nuque, elle respirait doucement et il se rendit compte qu'elle dormait. Il se leva, alla ouvrir la bouteille de Champagne dans le réfrigérateur, en versa un grand verre, revint au pied du lit. Le visage de Nathalie était confiant, fatigué, doux. Il tendit son verre brusquement au-dessus d'elle, se jura de ne jamais lui faire de mal et avala une immense gorgée de Champagne frais. Cela lui rappela immédiatement le demi de bière chaude qu'il avait bu ainsi d'un trait dans ce café, avec Jean, quand il avait admis qu'il aimait cette femme. C'était un mois, dix ans plus tôt. A présent, elle était chez lui, à lui, il avait gagné. Et il ne put s'empêcher de sourire. A son propre aveuglement, à son propre entêtement, à son propre sens des responsabilités, à ses folies, à ses victoires.

CHAPITRE II

– Je ne t'ai pas donné de nouvelles d'Éloïse, dit Jean en riant. J'imagine qu'il vous a parlé de la pauvre Éloïse?

Nathalie sourit, hocha la tête. Ils étaient dans un petit restaurant des quais, tous les trois et Jean et Nathalie semblaient au mieux, Gilles était très content.

– J'étais sûr qu'il vous en aurait parlé. Gilles ne sait absolument pas se taire. La seule fois où il a vraiment essayé de le faire, c'était à votre sujet. C'est là que j'ai compris qu'il vous aimait. Et que je lui ai fait avouer. Mais ça, j'imagine qu'il ne vous l'a pas raconté?

– Ça suffit, dit Gilles.

Mais il souriait benoîtement. Finalement c'était un plaisir d'adolescent, sans doute, mais un plaisir délicieux que d'entendre son meilleur ami et sa maîtresse se moquer de vous tendrement. On se sentait un peu en dehors du coup, comme un objet curieux, fragile, insaisissable, on finissait par s'identifier à cet objet qu'ils décrivaient, on se sentait important et aimé.

– Eh bien, je vais te décevoir: Éloïse fait une carrière foudroyante, elle est la maîtresse du photographe numéro 1 de Vogue et tout va bien. Regardez-le bien, Nathalie, il est déçu. Il voudrait que les femmes le pleurent toute leur vie.

– Je m'en moque, dit Gilles.

– A ta place, j'en ferais autant, dit Jean et il prit la main de Nathalie, la baisa. Elle lui sourit.

Depuis huit jours qu'ils traînaient leurs pas dans un Paris encore vide du mois d'août, depuis huit jours qu'ils dormaient ensemble chaque nuit dans le grand lit de la rue Monsieur-le-Prince, elle semblait parfaitement heureuse. Ils n'avaient vu personne, sauf Jean, rentré de la veille. Simplement, lorsqu'il était passé les chercher, deux heures plus tôt, elle s'était comportée dans cet appartement comme une invitée de hasard et c'était lui, Gilles, qui avait dû servir les verres, chercher la glace, etc. Il fallait qu'il pense à lui demander pourquoi, plus tard.

Il faut que je passe au Club tout à l'heure, dit Jean. Nathalie y a déjà été? Non? Il faut que vous veniez et que vous voyiez ce qui vous guette, le soir, avec ce voyou.

Nathalie se leva et partit se recoiffer. Jean la regarda partir et une espèce de mélancolie fit tomber son gros visage:

– Elle est rudement belle, dit-il.

– Tu trouves? dit Gilles.

Il avait pris une petite voix flûtée, distraite qui les fit rire ensemble.

– Elle est mieux que toi, poursuivit Jean rêveusement, beaucoup mieux. Je ne parle pas physiquement, ajouta-t-il.

– Merci, dit Gilles.

– Tâche de..., commença Jean, puis il s'arrêta, secoua la tête.

– Je sais, dit Gilles gaiement, tâche de ne pas la faire souffrir, de la garder telle qu'elle est, de ne pas être égoïste, de te comporter comme un vrai homme, etc.

– Oui, dit Jean, tâche.

Ils se dévisagèrent puis détournèrent les yeux ensemble. Par moments, Gilles détestait son reflet dans les yeux de Jean. Ils se levèrent et partirent dès le retour de Nathalie.

Le Club était gai, déjà plein. Il n'y avait plus de mois d'août, semblait-il, pour les Parisiens. Ils furent accueillis par Pierre, tout bronzé, qui serra Gilles sur son cœur en l'appelant «mon fils», oubliant totalement qu'il l'avait boxé la dernière fois qu'il l'avait vu. Il jeta un coup d'oeil appréciateur, intrigué vers Nathalie. Gilles hésita. Avec n'importe quelle femme nouvelle, il eût dit: «Nathalie, voici Pierre» et c'eût été fini: la nouvelle maîtresse de Gilles Lantier se nommait Nathalie. Mais il ne pouvait pas. Il dit d'une voix rogue: «Puis-je te présenter Pierre Leroux? Mme Sylvener.» Et il rougit.

Il recommença la même cérémonie quinze fois, dans la soirée. Tout le monde lui tapait sur l'épaule, les filles l'embrassaient, selon ces grandes règles d'affection mutuelle en cours à l'époque et chaque fois il se débarrassait d'un bras puissant ou frêle – selon le sexe (et encore pas forcément) – et, se tournant vers Nathalie, présentait l'un ou l'autre à Mme Sylvener. Il était évident que chaque fois sa simple politesse provoquait une certaine curiosité mais il s'obstinait, sous l'œil amusé de Jean, et celui parfaitement incompréhensif de Nathalie. Naturellement le bon vieux Nicolas, le vieux copain éméché arriva à son tour et dûment présenté s'adressa à Nathalie:

– C'est vous qui nous l'aviez kidnappé? On s'inquiétait, vous savez. Remarquez, à sa place, je ne serais jamais revenu.

Il eut un bon rire de galant homme et s'assit tranquillement à leur table.

– Vous m'offrez un verre, pour fêter ça?

– On ne fêtait rien du tout, fit Gilles excédé, on fêtait notre tranquillité jusqu'à ton arrivée.

– Mon Dieu, dit Nicolas, peu susceptible et qui, de toute façon, avait soif, mon Dieu, mais il est jaloux!... Je suis sûr que madame sera ravie que nous buvions à sa première arrivée au Club-car je ne vous ai jamais vue ici, n'est-ce pas? Je me le rappellerais, je peux vous le promettre...

Tout en souriant tendrement à Nathalie, il avait capturé la bouteille sur la table et se versait un grand verre de whisky. Gilles était furieux, d'autant plus qu'il voyait les yeux de Jean se plisser de l'autre côté de la table, tant il avait envie de rire. Nathalie près de lui ne disait rien.

– Écoute, Nicolas, dit-il, nous parlons affaires.

– Si vous parlez affaires, madame s'ennuie. Voulez-vous danser avec moi, madame?

Et tout à coup Nathalie éclata de rire et Jean aussi. Ils ne pouvaient plus s'arrêter. Par gaieté naturelle et tout en se servant un autre verre, Nicolas les imita. Gilles resta seul avec sa respectabilité, humilié et furieux.

– Hou, hou, hoquetait Jean, si tu voyais ta tête...

Nathalie avait les yeux pleins de larmes à force de rire et Gilles esquissa un petit sourire contraint. Il avait rudement envie de quitter ces deux idiots et d'aller s'enivrer avec ses vieux amis, à une autre table. Il y avait bien longtemps qu'il n'avait pas vu Paris, après tout. Et si tous les efforts qu'il faisait pour ménager la susceptibilité de sa maîtresse le menaient là, il n'y avait qu'à renoncer. C'était facile.

– Pourquoi ne vas-tu pas danser? dit-il à Nathalie.

– Je ne sais pas danser ça, dit-elle, tu le sais bien. Il ne faut pas m'en vouloir, monsieur, dit-elle à Nicolas, j'arrive de la province.

– Mon Dieu, dit Nicolas, quelle province?

– Le Limousin.

– Le Limousin? J'adore le Limousin. J'y ai même des parents. Ça alors... Ça s'arrose. Gilles, buvons au Limousin.

Là-dessus, sous les yeux consternés de Gilles, s'engagea une longue conversation entre Nathalie et Nicolas sur les charmes de la campagne, le temps des moissons et celui des vendanges qui semblait – ce dernier – avoir spécialement plu à Nicolas. Il était 2 heures du matin quand Jean, vaguement parti lui-même et hilare, les déposa devant chez eux. Nathalie vacillait un peu et Gilles était d'une humeur de dogue. Il prépara quelques phrases cinglantes dans la salle de bains mais quand il rentra dans la chambre, elle dormait déjà à poings fermés. Il s'allongea près d'elle et mit longtemps à s'endormir.

CHAPITRE III

Le lendemain, elle s'éveilla avec l'air penaud et surpris des gens qui malgré quelques verres de trop et un léger sentiment de culpabilité ont dormi comme des cailloux et se sentent frais et dispos. Elle le regarda avec sournoiserie et il ne put s'empêcher de sourire.

– Alors? dit-il. Tu as bien rêvé de Nicolas?

– J'adore Nicolas, dit-elle. Il a l'air d'un gros chien.

– Un gros chien alcoolique, oui, dit Gilles. Je ne savais pas, à propos, que tu pouvais boire.

Elle le regarda, hésita:

– C'est que, dit-elle... c'est que j'avais si peur. Je ne connaissais personne, tu connaissais tout le monde. Et j'avais l'air si ridicule près de toutes ces filles...

Gilles la regarda, ahuri:

– Oui, j'avais ma petite robe noire, mon collier de perles, elles étaient toutes en Diane chasseresse. Et tu avais l'air si gêné de me présenter à tout le monde...

– Ça, c'est le comble, dit Gilles. Le comble de tout... Tu crois vraiment que je pourrais avoir honte de toi?

Il s'était renversé sur le lit, il la tenait contre lui. Elle avait eu peur... Nathalie qui n'avait peur de rien, qui défiait la province limousine, qui quittait son mari, Nathalie avait eu peur d'un club de gentils alcooliques. Il avait envie de rire et de s'attendrir à la fois.

– Pas honte vraiment, dit-elle d'une voix songeuse. Pas honte, mais tu pourrais t'ennuyer. C'est pourquoi j'étais si contente de voir ce Nicolas s'asseoir avec nous.

– Mais il y avait Jean. Il te trouve merveilleuse, Jean.

– De toute façon, Jean est avant tout ton ami. Tu peux lui faire ou me faire n'importe quoi, il te pardonnera. Je me demande même si, d'une certaine façon, il n'aime pas te voir mal agir.

– Tu es folle, dit-il.

Néanmoins il se rappelait à présent certaines expressions de jubilation de Jean lorsqu'il était lui-même dans ce qu'ils appelaient ses périodes de crise, et que tout excès, toute imbécillité souvent, lui devenait bon. Jean le calmait, le raisonnait mais avec une sorte d'indulgence amusée, presque admirative qui souvent le relançait de plus belle. De toute façon, on ne sait jamais rien sur ses amis, ni sur l'influence souterraine, inconnue parfois d'eux-mêmes, qu'ils ont sur vous. Néanmoins, l'idée de Jean, le brave Jean, en mauvais ange était cocasse. Il se mit à rire:

– Tu remets tout en question. Tu comptes bousculer toute ma vie, comme ça?

– Il ne me semble pas que tu aies beaucoup ménagé la mienne, dit-elle paisiblement.

Elle le regardait en souriant, les yeux mi-clos. Elle avait peut-être eu peur de tous ces gens, la veille, mais elle n'avait manifestement aucune peur de lui, ce matin.

– Tu es une femme dure, dit-il, et cruelle. Tu n'as peur de rien. Et en plus, tu es alcoolique. Et en plus tu es perverse, conclut-il en s'abattant sur elle. Il faudra que je te présente à Gilda.

– Qui est Gilda?

Il était contre elle à présent, il avait envie d'elle et pas du tout envie de parler de Gilda. Néanmoins il répondit confusément:

– Une femme perverse.

– Oh, dit-elle, toutes les femmes peuvent être perverses. Moi aussi, tu sais... Ça ne veut rien dire, la perversité... Le plaisir, si on aime quelqu'un...

– Tais-toi, dit-il, espèce de bavarde.

Ils allèrent déjeuner chez Lipp, très tard, et Gilles continua ses présentations mais avec la plus grande aisance. Dans trois jours, il commençait à travailler, sa maîtresse était belle, elle l'aimait, il était heureux, il se demandait comment il avait pu être ce fantôme grelottant et désespéré trois mois plus tôt. Il devait être claqué physiquement à l'époque sans même s'en rendre compte. Aujourd'hui le monde était à lui. Il avait envie de Champagne, c'était idiot le Champagne avec la choucroute mais ils burent du Champagne.

Puis ils allèrent voir un film stupide, à côté, et Gilles passa son temps à chuchoter des inepties à l'oreille de Nathalie, furieuse, car elle était devant tout spectacle d'une attention et d'une gravité d'enfant. D'ailleurs elle l'ennuyait depuis trois jours pour aller voir une pièce de théâtre intellectuelle, fort belle, semblait-il, mais dont la seule idée glaçait les sangs de Gilles. Il n'était pas allé au théâtre depuis des années, les soirées prévues d'avance l'excédaient, il se moquait de ce qu'il nommait son côté provincial.

– Tu as bien le temps, disait-il. Tu n'es pas à Paris pour une semaine. Tu n'as pas l'obligation de tout voir en une semaine pour tout raconter aux dames de la Croix-Rouge de Limoges.

– Mais j'aime ça, disait-elle. Tu ne comprends pas. Et c'est avec toi que j'aurai envie d'en parler après.

– C'est gai, gémissait-il, je suis tombé sur une intellectuelle.

– Je ne te l'ai jamais caché, répondait-elle sans rire et l'idée de Nathalie, sa maîtresse, ce corps exigeant et chaud, transformée en intellectuelle, le faisait rire aux larmes.

Cependant quelquefois quand il se rendait compte par un détail de la profondeur, de l'étendue de sa culture à elle par rapport à la sienne, il s'étonnait un peu. Bien sûr, elle avait eu le temps de lire, en trente ans, en province, mais effectivement elle aimait ça; et quand il lui disait par fatigue un des paradoxes ou des lieux communs à la mode, elle le reprenait sans indulgence, avec une sorte d'irritation étonnée comme s'il se fût brusquement montré indigne de lui-même.

– Mon chéri, disait-il – bien que persuadé du contraire –, je ne suis pas un homme très intelligent. Il faut que tu l'admettes.

– Tu pourrais l'être, rétorquait-elle froidement, si tu n'avais pas renoncé à te servir de ton intelligence pour autre chose que ta vie privée. Tu n'as aucune curiosité. Je me demande comment ils t'ont gardé dans ce journal.

- Parce que je suis très travailleur, très doux et que je tape bien à la machine.

Elle haussait les épaules, elle riait mais il y avait une certaine rancune dans son rire. Quand ils en arrivaient là, d'ailleurs, Gilles était ravi. Il avait toujours adoré être «grondé». Tout cela finissait bien entendu par des mots d'amour, des gestes et, la tenant à sa merci, dans la volupté, Gilles lui demandait d'une voix hachée si elle aimait ce que lui faisait son imbécile d'amant. Il en était à cette exquise période de l'amour où l'on adore se disputer et où l'on ne peut même pas imaginer que ces sujets de tendres batailles puissent être les ferments, les anges annonciateurs de combats moins gais.

CHAPITRE IV

Pour la première fois, depuis deux mois qu'il travaillait, il avait eu envie de prendre un verre en solitaire, dans un bar, avant de rentrer à la maison. Il était très agréable de faire le jeune homme, l'homme libre quand quelqu'un que l'on aimait, dont on était sûr, vous attendait quelque part. Les cafés de Paris étaient des gouffres pour les hommes seuls, mais des tremplins pour les amants heureux. Il prit même le temps de faire quelques compliments à la barmaid, de feuilleter le journal du soir. Il ne se demandait pas pourquoi il ne rentrait pas immédiatement, il était simplement reconnaissant à Nathalie de faire de ce délai idiot qu'il s'imposait avant de la retrouver une image heureuse et comblée d'avance de sa liberté. On n'était jamais libre que par rapport à quelqu'un. Et quand c'était dans le bonheur, comme lui, c'était la plus grande liberté du monde. Il avait beaucoup travaillé ce jour-là et, le soir, il devait dîner avec Fairmont, Jean et Nathalie. On ignorait encore si Fairmont viendrait avec sa femme. Il était probable que non dans la mesure où lui et Jean viendraient avec leurs maîtresses respectives. Il devait rentrer d'urgence et se changer Or, il éprouvait un sentiment d'insouciance, de nonchalance dans ce bar, difficile à secouer. Quand il arriverait, Nathalie serait là, sans doute, légèrement exténuée par cette découverte incessante qu'elle faisait de Paris, de ses musées, de ses quartiers, avec une passion tous les jours renouvelée et qui le laissait chaque fois un peu sceptique. Elle connaissait à présent des rues, des cafés, des galeries de peinture dont il n'avait jamais entendu parler et il se demandait avec un mélange d'inquiétude et de hâte quand elle en aurait fini avec cette ville. Que ferait-elle alors? Ils dînaient dehors tous les soirs, ils allaient parfois au Club où chaque fois, retranchée dans un détachement complet vis-à-vis des gens amusants qu'il lui présentait et une affection à la russe pour Nicolas, elle se consacrait à ce dernier et à lui-même. Il s'apercevait d'ailleurs avec étonnement que ce gros benêt de Nicolas avait beaucoup lu, qu'il était assez fin, relativement à jeun, et qu'il tombait amoureux de Nathalie à vue d'œil. Finalement c'était assez amusant: au lieu de parler des mœurs d'un acteur à la mode, on parlait de celles d'un héros de Zola et bien qu'il ne risquât pas d'y avoir là la moindre nouveauté, il apprenait quand même pas mal de choses. Nathalie déclarait ensuite avec violence qu'il était effectivement honteux que Nicolas n'ait pas trouvé un producteur assez intelligent pour lui confier trois cents millions, qu'il était merveilleux que ce garçon ne soit pas plus aigri et il la laissait dire, plutôt charmé, ne voulant pas lui expliquer que Nicolas était fainéant comme une chenille, de notoriété publique, alcoolique à mort après six cures sans succès, et impuissant depuis dix ans, dans tous les sens du terme. Jean les rejoignait parfois avec sa bovine de Marthe, visiblement épouvantée par Nathalie et ses discours comme par une inconvenance: pour elle, les femmes devaient écouter et se taire. Et parfois, il y avait dans le regard de Jean une expression d'agacement un peu semblable. Mais Gilles savait pourquoi: depuis quinze ans, ils parlaient ensemble par-dessus la tête de jeunes femmes soumises et désirables: qu'il y en ait tout à coup une entre eux deux, à la fois désirable et vivante, ne pouvait provoquer chez lui que de la jalousie. Une de ces jalousies amicales qui sont souvent les pires. Mais Gilles, débonnaire, assez fier, écoutait Nathalie interroger, répliquer, répondre parfois durement, sans jamais broncher. Dans une heure ou deux, elle serait à lui, soumise comme elle ne le serait jamais autrement et cela lui suffisait amplement. Cette Minerve se transformerait vite en amoureuse, il le savait. Et si elle n'avait pas encore adopté les pyjamas ou les bottes des chasseresses du Club, sa tête fière, ses yeux verts, l'espèce de violence contenue dans son corps faisaient disparaître aussitôt la petite robe noire et les colliers désuets auxquels elle s'accrochait. Il y avait au contraire pour Gilles une sorte d'excitation erotique à regarder, à écouter cette jeune femme un peu démodée parler de Balzac avec passion, cette jeune femme qui disait «vous» à tous ces joyeux noctambules potiniers et familiers, cette jeune femme dont il savait qu'elle serait nue, et plus libre sans doute en amour que n'importe laquelle de ces jeunes femmes «dans le vent», dans quelques heures. D'ailleurs quelques regards éloquents des rares hommes vraiment à femmes du Club l'avaient renseigné: il était envié!

Le dîner avait lieu dans un grand restaurant de la rive droite et, grâce à Gilles, ils arrivèrent un peu en retard. Fairmont était venu seul et il excusa sa femme d'une phrase qui fit sourire Gilles et Jean. Il jeta un coup d'œil à Nathalie, étonné sans doute de ne pas dîner avec une starlette, et commanda le dîner d'un air un peu troublé. Marthe, probablement chapitrée par Jean, le regardait d'un œil admiratif, à jamais admiratif, et Gilles eut envie de rire. Il savait Fairmont content de lui, Nathalie curieuse de le connaître, tout allait bien se passer. Et effectivement tout se passa bien au début. Fairmont demanda à Nathalie si elle aimait ce restaurant, elle répondit qu'elle y avait été quelquefois, avec son mari, et que les huîtres y étaient délicieuses. Fairmont, apparemment au courant, s'enquit de l'inévitable Limousin, Nathalie répondit brièvement et la conversation prit un tour général des plus reposants. En fait, ce furent Nathalie et Fairmont qui en assumèrent tous les frais. Il finit par la regarder d'un air légèrement interrogateur, comme pour se demander ce qu'elle pouvait trouver à quelqu'un comme Gilles, et Nathalie le devina, adressa un sourire si tendre à son amant qu'il lui prit la main sous la table un instant. A présent, Fairmont voulait plaire, il pérorait, ayant un peu bu, et les yeux ronds de Marthe se plissaient sous l'effort.

– Nous avons une position très difficile, disait Fairmont. Les événements sont tellement contradictoires...

– Ils l'ont toujours été, dit Nathalie.

– Enfin, dit Fairmont abruptement, «il faut que le cœur se brise ou se bronze», comme disait Stendhal.

– Je crois que c'est Chamfort, dit Nathalie.

– Pardon?

Fairmont s'était immobilisé, la fourchette en l'air. Il voulait bien inviter ses collaborateurs à dîner, voire leurs maîtresses, mais il n'aimait pas beaucoup les leçons de culture. Gilles lança un coup de pied à Nathalie qui lui renvoya un regard surpris.

– Je suis navré de vous contredire, dit Fairmont, définitif, mais c'est Stendhal. Je crois même que c'est dans La Chartreuse, ajouta-t-il d'un ton rêveur qui terrifia Gilles, car il indiquait un léger doute – lequel prouvait que Nathalie avait raison.

– De toute façon la phrase est ravissante, dit-il précipitamment.

– Si vous permettez, je vérifierai, dit Fairmont à l'adresse de Nathalie. Mais de toute façon, je suis ravi de voir que vous connaissez une jeune femme cultivée, ajouta-t-il vers Gilles d'une voix suave, sa voix de colère. Ça vous change.

Il y eut un léger silence. Gilles s'inclina:

– Merci, dit-il.

Il était assez furieux à présent. Contre Fairmont qu'il jugeait grossier et contre Nathalie qu'il jugeait maladroite. Nathalie avait un peu rougi, elle aussi, il y eut une minute de silence empoisonnante et au moment précis où Gilles allait s'extasier sur l'onctueux du soufflé, il entendit près de lui la voix de Nathalie:

– Je suis navrée, dit-elle. Si j'avais pensé que rectifier une citation puisse vous agacer à ce point, je me serais tue.

– Rien ne peut m'agacer venant d'une jolie femme, dit Fairmont avec un petit sourire.

Je vais finir coursier dans ce journal», pensa Gilles, et il eut un regard implorant vers Jean qui suivait tout ça d'un air impassible. Impassible et même secrètement enchanté. Mais l'était-il de voir Fairmont enfin mouché ou de voir Nathalie le mettre lui, Gilles, dans une situation désagréable...? Le reste du repas fut plutôt languissant et ils se quittèrent tous très tôt. Quand ils furent seuls chez eux, Nathalie se tourna vers lui:

– Tu es furieux, n'est-ce pas? Il était agaçant aussi... j'ai rarement vu un homme aussi prétentieux.

– C'est quand même lui qui nous fait vivre actuellement, dit Gilles.

– Ce n'est pas un motif pour mélanger Stendhal et Chamfort, dit-elle paisiblement, surtout avec cette autorité imbécile...

– Imbécile ou pas, c'est mon patron, dit Gilles.

Il était agacé de s'entendre prononcer des phrases semblables. Il se sentait «jeune cadre» ou «vieil employé». En tout cas pas le chroniqueur futé et désinvolte qu'il voulait être. Et cela à cause de cette femme, à son côté, qui souriait. Pourquoi ne jouait-elle pas le jeu, après tout? Elle savait bien que les choses sont ce qu'elles sont et qu'il y a des cas où il faut plaire, s'étouffer, quitte à rire après de sa propre lâcheté? On ne pouvait pas jouer la franchise à Paris en l'an 1967, dans ce métier. C'était évident et il y avait une sorte de mauvaise foi à s'y obstiner. Pourquoi mettait-elle partout cet absolu, cette horreur des demi-mesures qui étaient les seules, hélas ou pas, qui vous permettent de vivre tranquillement? Il se sentait comme trahi par elle et il le lui dit.

– Si j'aimais les demi-mesures, répondit-elle, je ne serais pas ici. Je serais à Limoges et je viendrais faire l'amour avec toi tous les quinze jours.

– Tu mélanges un peu les sentiments et les actions d'éclat, dit-il. Tu m'as suivi parce que tu m'aimais, que je t'aimais et qu'il n'y avait que ça à faire. Cette nécessité n'était pas évidente, ce soir, dans ton comportement avec Fairmont.

– Je voulais simplement dire que si j'avais pu supporter cet homme, j'aurais pu aussi bien supporter ma vie passée, c'est tout.

Quelque chose s'exaspérait en Gilles, une sorte de rancune qu'il n'avait jamais distinguée comme telle chez lui.

– Bref, tu es contente de ton rôle: la femme qui quitte tout pour son amant, qui court les musées et se pâme devant les œuvres d'art, qui découvre des héros de Tchékhov dans les Nicolas des Clubs, la femme sublime, absolue, acoquinée par hasard avec un malheureux écrivaillon faible et de moins bonne nature, la vraie femme, compréhensive et passionnée, la femme qui...

– Oui, coupa-t-elle, je suis assez une femme entière. Mais, d'une part je n'en suis pas fière, d'autre part je pensais que tu m'aimais pour ça, aussi.

– ... En plus, c'est vrai, dit-il rêveusement, tu as toujours raison.

– Gilles, dit-elle.

Il la regarda. Il y avait une panique affreuse dans ses yeux. Il la prit dans ses bras. Au fond il se conduisait comme un beau salaud. Il la laissait seule, dans cette ville inconnue, des journées entières, il l'emmenait dîner avec des gens médiocres et il lui reprochait tout cela. Peut-être s'ennuyait-elle à mort à Paris, peut-être ses efforts désespérés pour maintenir une ombre de dignité à son personnage de maîtresse en titre d'un homme comme lui n'étaient-ils pas dus qu'à un instinct de préservation aussi vital pour elle que sa passion pour lui... Pourquoi ne l'épousait-elle pas? Il le lui avait proposé dix fois et dix fois elle avait refusé. Pour lui d'ailleurs, il le savait. Et il était vrai qu'il avait peur de se marier, bêtement, bourgeoisement, sous prétexte d'éviter la bourgeoisie, justement. Elle aurait dû dire «oui», divorcer, et le traîner à la mairie par les cheveux quelles que fussent les réserves, les craintes qu'elle devinait en lui. Il y a un moment où il faut forcer les gens, où il faut délibérément cesser de vouloir les comprendre, où il faut agir pour soi, contre eux-mêmes, et pour leur bien, en définitive. Mais ça, elle ne le pourrait jamais et c'était pour cela qu'il l'aimait. C'était inextricable.

– Viens te coucher, dit-il tendrement, il est tard.

Dans ce grand lit, au moins, il n'y aurait pas de problèmes. Et sans doute partageait-elle sa pensée car elle fut plus passionnée encore, plus tendre que les autres nuits. Vers 5 heures du matin il se réveilla, néanmoins, et vit Nathalie assise près de lui les yeux ouverts, qui fumait une cigarette dans le noir, immobile. Il voulut se réveiller vraiment, la questionner mais quelque chose en lui lui fit refermer les yeux, se taire, comme un lâche. Ils s'expliqueraient demain – s'il y avait quelque chose à expliquer.

CHAPITRE V

– Vous prendrez bien un petit cognac? On a le temps.

«J'en prendrais bien une douzaine», pensa Gilles rageusement. Ils étaient dans un de ces restaurants où il faut goûter la terrine à tout prix et dans un quart d'heure, ils seraient assis dans un théâtre à écouter la fameuse pièce que voulait voir Nathalie.

Elle avait retrouvé dans Paris une amie d'enfance, laide, intelligente et fort mal mariée à une espèce d'industriel braillard et bon vivant. Elle avait organisé ce dîner, non sans le prévenir à l'avance de l'ennui de l'époux, et une fois assise avait pépié gaiement avec sa vieille amie des incidents de leur enfance, laissant Gilles et l'abruti se débrouiller. Ayant passé en revue la Bourse, les impôts, les restaurants et le gaullisme, Gilles se sentait au bord de la crise de nerfs.

– Croyez-en votre ami Roger – je vous appelle Gilles – hein, mon vieux, on va en avoir besoin. Moi, le théâtre, ça m'endort illico. Et ma femme m'y traîne tous les mois au bas mot.

«Nous voilà un point commun, pensa Gilles dégoûté; les pauvres types travailleurs que leurs petites dames font sortir le soir.»

– Surtout, enchaînait Roger, que la télévision, c'est ce que c'est, je vous l'accorde, mais parfois il y a des trucs vraiment intéressants. On est assis dans un bon fauteuil, on fume, on boit un verre, on est chez soi et on paye pas trois mille balles pour s'enquiquiner. Pas vrai?

– J'aime bien le théâtre, dit Gilles fermement. Mais je prendrais un cognac quand même.

– Et tu te rappelles... commença Nathalie – De quoi parlez-vous tous les deux?

Elle jetait un regard suppliant à Gilles, un regard d'excuse.

– Nous parlions théâtre, dit-il avec dérision. Monsieur... pardon... Roger préfère la télévision.

– J'ai un mal fou à le faire sortir, dit l'amie d'enfance, nous avons une convention: une fois par mois, je le traîne de force voir une pièce.

– Nous en arriverons sûrement là, dit Gilles à Nathalie, avec un petit sourire méchant. Les conventions font la force des couples.

Elle ne sourit pas. Il y avait une détresse si évidente sur son visage, tout à l'heure si gai, que Gilles s'en voulut. Après tout, elle ne connaissait que cette malheureuse amie, à Paris, elle n'y était pour rien si le mari était ce qu'il était et elle était ravie d'aller au théâtre. Pourquoi lui gâchait-il sa soirée?

– Tu veux un cognac? dit-il.

Il lui avait pris la main à travers la table, il souriait. Elle lui jeta un regard reconnaissant et Gilles sentit son cœur se serrer tout à coup. Il lui faisait mal, ou il allait lui faire du mal, il le sentait. Qu'est-ce que ça pouvait lui faire après tout une soirée ennuyeuse? Elle avait dû en passer d'autres depuis trois mois avec ses amis à lui. Il fallait bien dire, quand même, qu'aucun n'avait l'horrible faconde de ce Roger, il fallait bien être de la province pour connaître des Parisiens comme celui-là.

– Il faut se dépêcher, dit l'amie. Vous n'imaginez pas, dit-elle à Gilles, comme je suis ravie que Nathalie habite enfin à Paris. Nous allons nous voir souvent, j'espère...?

Il y avait une interrogation un peu anxieuse dans sa voix. Elle devait savoir qui elle avait épousé. On ne pouvait le lui reprocher. C'était logique après tout: une fille laide en province, un Parisien qui passe. C'était bien logique mais Gilles détestait l'assimilation qu'elle faisait de son cas avec celui de Nathalie. C'était vrai qu'elles étaient habillées un peu pareil et qu'elles avaient eu une discussion animée d'écolières qu'on n'aurait pu attendre de deux Parisiennes, trop préoccupées de leurs mâles, en général, pour ces apartés. Mais Nathalie était belle, elle n'était pas bourgeoise, elle l'aimait. Il sourit:

– Bien sûr. De temps en temps nous irons voir des westerns, pour changer, c'est tout.

– Il y en avait justement un, ce soir, à la télé, se plaignit Roger. La prochaine fois, mon vieux, on restera tous les deux à la maison, en garçons, et on enverra les femmes voir leurs histoires. Qu'en pensez-vous?

La vision de cette soirée épouvanta Gilles si visiblement que Nathalie se mit à rire, nerveusement. Elle riait encore sous cape au théâtre et elle lui prit la main dans le noir. Il la glissa sous son manteau, sur sa cuisse, pour la troubler et l'agacer, mais déjà elle ne faisait plus attention à lui, toute au spectacle, à la vérité fort beau, mais que Gilles, les nerfs à vif, alourdi par ce maudit dîner, n'écouta que d'une oreille.

A l'entracte, ils allèrent boire le whisky de rigueur et tandis que les deux femmes discutaient avec passion et que Roger avalait quelques verres supplémentaires, l'œil morne, Gilles regardait autour de lui. Il semblait que toute la province se fût donné rendez-vous là. Il y avait des jeunes couples, ou des couples d'âge mûr, par deux ou quatre, les femmes vêtues de skunks, de visons plus ou moins bien coupés, tous en habits du dimanche et fiers d'être là, pérorant sur les intentions de l'auteur avec la suffisance et la fausse désinvolture des bourgeois français. Il savait bien que les générales étaient pareilles, à l'élégance près, mais cette élégance, acquise ou pas, lui semblait subitement très importante. Il fallait être snob, sûrement, ou communiste, mais il n'arrivait pas à se décider. Après avoir pris l'inévitable verre d'adieu dans un bar sinistre près du théâtre, ils finirent par se séparer. Dans la vieille Simca, enfin récupérée, Gilles observa un silence prudent et légèrement sadique. Nathalie finit par le rompre d'une voix triste:

– Tu t'es affreusement ennuyé, n'est-ce pas?

– Mais non, dit Gilles, la pièce était très bonne. On va au Club, boire un dernier verre?

– C'était une fille très bien, tu sais, dit Nathalie sans répondre. Quelqu'un de très gentil, très romanesque.

– Elle a l'air charmante, dit Gilles. C'est dommage qu'elle ait épousé ce type-là.

– Oui. Grand dommage.

Il tourna la tête vers elle, sourit.

– Nathalie, dit-il, tu sais que je t'aime?

Il ne savait pas pourquoi il disait ça, il sentait simplement qu'il fallait le lui dire. Elle lui prit la main, sur le volant, la serra sans répondre. Ils arrivaient au Club.

La fumée, le bruit des voix excitées, le visage connu de la surveillance, à la porte, firent à Gilles l'effet d'une bouffée d'air frais. C'était quand même étrange à penser. Ils trouvèrent une petite table tout de suite, et burent deux verres très vite. Une sorte de gaieté soulagée venait à Gilles: il avait envie de s'enivrer, de dire des bêtises, de se battre pour rire avec quelqu'un, de faire n'importe quoi. Tout à coup il vit Jean, à l'autre bout de la pièce, avec un groupe inconnu, qui leur fit signe de la main et Gilles se leva aussitôt, entraîna Nathalie. Il se retrouvait avec ses pairs, les noctambules, les dégénérés, les alcooliques, les bons à rien. Ce n'est que près de la table qu'il reconnut Éloïse. Elle était ravissante, extravagante dans un ensemble de cuir très court, couverte de chaînes. Elle lui sourit sans réticence, jeta un coup d'œil approbateur à Nathalie, présenta un grand Américain légèrement saoul comme certaines femmes ont l'habitude de présenter leur amant en titre. Jean souriait, se levait, faisait asseoir Nathalie près de lui. Elle allait sûrement lui parler de la pièce, Jean aimait ce genre de conversation, tout allait bien. Il allait pouvoir faire un peu le jeune homme. L'Américain l'avait pris par les épaules et essayait dans le bruit de la musique de lui dire quelque chose qu'il n'arrivait pas à comprendre.

– Éloïse et vous...? Before? Yes?

Il tendait son index vers Éloïse et Gilles tour à tour, en riant. Il comprit, se mit à rire aussi:

– Yes. It's me.

Il croisa le regard de Nathalie, sourit. Au fond il était assez fier qu'elle connût Éloïse, une Éloïse dans une forme pareille surtout. C'était plutôt flatteur pour lui. Et pour elle.

– C'est lui qui m'a fait souffrir, criait Éloïse dans le tumulte.

– Bad guy, dit l'Américain en secouant Gilles. Et maintenant, vous tout seul?

– Non, hurla Gilles – car la musique empirait –, j'aime cette dame.

– Laquelle?

Il montra Nathalie du doigt, remarqua son expression légèrement horrifiée et ne s'y attarda pas. Elle avait compris ce qu'ils disaient, et alors? Il disait qu'il l'aimait à un brave garçon sympathique. Ce n'était pas de l'indiscrétion, c'était une sorte de familiarité, de chaleur nocturne sans importance. Il avala un grand verre de scotch. Après cette soirée, il avait bien le droit de se détendre, après tout. Il ne l'avait pas volé.

– Tu as aimé la pièce? disait Jean.

– Adoré, dit-il, j'ai a-do-ré.

Jean se mit à rire, se retourna vers Nathalie. Gilles se sentait tout gai, irréprochable, irresponsable. Cette soirée si assommante finissait bien.

– Tu pourrais me faire danser, dit Éloïse, en souvenir du bon vieux temps.

Il dansait mal et n'aimait pas ça mais qu'importait. Il se retrouva en train d'accomplir de longues glissades sur la piste, au milieu d'une foule plutôt sadique. Les hommes regardaient beaucoup Éloïse, dans sa tenue de femme de Tarzan.

– Mon Dieu, dit-elle, tu te débrouilles toujours aussi mal pour danser.

Il rit sans répondre. Il reconnaissait son parfum, c'était agréable toutes ces femmes posées dans la vie comme des jalons.

– Et pour le reste? reprit-elle.

– Tu es devenue bien effrontée, dit-il. Mais je ne peux pas te répondre ici.

Pourquoi pas après tout? Ce serait amusant de refaire l'amour un jour avec cette nouvelle Éloïse. C'était un rudement bon jeu de mots, il le lui dit mais elle ne sembla pas comprendre. Nathalie comprendrait, elle, Nathalie était cultivée. D'ailleurs, elle passait près de lui, dans les bras de l'Américain, qui trébuchait un peu, elle semblait plutôt ennuyée. «Mais amuse-toi, pensait-il avec une sorte de rage, amuse-toi donc.» Ils regagnèrent leurs places les premiers, Nathalie et l'Américain dansaient encore.

– Ton amie n'a pas l'air de s'amuser, dit Éloïse.

– Ton petit ami doit lui écraser les pieds, dit Gilles.

– Il est bien gentil, dit Éloïse.

«Il y a deux mois, elle n'aurait pas dit d'un homme qu'il était "gentil", pensa Gilles. Elle a dû découvrir les hommes méchants avec moi.» Une sentimentalité subite l'envahissait, avec l'alcool:

– Dis-moi que tu es heureuse, Éloïse.

– Si ça te fait plaisir, dit-elle sèchement et elle détourna la tête.

Au même moment, le profil incliné, presque douloureux de Nathalie passa devant ses yeux et il avala un autre verre. Les femmes étaient toutes les mêmes, jamais heureuses. Et c'était toujours votre faute. Il n'y avait que les copains décidément et il jeta un clin d'œil complice à Jean qui le lui rendit. Nathalie revenait et il se leva. Elle le regarda avec une sorte d'hésitation:

– Tu n'es pas fatigué?

Et maintenant elle voulait rentrer, au moment précis où il s'amusait, où il commençait enfin à s'amuser!...

– Non, dit-il. Viens danser.

Par chance, c'était un slow, un vieux slow de l'été. Il se rappela soudain le bal en plein air chez les gens près de Limoges, cette danse qu'il avait arrachée à Nathalie lorsqu'il était si jaloux de son frère. Et ces baisers fous, furtifs qu'ils avaient échangés derrière un arbre... Nathalie. Elle oscillait doucement contre lui, il avait envie d'elle, il l'aimait, sa provinciale, son bas-bleu, sa folle. Il se pencha, le lui chuchota à l'oreille et elle mit la tête sur son épaule. Il n'y avait plus d'amis, d'ex-maîtresse, de complices, il n'y avait plus qu'elle.

Beaucoup plus tard, ils émergèrent dans le petit matin et Nathalie dut prendre le volant de la voiture. Il tenait à peine debout, mais il débordait de mots, d'idées confuses et fortes à la fois. Il savait ce qu'il se passait entre eux, en fait. Tant qu'il avait été malade, qu'elle s'était occupée de lui comme d'un enfant, il s'était senti entier, rassemblé complet dans cet amour. Maintenant qu'il devait à son tour s'occuper d'elle, la défendre, il se sentait dissocié, coupé en deux: d'une part lui, l'ancien Gilles, de l'autre, Gilles amoureux de Nathalie. Il lui expliqua tout cela d'une voix pâteuse pendant qu'elle le couchait mais elle ne lui répondit pas. Le lendemain il fut réveillé à l'aube par un fleuriste muni d'une immense gerbe de fleurs et Nathalie, en bâillant, lui raconta que l'Américain l'avait demandée en mariage toute la nuit.

CHAPITRE VI

Il rumina sa rancune toute la journée. Finalement, avec cette femme, il avait toujours un rôle d'idiot. Il ne comprenait rien au théâtre, pas grand-chose à la littérature, rien au bon goût et quand par hasard il faisait le jobard sur ce qu'il croyait être son propre terrain, elle le doublait en cachette. Elle avait dû bien rire de le voir faire la cour à la pauvre Éloïse, cette Éloï'se que son riche amant, pas fou, était prêt à quitter à la seconde même, pour elle, Nathalie. Car elle avait quelque chose, derrière sa bonne tenue implacable, quelque chose de parfaitement femelle que cet Américain, à travers son alcool, avait parfaitement senti. Quand Gilles était rentré dans leur chambre, ce matin, tenant le bouquet avec une tête parfaite d'abruti, elle avait éclaté de rire avant de lui expliquer les choses. Et il était resté un moment sur le lit, à marmonner «ça alors, ça alors» jusqu'à l'instant où elle lui avait enlevé le bouquet des mains en riant et s'était levée pour l'embrasser.

– Mais que lui as-tu dit?

– Qu'il était très aimable mais que je tenais à quelqu'un d'autre. J'ai oublié de te montrer du doigt, ajouta-t-elle nonchalamment.

– Il a un certain toupet, dit Gilles, essayant de rire.

Mais il était vexé. Il n'aurait jamais le beau rôle avec elle, voilà tout. Bien sûr, elle l'aimait, mais elle était fondamentalement plus forte que lui. Il pensa une seconde que c'était sans doute cela qui l'avait sauvé, lui, trois mois plus tôt, mais en même temps, il cherchait un moyen de lui prouver le contraire. En y réfléchissant, c'était elle qui dès le début de leur liaison avait pris toutes les initiatives. La seule chose qu'il avait faite avait été d'accélérer leur départ. C'était elle qui l'avait choisi, séduit et amené à vivre avec elle. Et c'est elle qui dicterait complètement leur mode de vie dans quelque temps, s'il la laissait faire. Témoin, la soirée d'hier. Bien sûr, c'était la première fois en deux mois qu'elle lui imposait une corvée mais il fallait bien un début à tout. D'homme vexé, il se transformait en homme enchaîné. Il travailla mal, fut d'une humeur exécrable et décida d'aller voir Gilda. Il n'était même pas passé lui dire bonjour depuis son retour, ce n'était pas gentil et de plus Gilda avait deux qualités énormes: d'abord, elle était toujours du côté des hommes, ensuite elle savait se taire. A 6 heures, il était chez elle et il se souvint, dès l'entrée, de la soirée affreuse qu'il avait passée là, un soir de printemps, à attendre une femme à qui, finalement, il n'avait pas ouvert. C'était «avant Nathalie», il s'en rendit compte et un instant il faillit se taire. Nathalie était son secret, sa femme, il ne devait parler d'elle à personne, c'était infâme et c'était sans doute une des rares choses qu'elle ne lui pardonnerait jamais. Mais déjà il était assis dans le grand fauteuil rouge, un verre glacé entre les mains, et en face de lui cette femme amicale et curieuse, la vieille complice de ses folies passées. Il se sentait rajeunir. Après tout, une histoire d'amour, c'était une histoire d'amour.

– Alors? dit Gilda. Tu as bonne mine, mon petit loup. Il paraît que tu es très heureux?

– Très, dit-il mollement.

Elle était toujours renseignée.

– Alors que fais-tu là? (Elle se mit à rire.) Quand les hommes viennent me voir, c'est pour faire l'amour ou pour se plaindre. Tu n'as pas l'air spécialement passionné. Alors?

– C'est compliqué, commença-t-il...

Il parla. Il parlait, il changeait un peu les faits, à son avantage, et se détestait de le faire. Il était parfaitement déprimé en finissant. Elle l'avait écouté sans mot dire, les yeux plissés, fumant cigarette sur cigarette, avec ce qu'il appelait en lui-même sa tête de chiromancienne. Elle se leva quand il se fut tu, fit trois pas dans la pièce, en bougeant légèrement les hanches, et revint s'asseoir, le fixa. Finalement elle était assez ridicule et il se demanda ce qu'il faisait là. Elle surprit l'éclair de malice dans son regard et s'énerva:

– Si je comprends bien, une femme t'a mis le grappin dessus et tu n'arrives pas à t'en sortir?

Une vague de fureur saisit Gilles:

– Ce n'est pas ça, dit-il. J'ai oublié le principal. Je ne t'ai pas dit le principal.

Le principal, c'était la chaleur de Nathalie, le creux de son cou lorsqu'il s'endormait, sa tendresse incessante, sa parfaite loyauté, la confiance éperdue qu'il avait en elle. Tout ce que cette demi-putain de luxe avec ses perversions à la noix ne pouvait plus savoir. Mais alors que faisait-il donc là?

– C'est quoi, le principal? Tu l'as dans la peau, quoi?

Il s'était levé déjà, il balbutiait, de colère ou de honte, il ne savait plus.

– Je me suis mal expliqué, dit-il péniblement. Oublie tout ça. Excuse-moi.

– Quand elle sera repartie vers son juge de paix, tu reviendras me voir, dit-elle. Je suis toujours là, tu sais.

«Oui, pensa-t-il avec haine, tu es toujours là. Tu seras toujours là pour les lâchetés, les saloperies, les envies de tes hommes. Tu es de ce genre de femmes qui sont censées vous faire tout oublier de la vie à force de vous mettre le nez dedans.»

Il était à la porte déjà, il se retourna:

– Ce n'est pas elle qui a mis le grappin sur moi, comme tu dis, c'est moi qui me suis accroché à elle.

– Alors il fallait me faire un autre récit, dit-elle en riant, et elle referma la porte.

Il tremblait de colère dans l'escalier mais il ne savait pas bien contre qui. Il traversa Paris à toute vitesse, se rangea n'importe où, grimpa l'escalier en courant. Mais derrière la porte, il entendit le rire de Nathalie et une voix d'homme. Il respira profondément. Si c'était l'Américain, il lui casserait la figure, ça leur ferait le plus grand bien, à lui, à l'Américain, à tous les deux. Au lieu de prendre sa clef, il sonna, trouvant quelque chose d'élégant à cet acte. Mais le rire de Nathalie durait quand elle lui ouvrit la porte.

– Devine qui est là, dit-elle.

Son frère était debout à l'entrée du living-room, il souriait. L'expression de Gilles devait être bizarre car Nathalie questionna:

– Mais qui croyais-tu que c'était?

– Je ne sais pas, dit-il. Bonjour Pierre.

– Tu croyais que c'était Walter?

– Walter?

– L'Américain d'hier soir. J'en parlais justement à Pierre et...

Et elle tomba dans un fauteuil, pleurant de rire. Son frère était près d'elle, il riait aussi et une sorte de bonheur gagnait Gilles. Ils étaient là comme deux enfants, puérils et honnêtes, ils étaient charmants à voir et rassurants. Des gens normaux, il existait encore des gens normaux. Il se laissa tomber dans un fauteuil, épuisé et content. Il était chez lui, en famille, après une journée d'imbécile due à son caractère d'imbécile.

– Depuis quand êtes-vous là?

– Ce matin. J'avais deux jours libres et envie de voir Nathalie. Ses lettres ne me suffisaient pas.

Elle écrivait souvent à son frère? Entre deux musées? Que faisait-elle de ses journées, en somme? Il lui racontait tout des siennes, en rentrant, ils discutaient politique comme des fous, et du journal et des amis, jamais de sa vie quotidienne à elle. Elle ne lui avait jamais parlé de rien, au fond, de rien de sa vie, sauf de son amour pour lui. Que pouvait-elle bie


Date: 2015-12-11; view: 679


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