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Les responsabilités du discours journalistique

Il est normal que le discours journalistique qui consiste à rapporter des événements et à en proposer des explications cherchent à capter son public, pour les raisons que l’on a dites plus haut, et donc qu’il se livre à une certaine dramatisation. Mais on peut parler de dérive lorsque cette dramatisation devient une « surdramatisation ». Il suffit de parcourir certains titres de journaux : « La France pédophile » ; « La France malade de ses banlieues » ; « La France brûle » ; « Obésité : 1 enfant sur 6 considéré en surpoids » (le "surpoids", est-ce de l’"obésité" ?).

Aussi voit-on les médias se livrer à la mise en scène d’une « good story » autour de la triade victime / agresseur / sauveur. D’où les trois types de discours qui produisent cette surdramatisation : de victimisation, de portrait de l’ennemi, d’héroïsation, le tout obtenu par un procédé d’amalgame.

Le discours de victimisation

Il met en scène toutes sortes de victimes : des victimes présentées en grand nombre (pour compenser leur anonymat), des victimes singulières différemment qualifiées de célèbres pour qu’elles soient dignes d’intérêt, des victimes de la logique de guerre, des victimes du hasard ou de la fatalité pour l’incompréhension angoissante [17], des victimes innocentes (comme celle du petit Mohamed, lors d’un affrontement israélo-palestinien) pour la compassion, ou des victimes sacrificielles pour la barbarie (comme la défenestration de soldats israéliens), etc..

Un tel discours est une invite de la part de l’énonciateur à partager la souffrance des autres, d’autant que celle-ci est rapportée soit par les victimes elles-mêmes, soit par des témoins extérieurs mais proches, et l’on sait que paroles de victimes et paroles de témoins sont in-discutables. Lecteur, auditeur ou téléspectateur se trouvent alors dans la position de devoir entrer dans une relation d’empathie.

Le portrait de l’ennemi

Le discours centré sur la description de l’agresseur consiste à mettre en scène leportrait de l’ennemi. Et là, la surdramatisation est encore à l’œuvre, car ce n’est que dans la figure du « méchant absolu » que pourrait se produire un effet de « catharsis » sociale. Le méchant, représentant du mal absolu, est à la fois objet d’attirance et objet de rejet, autrement dit de fascination. C’est le « côté obscur de la force », la puissance du diable que l’on retrouve de façon omniprésente dans les fictions fantastiques du cinéma moderne.

Nous est donc livré le portrait d’un ennemi puissant dans son désir de malfaisance et surtout indestructible ou renaissant en permanence de ses cendres : naguère Hitler, Staline, les Nazis de Nuremberg ; plus récemment Milosevic, Karadzic et le tueur sans visage qui pose des bombes ou tue des civils caché derrière une fenêtre (le sniper [18]) ; ou encore Saddam Hussein, bourreau du peuple avant son arrestation, puis dans sa déchéance de prisonnier, et de nouveau vigoureux dans son arrogance face à ses juges ; enfin, Ben Laden et ses sbires exécuteurs des basses œuvres, d’autant plus image méphistophélique qu’il est peu visible et s’évanouit lorsqu’on croit le saisir.



Mais il faut observer que ces figures d’ennemi ne concernent pas seulement les personnalités politiques. On les trouve également dans ce que naguère on appelait les faits divers : des personnes inconnues du grand public responsables d’actes jugés monstrueux (violeurs, pédophiles, criminels, parents tortionnaires…). Si les faits divers ont disparu en tant que rubrique de journal, ils réapparaissent comme faits de société intégrés dans l’information général, bien mis en évidence et faisant parfois la Une des journaux ou l’ouverture du journal télévisé [19].

Voilà donc le public, spectateur ou lecteur de cette mise en scène, appelé à « purger ses passions ».

Le discours d’héroïsation

Il consiste à mettre en scène une figure de héros, réparateur d’un désordre social ou du mal qui affecte ces victimes. Cette figure peut être celle des sauveteurs occasionnels et anonymes qui interviennent pour porter assistance aux victimes d’un attentat, d’un bombardement ou d’une catastrophe naturelle (pompiers, services médicaux, Croix rouge, etc.). Ce peut être aussi celle d’un Grand sauveur porteur de valeurs symboliques comme fut présenté G.W. Bush après l’attentat du 11 septembre : le pourfendeur de « l’empire du Mal » ; le vengeur, bras d’une volonté divine, du Dieu de la Bible qui châtie ; le cow-boy justicier (« Wanted. Ben Laden ») de la grande époque de la conquête de l’Ouest ; le chevalier sans peur et sans reproche, qui appelle à la « Croisade contre l’Orient ».

La recherche d’une figure de héros est si forte dans ce type de discours, que parfois sont montées en épingle les actions d’une personne « ordinaire », dès lors que celle-ci semble avoir accompli un acte de solidarité humaine extraordinaire, comme cela est mis en scène dans les reality shows. Mais sont également glorifiées les actions d’une personnalité politique lorsque celle-ci se prévaut (et alors il y a rapport de connivence entre politique et médias) d’avoir réussi une entreprise jugée impossible. Ce fut le cas, récemment en France, avec la libération des infirmières bulgares : les médias ont suivi la mise en scène présidentielle qui attribuait le mérite exclusif de cet événement au président Nicolas Sarkozy, alors que rien, ou presque, ne fut dit sur le travail discret de l’Union européenne, ce qui provoqua l’indignation de l’Allemagne qui était en charge de la présidence de l’Union. Voilà encore une stratégie discursive qui finit par dévoyer l’information.

C’est cette stratégie de la surdramatisation que l’on observe dans certains titres de journaux dont le rôle est d’essentialiser les événements dramatiques : « Nuits d’émeutes à Clichy-sous-bois après la mort de deux adolescents » ; « Violents affrontements dans des cités de Seine-Saint-Denis » ; « Fuite des classes moyennes » ; « Une nuit avec émeutiers »). Ces titres jouent l’information de l’émotion contre l’information de la raison, et donnent en pâture au public des drames avec leur cortège de victimes, d’agresseurs et de héros, qui ne peuvent susciter que des mouvements d’empathie, de rejet ou d’identification ayant pour effet de suspendre tout esprit critique.

De l’amalgame

Cette stratégie de dramatisation est mise en scène à l’aide de divers procédés discursifs parmi lesquels : l’amalgame. L’amalgame participe d’un procédé d’analogie abusif : deux événements, deux faits, deux phénomènes sont rapprochés sans la mise à distance qui permettrait que cette comparaison ait un effet explicatif.

Les médias, procédant à des rapprochements entre des événements différents afin d’apporter une explication à leur existence, sans préciser l’aspect sur lequel il y a similitude, produisent un effet de globalisation qui empêche l’intervention de l’esprit critique : ici, ce sera l’analogie entre la découverte de camps de prisonniers en Bosnie et les camps de concentration nazis, ce qui aura pour effet de faire se confondre la purification ethnique serbe avec la shoah ; là, particulièrement à l’étranger, ce sera l’amalgame entre les récents événements des banlieues et les révoltes sociales dont la France serait coutumière ; là encore le rapprochement entre la menace d’une épidémie de grippe aviaire et la pandémie de la grippe espagnole du siècle dernier.

Ce procédé d’amalgame est d’autant plus pernicieux et malhonnête au regard de l’éthique de l’information qu’il suit la pente dite « naturelle » du processus d’interprétation étudié par la psychosociologie, à savoir : s’appuyer sur une mémoire globale, non discriminante, qui met tout dans le même panier d’une émotion interprétative, et empêche que s’exerce une analyse. Ainsi s’installe ce que Michel Foucault appelle, à propos des amalgames que l’on peut faire dans la pensée analysante, « un éclectisme accueillant » [20] qui a pour effet de faire croire à l’authenticité de l’événement et à la force de l’explication qui en est donnée.

La recherche de causes essentialisantes

Lors de ses tentatives d’explication, le discours journalistique tend à donner aux événements une cause simple ; alors que c’est toujours à une multiplicité de causes que l’on a affaire pour expliquer les phénomènes physiques et sociaux : les émissions de CO2 seraient la seule cause du réchauffement climatique, la vitesse sur les routes la seule cause des accidents de la circulation, etc.

Cela a pour effet d’enfermer les événements du monde dans des catégories « essentialisantes » qui durent le temps du marché des idées, temps variable au gré du succès de ces explications et de la volonté de différents acteurs politiques ou médiatiques qui ont intérêt à les prolonger ou les arrêter.

De l’interpellation dénonciatrice

Une variante de ce que l’on appelle la « question rhétorique » est la question interpellatrice : elle est lancée à la cantonade, s’adresse à un public qui est pris à témoin, met en cause la responsabilité d’un tiers (la mise en cause peut même être accusatrice), en implicitant une réponse qui devrait faire l’objet d’un consensus ; c’est le fameux : « que fait la police ? »

Ce type d’interrogation apparaît de plus en plus dans le discours journalistique : le sujet interrogeant est l’énonciateur journaliste, le public pris à témoin est le lecteur citoyen, le tiers mis en cause est interpellé en tant que responsable individuel ou institutionnel. Ainsi, l’énonciateur journaliste établit un rapport de complicité avec le lecteur citoyen en l’obligeant à accepter la mise en cause. Ce phénomène a été étudié à propos du conflit en ex-Yougoslavie [21] : devant la difficulté à expliquer le pourquoi et le comment du conflit, on a vu l’instance journalistique multiplier ce genre d’interrogation comme pour se dédouaner de l’absence d’explication : « que font les puissances internationales ? ». On le retrouve à d’autres occasions, à propos de diverses personnalités ou institutions qui font l’objet d’une mise en cause : chefs d’état, gouvernements, notables, diplomates ou la classe politique dans son entier.

Parfois, la mise en cause, voire l’accusation, peut être plus directe. On la trouve dans la parole des chroniqueurs de presse et de radio, particulièrement dans la chronique politique : le journaliste énonciateur en position d’analyste plus ou moins spécialisé, se permet parfois de juger et d’évaluer (ce qui n’est pas dans le contrat global d’information) une situation politico-sociale ou ses acteurs, particulièrement lorsqu’un pays traverse une crise sociale, connaît une situation de conflit, se déchire à travers des controverses violentes sur des grandes décisions citoyennes : l’après des élections présidentielles de 2002, le référendum de 2005, la non attribution du siège des jeux Olympiques à la ville de Paris, la révolte des banlieues, l’affaire d’Outreau, etc.


Date: 2015-12-11; view: 781


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