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L'hypothèse MacMillan 4 page

Patrice, le fils de Christiane, avait laissé l'appartement dans un bordel épouvantable: des parts de pizza écrasées, des boîtes de Coca, des mégots jonchaient le sol, carbonisé par places. Elle hésita un moment, faillit aller à l'hôtel, puis elle décida de nettoyer, de reprendre. Noyon était une ville sale, inintéressante et dangereuse, elle prit l'habitude de venir à Paris tous les week-ends. Presque chaque samedi ils allaient dans une boîte pour couples - le 2+2, Chris et Manu, les Chandélles. Leur première soirée chez Chris et Manu devait laisser à Bruno un souvenir extrêmement vif. À côté de la piste de danse il y avait plusieurs salles, baignées d'un étrange éclairage mauve, des lits étaient disposés côte à côte. Partout autour d'eux des couples baisaient, se caressaient ou se léchaient. La plupart des femmes étaient nues, certaines avaient gardé un chemisier ou un tee-shirt, ou s'étaient contentées de retrousser leur robe. Dans la plus grande des salles, il y avait une ving­taine de couples. Presque personne ne parlait, on n'en­tendait que le bourdonnement du climatiseur et le halètement des femmes qui approchaient de la jouis­sance. Il s'assit sur un lit juste à côté d'une grande brune, aux seins lourds, qui était en train de se faire lécher par un type d'une cinquantaine d'années qui avait conservé sa chemise et sa cravate. Christiane déboutonna son pantalon et commença à le branler tout en regardant autour d'elle. Un homme s'approcha, passa une main sous sa jupe. Elle dégrafa l'attache, la jupe glissa sur la moquette, elle ne portait rien en des­sous. L'homme s'agenouilla et commença à la caresser pendant qu'elle branlait Bruno. Près de lui, sur le lit, la brune gémissait de plus en plus fort, il prit ses seins entre ses mains. Il bandait comme un rat. Christiane approcha sa bouche, commença à titiller le sillon et le frein de son gland avec la pointe de la langue. Un autre couple vint s'asseoir à leurs côtés, la femme, une petite rousse d'une vingtaine d'années, portait une minijupe en skaï noir. Elle regarda Christiane qui le léchait, Christiane lui sourit, releva son tee-shirt pour lui mon­trer ses seins. L'autre retroussa sa jupe, découvrant une chatte fournie, aux poils également roux. Christiane prit sa main et la guida jusqu'au sexe de Bruno. La femme commença à le branler, cependant que Christiane approchait à nouveau sa langue. En quelques secondes, pris par un soubresaut de plaisir incontrôlable, il éjacula sur son visage. Il se redressa vivement, la prit dans ses bras. «Je suis désolé, dit-il. Désolé.» Elle l'embrassa, se serra contre lui, il sentit son sperme sur ses joues. «Ça ne fait rien, dit-elle tendrement, ça ne fait rien du tout. Tu veux qu'on s'en aille?» proposa-t-elle un peu plus tard. Il acquiesça tristement, son excitation était complètement retombée. Ils se rhabillèrent rapi­dement et partirent tout de suite après.



 

Les semaines suivantes il parvint à se contrôler un peu mieux et ce fut le début d'une bonne période, une période heureuse. Sa vie avait maintenant un sens, limité aux week-ends passés avec Christiane. Il décou­vrit un livre au rayon santé de la FNAC, écrit par une sexologue américaine, qui prétendait apprendre aux hommes à maîtriser leur éjaculation par une série d'exercices gradués. Il s'agissait essentiellement de tonifier un petit muscle en arc situé juste en dessous des testicules, le muscle pubbo-coccygien. Par une contraction violente de ce muscle juste avant l'orgasme, accompagnée d'une inspiration profonde, il était en principe possible d'éviter l'éjaculation. Bruno com­mença à faire les exercices, c'était un but, qui méritait qu'on s'y attache. À chacune de leurs sorties il était stupéfait de voir des hommes, parfois plus âgés que lui, qui pénétraient plusieurs femmes d'affilée, se faisaient branler et sucer pendant des heures sans jamais perdre leur érection. Il était également gêné de constater que la plupart avaient des queues beaucoup plus grosses que la sienne. Christiane lui répétait que ça ne faisait rien, que ça n'avait aucune importance pour elle. Il la croyait, elle était visiblement amoureuse, mais il lui semblait également que la plupart des femmes rencon­trées dans ces boîtes éprouvaient une légère déception lorsqu'il sortait son sexe. Il n'y eut jamais aucune remarque, la courtoisie de chacun était exemplaire, l'ambiance amicale et polie, mais il y avait des regards qui ne trompaient pas, et peu à peu il se rendait compte que, sur le plan sexuel non plus, il n'était pas tout à fait à la hauteur. II éprouvait pourtant des moments de plai­sir inouïs, fulgurants, à la limite de l'évanouissement, qui lui arrachaient des hurlements véritables, mais cela n'avait rien à voir avec la puissance virile, c'était plutôt lié à la finesse, à la sensibilité des organes. Par ailleurs il caressait très bien, Christiane le lui disait, et il savait que c'était vrai, il était rare qu'il ne parvienne pas amener une femme à l'orgasme. Vers la mi-décembre il se rendit compte que Christiane maigrissait un peu, que son visage se couvrait de plaques rouges. Sa maladie de dos ne s'arrangeait pas, dit-elle, elle avait été obligée d'augmenter les doses de médicaments, cette maigreur, ces taches n'étaient que les effets secondaire; des médicaments. Elle changea très vite de sujet, il la sentit gênée, et en garda une impression de malaise. Elle était certainement capable de mentir pour ne pas l'inquiéter: elle était trop douce, trop gentille. En géné­ral le samedi soir elle faisait la cuisine, ils avaient un très bon repas, puis ils sortaient en boîte. Elle portait des jupes fendues, des petits hauts transparents, des porte-jarretelles, ou parfois un body ouvert à l'entre­jambe. Sa chatte était douce, excitante, mouillée tout de suite. C'étaient des soirées merveilleuses, comme il n'aurait jamais espéré pouvoir en vivre. Parfois, lors­qu'elle se faisait prendre à la chaîne, le cœur de Chris­tiane s'affolait, se mettait à battre un peu trop vite, elle transpirait d'un seul coup énormément, et Bruno pre­nait peur. Ils s'arrêtaient, alors, elle se blottissait dans ses bras, l'embrassait, lui caressait les cheveux et le cou.

 

 

 

Naturellement, là non plus, il n'y avait pas d'issue. Les hommes et les femmes qui fréquentent les boîtes pour couples renoncent rapidement à la recherche du plaisir (qui demande finesse, sensibilité, lenteur) au profit d'une activité sexuelle fantasmatique, assez insin­cère dans son principe, de fait directement calquée sur les scènes de gang bang des pornos «mode» diffusés par Canal +. En hommage à Karl Marx plaçant au cœur de son système, telle une entéléchie délétère, l'énigmatique concept de «baisse tendancielle du taux de profit», il serait tentant de postuler, au cœur du système libertin dans lequel venaient d'entrer Bruno et Christiane, l'existence d'un principe de baisse tendan­cielle du taux de plaisir, ce serait à la fois sommaire et inexact. Phénomènes culturels, anthropologiques, seconds, le désir et le plaisir n'expliquent finalement à peu près rien à la sexualité; loin d'être un facteur déter­minant, ils sont au contraire, de part en part, sociologiquement déterminés. Dans un système monogame, romantique et amoureux, ils ne peuvent être atteints que par l'intermédiaire de l'être aimé, dans son prin­cipe unique. Dans la société libérale où vivaient Bruno et Christiane, le modèle sexuel proposé par la culture officielle (publicité, magazines, organismes sociaux et de santé publique) était celui de l'aventure: à l'intérieur d'un tel système le désir et le plaisir apparaissent à l'issue d'un processus de séduction, mettant en avant la nouveauté, la passion et la créativité individuelle (qua­lités par ailleurs requises des employés dans le cadre de leur vie professionnelle). L'aplatissement des critè­res de séduction intellectuels et moraux au profit de critères purement physiques conduisait peu à peu les habitués des boîtes pour couples à un système légère­ment différent, qu'on pouvait considérer comme le fantasme de la culture officielle: le système sadien. À l'intérieur d'un tel système les bites sont uniformé­ment rigides et démesurées, les seins siliconés, les chat­tes épilées et baveuses. Souvent lectrices de Connexion ou de Hot Video, les habituées des boîtes pour couples fixaient à leurs soirées un objectif simple: se faire empaler par une multiplicité de grosses bites. L'étape suivante, pour elles, était en général constituée par les clubs SM. La jouissance est affaire de coutume, comme aurait probablement dit Pascal s'il s'était intéressé à et genre de choses.

Avec sa bite de treize centimètres et ses érections espacées (il n'avait jamais bandé de manière très pro­longée, sinon dans sa toute première adolescence, et le temps de latence entre deux éjaculations s'était notablement allongé depuis lors: certes, il n'était plus tout jeune), Bruno n'était au fond nullement à sa place dans ce genre d'endroits. Il était cependant heureux d'avoir à sa disposition plus de chattes et de bouches qu'il n'aurait jamais osé en rêver; de cela, il se sentait redevable à Christiane. Les plus doux moments restaient ceux où elle caressait d'autres femmes, ses compagnes de rencontre se montraient toujours ravies par l'agilité de sa langue, par l'habileté de ses doigts à découvrir et exciter leur clitoris, malheureusement, lorsqu'elles se décidaient à les payer de retour, la déception était en général au rendez-vous. Démesurément élargies par les pénétrations à la chaîne et les doigtés brutaux (souvent pratiqués à plusieurs doigts, voire avec la main entière), leurs chattes étaient à peu près aussi sensibles qu'un bloc de saindoux. Obsédées par le rythme frénétique des actrices du porno institutionnel, elles branlaient sa bite avec brutalité, comme une tige de chair insensible, avec un ridicule mouvement de piston (l'omniprésence de la musique techno, au détriment de rythmes d'une sensualité plus subtile, jouait certainement aussi un rôle dans le caractère excessivement mécanique de leurs prestations). Il éjaculait vite, et sans réel plaisir, pour lui, alors, la soirée était terminée. Ils restaient encore une demi-heure à une heure, Christiane se laissait prendre à la chaîne tout en essayant, en général en vain, de ranimer sa virilité. Au réveil, ils faisaient l'amour à nouveau, les images de la nuit lui revenaient, adoucies, dans son demi-sommeil, c'étaient alors des moments d'une tendresse extraordinaire.

L'idéal aurait été au fond d'inviter quelques couples choisis, de passer une soirée à la maison, de bavarder amicalement tout en échangeant des caresses. Ils allaient s'engager dans cette voie, Bruno en avait la certitude intime, il fallait, aussi, qu'il reprenne les exer­cices de tonification musculaire proposés par cette sexologue américaine, son histoire avec Christiane, qui lui avait apporté plus de joie qu'aucun autre événement de sa vie, était une histoire importante et sérieuse. Du moins c'est ce qu'il pensait, parfois, en la regardant s'habiller ou s'affairer dans la cuisine. Le plus souvent pourtant, lorsqu'elle était loin de lui dans la semaine, il pressentait qu'il avait affaire à une mauvaise farce, à une ultime et sordide plaisanterie de l'existence. Notre malheur n'atteint son plus haut point que lorsque a été envisagée, suffisamment proche, la possibilité pratique du bonheur.

 

L'accident eut lieu une nuit de février, alors qu'ils étaient chez Chris et Manu. Allongé sur un matelas dans la pièce centrale, la tête calée par des coussins, Bruno se faisait sucer par Christiane, il lui tenait la main. Elle était agenouillée au-dessus de lui, les jambes bien écar­tées, la croupe offerte aux hommes qui passaient der­rière elle, enfilaient un préservatif, la prenaient à tour de rôle. Cinq hommes s'étaient déjà succédé sans qu'elle leur jette un regard; les yeux mi-clos, comme dans un rêve, elle promenait sa langue sur le sexe de Bruno, explorait centimètre après centimètre. Tout à coup elle poussa un cri bref, unique. Le type derrière elle, un grand costaud aux cheveux frisés, continuait à la pénétrer consciencieusement, à grands coups de reins, son regard était vide et un peu inattentif. «Arrê­tez! Arrêtez!» lança Bruno, il avait eu l'impression de crier mais sa voix ne portait pas, il n'avait émis qu'un glapissement faible. Il se leva et repoussa brutalement le type qui resta interdit, le sexe dressé, les bras bal­lants. Christiane avait basculé sur le côté, son visage était tordu par la souffrance. «Tu ne peux pas bou­ger?» demanda-t-il. Elle fit «Non» de la tête, il se précipita vers le bar, demanda le téléphone. L'équipe du SAMU arriva dix minutes plus tard. Tous les partici­pants s'étaient rhabillés, dans un silence total ils regar­dèrent les infirmiers qui soulevaient Christiane, qui la déposaient sur une civière. Bruno monta à côté d'elle dans l'ambulance, ils étaient tout près de l'Hôtel-Dieu. Il attendit plusieurs heures dans le couloir tapissé de linoléum, puis l'interne de garde vint le prévenir: elle dormait, maintenant, sa vie n'était pas en danger.

Dans la journée du dimanche on effectua un prèlèvement de la moelle osseuse, Bruno revint vers six heures. Il faisait déjà nuit, une pluie fine et froide tombait sur la Seine. Christiane était assise dans son lit, le dos soutenu par un tas d'oreillers. Elle sourit en le voyant. Le diagnostic était simple: la nécrose de ses vertèbres coccygiennes avait atteint un point irrémédiable. Elle s'y attendait depuis plusieurs mois, cela pouvait arriver d'un moment à l'autre, les médicaments avaient permis de freiner l'évolution, sans toutefois la stopper. Main­tenant la situation n'évoluerait plus, il n'y avait aucune complication à craindre, mais elle resterait définitive­ment paralysée des jambes.

 

Elle sortit de l'hôpital dix jours plus tard, Bruno était là. La situation était différente, maintenant, la vie se caractérise par de longues plages d'ennui confus, elle est le plus souvent singulièrement morne, puis tout à coup une bifurcation apparaît, et cette bifurcation s'avère définitive. Christiane avait désormais une pen­sion d'invalidité, elle n'aurait plus jamais à travailler, elle avait même droit à une aide ménagère gratuite. Elle roula son fauteuil vers lui, elle était encore maladroite - il y avait un coup à prendre, et elle manquait de force dans les avant-bras. Il l'embrassa sur les joues, puis sur les lèvres. «Maintenant, dit-il, tu peux venir t'installer chez moi. À Paris.» Elle leva son visage vers lui, le regarda dans les yeux, il ne parvint pas à soutenir son regard. «Tu es sûr? demanda-t-elle doucement, tu es sûr que c'est ce que tu veux?» II ne répondit pas, du moins, il tarda à répondre. Après trente secondes de silence, elle ajouta: «Tu n'es pas forcé. Il te reste un peu de temps à vivre, tu n'es pas forcé de le passer à t'occuper d'une invalide.» Les éléments de la cons­cience contemporaine ne sont plus adaptés à notre condition mortelle. Jamais, à aucune époque et dans aucune autre civilisation, on n'a pensé aussi longue­ment et aussi constamment à son âge; chacun a dans la tête une perspective d'avenir simple: le moment viendra pour lui où la somme des jouissances physiques qui lui restent à attendre de la vie deviendra inférieure à la somme des douleurs (en somme il sent, au fond de lui-même, le compteur tourner - et le compteur tourne toujours dans le même sens). Cet examen rationnel des jouissances et des douleurs, que chacun, tôt ou tard, est conduit à faire, débouche inéluctablement à partir d'un certain âge sur le suicide. Il est à ce propos amusant de noter que Deleuze et Debord, deux intellectuels res­pectés de la fin du siècle, se sont l'un et l'autre suicidés sans raison précise, uniquement parce qu'ils ne suppor­taient pas la perspective de leur propre déclin physique. Ces suicides n'ont provoqué aucun étonnement, aucun commentaire, plus généralement les suicides de per­sonnes âgées, de loin les plus fréquents, nous paraissent aujourd'hui absolument logiques. On peut également relever, comme un trait symptomatique, la réaction du public face à la perspective d'un attentat terroriste: dans la quasi-totalité des cas les gens préféreraient être tués sur le coup plutôt que d'être mutilés, ou même défigurés. En partie, bien sûr, parce qu'ils en ont un peu marre de la vie, mais surtout parce que rien, y compris la mort, ne leur paraît aussi terrible que de vivre dans un corps amoindri.

 

Il bifurqua à la hauteur de La Chapelle-en-Serval. Le plus simple aurait été de se foutre dans un arbre ei traversant la forêt de Compiègne. Il avait hésité quel­ques secondes de trop; pauvre Christiane. Il avait encore hésité quelques jours de trop avant de l'appeler; il savait qu'elle était seule dans son HLM avec son fils, il l'imaginait dans son fauteuil roulant, non loin de son téléphone. Rien ne le forçait à s'occuper d'une invalide, c'est ce qu'elle avait dit, et il savait qu'elle était morte sans haine. On avait retrouvé le fauteuil roulant désarticulé, près des boîtes aux lettres, en bas de la dernièn volée de marches. Elle avait le visage tuméfié et le coi brisé. Bruno figurait dans la rubrique «personne à pré­venir en cas d'accident», elle était décédée pendant son transfert à l'hôpital.

Le complexe funéraire était situé un peu en dehors de Noyon, sur la route de Chauny, il fallait tourner juste après Baboeuf. Deux employés en bleu de travail l'atten­daient dans un préfabriqué blanc, trop chauffé, avec de nombreux radiateurs, un peu comme une salle de cours dans un lycée technique. Les baies vitrées donnaient sur les immeubles bas, modernes, d'une zone semi-rési­dentielle. Le cercueil, encore ouvert, était posé sur une table à tréteaux. Bruno s'approcha, vit le corps de Christiane et se sentit partir en arrière, sa tête heurta violemment le sol. Les employés le relevèrent avec pré­caution. «Pleurez! Il faut pleurer!...» le conjura le plus âgé d'une voix pressante. Il secoua la tête, il savait qu'il n'y parviendrait pas. Le corps de Christiane ne pourrait plus bouger, respirer ni parler. Le corps de Christiane ne pourrait plus aimer, il n'y avait plus aucun destin possible pour ce corps et c'était entièrement de sa faute. Cette fois toutes les cartes avaient été tirées, tous les jeux avaient été joués, la dernière donne avait eu lieu et elle s'achevait sur un échec définitif. Pas plus que ses parents avant lui il n'avait été capable d'amour. Dans un état de bizarre détachement sensoriel, comme s'il flottait à quelques centimètres au-dessus du sol, il vit les employés assujettir le couvercle à l'aide d'une per­ceuse visseuse-dévisseuse. Il les suivit jusqu'au «mur du silence», un mur de béton gris, haut de trois mètres, où étaient superposées les alvéoles funéraires, la moitié environ étaient vides. L'employé le plus âgé consulta sa feuille d'instructions, se dirigea vers l'alvéole 632, son collègue, derrière lui, roulait le cercueil sur un diable. L'atmosphère était humide et froide, il commençait même à pleuvoir. L'alvéole 632 était située à mi-hauteur, à peu près à un mètre cinquante du sol. D'un mouvement souple et efficace, qui ne dura que quelques secondes, les employés soulevèrent le cercueil et le firent glisser dans l'alvéole. À l'aide d'un pistolet pneu­matique, ils vaporisèrent un peu de béton à séchage ultra-rapide dans l'interstice, puis l'employé le plus âgé fit signer le registre à Bruno. Il pouvait, lui indiqua-t-il en partant, se recueillir sur place s'il le désirait.

 

Bruno rentra par l'autoroute A1 et arriva vers onze heures au niveau du périphérique. Il avait pris une jour­née de congé, il ne soupçonnait pas que la cérémonie puisse être aussi brève. Il sortit porte de Châtillon et trouva à se garer rue Albert-Sorel, juste en face de l'ap­partement de son ex-femme. Il n'eut pas longtemps à attendre: dix minutes plus tard, débouchant de l'ave­nue Ernest-Reyer, son fils apparut, un cartable sur le dos. Il paraissait soucieux, et parlait seul tout en mar­chant. A quoi pouvait-il penser? C'était un garçon plu­tôt solitaire, lui avait dit Anne, au lieu de déjeuner au collège avec les autres il préférait rentrer à la maison, faire réchauffer le plat qu'elle lui avait laissé le matin en partant. Avait-il souffert de son absence? Probable­ment, mais il n'en avait rien dit. Les enfants supportent le monde que les adultes ont construit pour eux, ils essaient de s'y adapter de leur mieux, par la suite, en général, ils le reproduisent. Victor atteignit la porte, composa le code, il était à quelques mètres de la voi­ture, mais il ne le voyait pas. Bruno posa la main sur la poignée de la portière, se redressa sur son siège. La porte de l'immeuble se referma sur l'enfant, Bruno resta immobile quelques secondes, puis se rassit lour­dement. Que pouvait-il dire à son fils, quel message avait-il à lui transmettre? Rien. Il n'y avait rien. Il savait que sa vie était finie, mais il ne comprenait pas la fin. Tout restait sombre, douloureux et indistinct.

 

Il démarra et s'engagea sur l'autoroute du Sud. Après la sortie d'Antony, il bifurqua en direction de Vauhallan. La clinique psychiatrique de l'Éducation nationale était située un peu à l'écart de Verrières-le-Buisson, juste à côté du bois de Verrières, il se souvenait très bien du parc. Il se gara rue Victor-Considérant, franchit à pied les quelques mètres qui le séparaient de la grille. Il reconnut l'infirmier de garde. Il dit: «Je suis revenu.»

 

Saorge - Terminus

«La communication publicitaire, trop focalisée sur la séduction du marché des juniors, s'est souvent égarée dans des stra­tégies où la condescendance le dispute à la caricature et à la dérision. Pour pallier ce déficit d'écoute inhérent à notre type de société, il est nécessaire de parvenir à ce que chaque collaborateur de nos forces de vente devienne un «ambassadeur» auprès des seniors.»

(Corinne Mégy

-Le Vrai Visage des seniors)

 

Peut-être tout cela devait-il se terminer ainsi; peut-être n'y avait-il aucun autre moyen, aucune autre issue. Peut-être fallait-il dénouer ce qui avait été entremêlé, accomplir ce qui avait été ébauché. Ainsi, Djerzinski devait se rendre en ce lieu appelé Saorge, à 44° de latitude Nord et 7°30 de longitude Est, en ce lieu d'une altitude légèrement supérieure à 500 mètres. À Nice il descendit à l'hôtel Windsor, hôtel de demi-luxe d'une ambiance assez puante dont une des chambres a été décorée par le médiocre artiste Philippe Perrin. Le len­demain matin il prit le train Nice-Tende, renommé pour sa beauté. Le train traversa la banlieue nord de Nice, avec ses HLM d'Arabes, ses affiches de Minitel rosé et ses scores de 60 % au Front national. Après l'arrêt de Peillon-Saint-Thècle, il s'engagea dans un tunnel; à la sortie du tunnel, dans la lumière éblouissante, Djer­zinski aperçut sur sa droite l'hallucinante silhouette du village suspendu de Peillon. Ils traversaient alors ce qu'on appelle l'arrière-pays niçois, des gens venaient de Chicago ou de Denver pour contempler les beautés de l'arrière-pays niçois. Ils s'engouffrèrent ensuite dans les gorges de la Roya. Djerzinski descendit en gare de Fanton-Saorge; il n'avait aucun bagage; on était à la fin du mois de mai. Il descendit en gare de Fanton-Saorge et marcha environ une demi-heure. À mi-parcours, il dut traverser un tunnel; la circulation automobile était inexistante.

 

Selon le Guide du routard qu'il avait acheté à l'aéro­port d'Orly, le village de Saorge, avec ses maisons hau­tes étagées en gradins, dominant la vallée en un à-pic vertigineux, avait «quelque chose de tibétain»; c'était bien possible. Toujours est-il que c'est là que Janine, sa mère, qui s'était fait rebaptiser Jane, avait choisi de mourir, après plus de cinq ans passés à Goa, dans la partie occidentale de la péninsule indienne.

«Enfin elle a choisi de venir ici, elle n'a sûrement pas choisi de crever, corrigea Bruno. Il paraît que la vieille pute s'est convertie à l'islam - à travers la mys­tique soufie, une connerie de ce genre. Elle s'est instal­lée avec une bande de babas qui vivent dans une maison abandonnée à l'écart du village. Sous prétexte que les journaux n'en parlent plus on s'imagine que les babas et les hippies ont disparu. Au contraire ils sont de plus en plus nombreux, avec le chômage leur nombre a considérablement augmenté, on peut même dire qu'ils pullulent. J'ai fait ma petite enquête...» II baissa la voix. «L'astuce c'est qu'ils se font appeler des néo-ruraux, mais en réalité ils ne glandent rien, ils se contentent de toucher leur RMI et une subvention bidon à l'agriculture de montagne.» Il hocha la tête d'un air rusé, vida son verre d'un trait, en commanda un autre. Il avait donné rendez-vous à Michel Chez Gihu, le seul café du village. Avec ses cartes postales cochonnes, ses photos de trui­tes encadrées et son affiche de la «Boule saorgienne» (dont le comité directeur ne comportait pas moins de quatorze membres), l'endroit évoquait à merveille une ambiance «Chasse - Pêche - Nature - Tradition», aux antipodes de la mouvance néo-woodstockienne vitupérée par Bruno. Avec précaution, celui-ci sortit de son porte-documents un tract intitulé SOLIDARITÉ AVEC LES BREBIS BRIGASQUES! «Je l'ai tapé cette nuit... fit-il à voix basse. J'ai discuté avec les éleveurs hier soir. Ils n'arrivent plus à s'en sortir, ils ont la haine, leurs brebis sont littéralement décimées. C'est à cause des écologis­tes et du Parc national du Mercantour. Ils ont réintroduit des loups, des hordes de loups. Ils mangent les brebis!...» Sa voix monta d'un seul coup, il éclata brus­quement en sanglots. Dans son message à Michel Bruno indiquait qu'il vivait de nouveau à la clinique psychia­trique de Verrières-le-Buisson, de manière «probablement définitive». Apparemment, donc, ils l'avaient laissé ressortir pour l'occasion.


Date: 2015-12-11; view: 874


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