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L'hypothèse MacMillan 3 page

 

De retour dans sa cuisine il prit conscience que la croyance, fondement naturel de la démocratie, d'une détermination libre et raisonnée des actions humaines, et en particulier d'une détermination libre et raisonnée des choix politiques individuels, était probablement le résultat d'une confusion entre liberté et imprévisibilité. Les turbulences d'un flot liquide au voisinage d'une pile de pont sont structurellement imprévisibles; nul n'au­rait songé pour autant à les qualifier de libres. Il se servit un verre de vin blanc, tira les rideaux et s'allon­gea pour réfléchir. Les équations de la théorie du chaos ne faisaient aucune référence au milieu physique dans lequel se déployaient leurs manifestations; cette ubi­quité leur permettait de trouver des applications en hydrodynamique comme en génétique des populations, en météorologie comme en sociologie des groupes. Leur pouvoir de modélisation morphologique était bon, mais leurs capacités prédictives quasi nulles. À l'op­posé, les équations de la mécanique quantique permet­taient de prévoir le comportement des systèmes microphysiques avec une précision excellente, et même avec une précision totale si l'on renonçait à tout espoir de retour vers une ontologie matérielle. Il était au moins prématuré, et peut-être impossible, d'établir une jonction mathématique entre ces deux théories. Cepen­dant, Michel en était convaincu, la constitution d'attracteurs à travers le réseau évolutif des neurones et des synapses était la clef de l'explication des opinions et des actions humaines.

À la recherche d'une photocopie de publications récentes, il prit conscience qu'il avait négligé d'ouvrir son courrier depuis plus d'une semaine. Naturellement, il y avait surtout de la publicité. La firme TMR ambi­tionnait, à travers le lancement du Costa Romantica, de créer une nouvelle norme institutionnelle dans le domaine des croisières de luxe. Ce navire était décrit sous les traits d'un authentique paradis flottant. Voici comment pourraient se dérouler - il ne tenait qu'à lui - les premiers instants de sa croisière: «D'abord vous pénétrerez dans le grand hall inondé de soleil, sous l'immense coupole de verre. Par les ascenseurs pano­ramiques, vous monterez jusqu'au pont supérieur. Là, depuis l'immense verrière de la proue, vous pourrez contempler la mer comme sur un écran géant.» II mit de côté la documentation, se promettant de l'étudier plus à fond. Arpenter le pont supérieur, contempler la mer derrière une cloison transparente, voguer pendant des semaines sous un ciel identique... pourquoi pas? Pendant ce temps, l'Europe occidentale pourrait bien s'effondrer sous les bombes. Ils débarqueraient, lisses et bronzés, sur un continent neuf.



Entre-temps il fallait vivre, et on pouvait le faire de manière joyeuse, intelligente et responsable. Dans leur dernière livraison, les Dernières Nouvelles de Monoprix mettaient plus que jamais l'accent sur la notion d'entreprise citoyenne. Une fois de plus, l'éditorialiste croi­sait le fer avec cette idée reçue qui voulait que la gas­tronomie soit incompatible avec la forme. À travers ses lignes de produits, ses marques, le choix scrupuleux de chacune de ses références, toute l'action de Monoprix depuis sa création témoignait d'une conviction exacte­ment inverse. «L'équilibre c'est possible pour tous, et tout de suite» n'hésitait pas à affirmer le rédacteur. Après cette première page pugnace, voire engagée, lereste de la publication s'égayait de conseils malins, de jeux éducatifs, de «bon à savoir». Michel put ainsi s'amuser à calculer sa consommation calorique journa­lière. Ces dernières semaines il n'avait ni balayé, ni repassé, ni nagé, ni joué au tennis, ni fait l'amour; les trois seules activités qu'il pouvait en réalité cocher étaient les suivantes: rester assis, rester allongé, dor­mir. Tous calculs faits, ses besoins s'élevaient à 1750 kilocalories/jour. D'après la lettre de Bruno, celui-ci semblait avoir beaucoup nagé et fait l'amour.

Il refit le calcul avec ces nouvelles données: les besoins énergétiques s'en voyaient portés à 2 700 kilocalories/jour.

Il y avait une deuxième lettre, qui venait de la mairie de Crécy-en-Brie. Suite à des travaux d'agrandissement d'un arrêt de cars, il était nécessaire de réorganiser le plan du cimetière municipal et de déplacer certaines tombes, dont celle de sa grand-mère. Selon le règle­ment, un membre de la famille devait assister au trans­fert des restes. Il pouvait prendre rendez-vous avec le service des concessions funéraires entre dix heures trente et douze heures.

 

 

Retrouvailles

 

L'autorail de Crécy-la-Chapelle avait été remplacé par un train de banlieue. Le village lui-même avait beaucoup changé. Il s'arrêta sur la place de la Gare, regarda autour de lui avec surprise. Un hypermarché Casino s'était installé avenue du Général-Leclerc, à la sortie de Crécy. Partout autour de lui il voyait des pavil­lons neufs, des immeubles.

Cela datait de l'ouverture d'Eurodisney, lui expliqua l'employé de mairie, et surtout du prolongement du RER jusqu'à Marne-la-Vallée. Beaucoup de Parisiens avaient choisi de s'installer ici; le prix des terres avait presque triplé, les derniers agriculteurs avaient revendu leurs fermes. Il y avait maintenant un gymnase, une salle poly­valente, deux piscines. Quelques problèmes de délin­quance, mais pas plus qu'ailleurs.

En se dirigeant vers le cimetière, longeant les mai­sons anciennes et les canaux intacts, il ressentit pour­tant ce sentiment trouble et triste qu'on éprouve toujours à revenir sur les lieux de sa propre enfance. Traversant le chemin de ronde, il se retrouva en face du moulin. Le banc où Annabelle et lui aimaient s'asseoir après la sortie des cours était toujours là. De gros poissons nageaient à contre-courant dans les eaux sombres. Le soleil perça rapidement, entre deux nuages.

 

L'homme attendait Michel près de l'entrée du cime­tière. «Vous êtes le... - Oui.» Quel était le mot moderne pour «fossoyeur»? Il tenait à la main une pelle et un grand sac poubelle en plastique noir. Michel lui emboîta le pas. «Vous êtes pas forcé de regarder...» grommela-t-il en se dirigeant vers la tombe ouverte.

La mort est difficile à comprendre, c'est toujours à contrecœur que l'être humain se résigne à s'en faire une image exacte. Michel avait vu le cadavre de sa grand-mère vingt ans auparavant, il l'avait embrassée une dernière fois. Cependant, au premier regard, il fut surpris par ce qu'il découvrait dans l'excavation. Sa grand-mère avait été enterrée dans un cercueil; pour­tant dans la terre fraîchement remuée on ne distinguait que des éclats de bois, une planche pourrie, et des cho­ses blanches plus indistinctes. Lorsqu'il prit conscience de ce qu'il avait devant les yeux il tourna vivement la tête, se forçant à regarder dans la direction opposée; mais c'était trop tard. Il avait vu le crâne souillé de terre, aux orbites vides, dont pendaient des paquets de cheveux blancs. Il avait vu les vertèbres éparpillées, mélangées à la terre. Il avait compris.

L'homme continua à fourrer les restes dans le sac; plastique, jetant un regard sur Michel prostré à ses côtés. «Toujours pareil... grommela-t-il. Ils peuvent pas s'empêcher, il faut qu'ils regardent. Un cercueil, ça peut pas durer vingt ans!» fit-il avec une sorte de colère. Michel resta à quelques pas de lui pendant qu'il trans­vasait le contenu du sac dans son nouvel emplacement. Son travail fini l'homme se redressa, s'approcha de lui. «Ça va?» Il acquiesça. « La pierre tombale sera déplacée demain. Vous allez me signer le registre.»

Donc, c'était ainsi. Au bout de vingt ans, c'était ainsi. Des ossements mêlés à la terre, et la masse des cheveux blancs, incroyablement nombreux et vivants. Il revoyait sa grand-rnère brodant devant la télévision, se dirigeant vers la cuisine. C'était ainsi. En passant devant le Bar des Sports, il se rendit compte qu'il tremblait. Il entra, commanda un pastis. Une fois assis, il prit conscience que l'aménagement intérieur était très différent de ses souvenirs. Il y avait un billard américain, des jeux vidéo, une télé branchée sur MTV qui diffusait des clips. La couverture de Newlook affichée en panneau publici­taire titrait sur les fantasmes de Zara Whites et le grand requin blanc d'Australie. Peu à peu il s'enfonça dans un assoupissement léger.

 

Ce fut Annabelle qui le reconnut en premier. Elle venait de payer ses cigarettes et se dirigeait vers la sor­tie quand elle l'aperçut, tassé sur la banquette. Elle hésita deux ou trois secondes, puis s'approcha. Il leva les yeux. «C'est une surprise...» dit-elle doucement; puis elle s'assit en face de lui sur la banquette de moles­kine. Elle avait à peine changé. Son visage était resté incroyablement lisse et pur, ses cheveux d'un blond lumineux; il paraissait impensable qu'elle ait quarante ans, on lui en donnait tout au plus vingt-sept ou vingt-huit.

Elle était à Crécy pour des raisons voisines des sien­nes. «Mon père est mort il y a une semaine, dit-elle. Un cancer de l'intestin. Ça a été long, pénible - et atro­cement douloureux. Je suis restée un peu pour aider maman. Sinon, le reste du temps, je vis à Paris - comme toi. »

Michel baissa les yeux, il y eut un moment de silence. À la table voisine, deux jeunes gens parlaient de combats de karaté.

«J'ai revu Bruno par hasard, il y a trois ans, dans un aéroport. Il m'a appris que tu étais devenu chercheur, quelqu'un d'important, de reconnu dans son domaine. Il m'a appris aussi que tu ne t'étais pas marié. Moi c'est moins brillant, je suis bibliothécaire, dans une biblio­thèque municipale. Je ne me suis pas mariée non plus. J'ai souvent pensé à toi. Je t'ai détesté quand tu n'as pas répondu à mes lettres. Ça fait vingt-trois ans, maisj parfois j'y pense encore.»

Elle le raccompagna à la gare. Le soir tombait, il était presque six heures. Ils s'arrêtèrent sur le pont qui traversait le Grand Morin. Il y avait des plantes aquatiques, des marronniers et des saules; l'eau était calme et verte. Corot avait aimé ce paysage, et l'avait peint plusieurs fois. Un vieillard immobile dans son jardin ressemblait à un épouvantail. «Maintenant, nous som­mes au même point, dit Annabelle. À la même distance de la mort.»

Elle grimpa sur le marchepied pour l'embrasser sur les joues, juste avant que le train ne démarre. «Nous nous reverrons» dit-il. Elle répondit: «Oui.»

 

Elle l'invita à dîner le samedi suivant. Elle vivait dans un petit studio rue Legendre. L'espace était scrupuleu­sement compté, mais il se dégageait de l'endroit une ambiance chaleureuse - le plafond et les murs étaient recouverts de bois sombre, comme dans une cabine de bateau. «J'habite ici depuis huit ans, dit-elle. J'ai emménagé quand j'ai passé le concours de bibliothé­caire. Avant je travaillais à TF1, au service des copro­ductions. J'en avais assez, je n'aimais pas ce milieu. En changeant d'emploi j'ai divisé mon salaire par trois, niais c'est mieux. Je suis à la bibliothèque municipale du XVIIe, dans la section enfants.»

Elle avait préparé un curry d'agneau et des lentilles indiennes. Pendant le repas, Michel parla peu. Il posa à Annabelle des questions sur sa famille. Son frère aîné avait repris l'entreprise paternelle. Il s'était marié, il avait eu trois enfants - un garçon et deux filles. Malheureusement l'entreprise avait des difficultés, la concurrence était devenue très dure dans le domaine de l'optique de précision, plusieurs fois déjà ils avaient failli déposer leur bilan; il se consolait de ses soucis en buvant du pastis et en votant Le Pen. Son frère cadet, lui, était rentré au service marketing de L'Oréal; récemment il venait d'être nommé aux États-Unis - chef du service marketing pour l'Amérique du Nord; ils le voyaient assez peu. Il était divorcé, sans enfants. Deux destins différents, donc, mais à peu près également symptomatiques.

«Je n'ai pas eu une vie heureuse, dit Annabelle. Je crois que j'accordais trop d'importance à l'amour. Je me donnais trop facilement, les hommes me laissaient tomber dès qu'ils étaient arrivés à leurs fins, et j'en souffrais. Les hommes ne font pas l'amour parce qu'ils sont amoureux, mais parce qu'ils sont excités; cette évidence banale, il m'a fallu des années pour la com­prendre. Tout le monde vivait comme ça autour de moi, j'évoluais dans un milieu libéré; mais je n'éprouvais aucun plaisir à provoquer ni à séduire. Même la sexua­lité a fini par me dégoûter; je ne supportais plus leur sourire de triomphe au moment où j'enlevais ma robe, leur air con au moment de jouir, et surtout leur muflerie une fois l'acte accompli. Ils étaient minables, veules et prétentieux. C'est pénible, à la fin, d'être considérée comme du bétail interchangeable - même si je passais pour une belle pièce, parce que j'étais esthétiquement irréprochable, et qu'ils étaient fiers de m'emmener au restaurant. Une seule fois j'ai cru vivre quelque chose de sérieux, je me suis installée avec un type. Il était acteur, il avait quelque chose de très intéressant dans son physique, mais il ne réussissait pas à percer - c'est surtout moi, en fait, qui payais les factures de l'appar­tement. On a vécu deux ans ensemble, je suis tombée enceinte. Il m'a demandé d'avorter. Je l'ai fait, mais en rentrant de l'hôpital j'ai su que c'était fini. Je l'ai quitté le soir même, je me suis installée quelque temps à l'hôtel. J'avais trente ans, c'était mon deuxième avortement; et j'en avais complètement marre. On était en 1988, tout le inonde commençait à prendre conscience des dangers du sida, moi j'ai vécu ça comme une déli­vrance. J'avais couché avec des dizaines d'hommes et aucun ne valait la peine qu'on s'en souvienne. Nous pensons aujourd'hui qu'il y a une époque dé la vie où l'on sort et où l'on s'amuse; ensuite apparaît l'image de la mort. Tous les hommes que j'ai connus étaient terrorisés par le vieillissement, ils pensaient sans arrêt à leur âge. Cette obsession de l'âge commence très tôt - je l'ai rencontrée chez des gens de vingt-cinq ans - et elle ne fait ensuite que s'aggraver. J'ai décidé d'arrêter, de sortir du jeu. Je mène une vie calme, dénuée de joie. Le soir je lis, je me prépare des infusions, des boissons chaudes. Tous les week-ends je vais chez mes parents, je m'occupe beaucoup de mon neveu et de mes nièces. C'est vrai que j'ai besoin d'un homme, quelquefois, j'ai peur la nuit, j'ai du mal à m'endormir. Il y a les tran­quillisants, il y a les somnifères; ça ne suffit pas tout à fait. En réalité, je voudrais que la vie passe très vite.» Michel resta silencieux; il n'était pas surpris. La plu­part des femmes ont une adolescence excitée, elles s'inté­ressent beaucoup aux garçons et au sexe; puis peu à peu elles se lassent, elles n'ont plus très envie d'ouvrir leurs cuisses, de se mettre en lordose pour présenter leur cul; elles cherchent une relation tendre qu'elles ne trouvent pas, une passion qu'elles ne sont plus vraiment en mesure d'éprouver; alors commencent pour elles les années difficiles.

 

Une fois déplié, le canapé-lit occupait la quasi-totalité de l'espace disponible. «C'est la première fois que je l'utilise» dit-elle. Ils s'allongèrent côte à côte, ils s'enlacèrent.

«Je n'utilise plus de contraceptifs depuis longtemps, et je n'ai pas de préservatifs chez moi. Tu en as?

- Non... il sourit à cette idée.

- Tu veux que je te prenne dans ma bouche?»

II réfléchit un moment, répondit finalement: «Oui.» C'était agréable, mais le plaisir n'était pas très vif (au fond il ne l'avait jamais été; le plaisir sexuel, si intense chez certains, reste modéré, voire insignifiant chez d'autres; est-ce une question d'éducation, de connexions neuronales ou quoi?) Cette fellation était surtout émouvante: c'était le symbole des retrouvailles, et de leur destin interrompu. Mais ce fut merveilleux, ensuite, de prendre Annabelle dans ses bras quand elle se retourna pour s'endormir. Son corps était souple et doux, tiède et indéfiniment lisse; elle avait une taille très fine, des hanches larges, des petits seins fermes. Il glissa une jambe entre les siennes, posa ses paumes sur son ventre et sur ses seins; dans la douceur, dans la chaleur, il était au début du monde. Il s'endormit presque tout de suite.

D'abord il vit un homme, une portion vêtue de l'es­pace; son visage seul était à découvert. Au centre du visage, les yeux brillaient; leur expression était diffici­lement déchiffrable. En face de lui, il y avait un miroir. Au premier regard dans le miroir, l'homme avait eu l'impression de tomber dans le vide. Mais il s'était ins­tallé, il s'était assis; il avait considéré son image en elle-même, comme une forme mentale indépendante de lui, communicable à d'autres; au bout d'une minute, une relative indifférence s'installa. Mais qu'il détourne la tête pendant quelques secondes, tout était à refaire; il devait de nouveau, péniblement, comme on procède à l'accommodation sur un objet proche, détruire ce sen­timent d'identification à sa propre image. Le moi est une névrose intermittente, et l'homme était encore loin d'être guéri.

Ensuite, il vit un mur blanc à l'intérieur duquel se formaient des caractères. Peu à peu ces caractères pri­rent de l'épaisseur, composant sur le mur un bas-relief mouvant, animé d'une pulsation écœurante. D'abord s'inscrivait le mot «PAIX», puis le mot «GUERRE»; puis le mot «PAIX» à nouveau. Puis le phénomène cessa d'un seul coup; la surface du mur redevint lisse. L'atmo­sphère se liquéfia, traversée par une onde; le soleil était énorme et jaune. Il vit l'endroit où se formait la racine du temps. Cette racine envoyait des prolongements à travers l'univers, des vrilles noueuses près du centre, gluantes et fraîches à leur extrémité. Ces vrilles enserraient, ligotaient et agglutinaient les portions de l'espace.

Il vit le cerveau de l'homme mort, portion de l'espace, contenant l'espace.

En dernier lieu il vit l'agrégat mental de l'espace, et son contraire. Il vit le conflit mental qui structurait l'espace, et sa disparition. Il vit l'espace comme une ligne très fine qui séparait deux sphères. Dans la première sphère était l'être, et la séparation, dans la seconde sphère était le non-être, et la disparition individuelle. Calmement, sans hésiter, il se retourna et se dirigea vers la seconde sphère.

 

Il se dégagea, se redressa dans le lit. À ses côtés, Annabelle respirait régulièrement. Elle avait un rével Sony en forme de cube, qui indiquait 03: 37. Pouvait-il se rendormir? Il devait se rendormir. Il avait apporté des Xanax.

Le lendemain matin, elle lui prépara du café, elle-même prenait du thé et du pain grillé. La journée étail belle, mais déjà un peu froide. Elle regarda son corpa nu, étrangement adolescent dans sa minceur persistante. Ils avaient quarante ans, et c'était difficile à croire. Pourtant elle ne pouvait plus avoir d'enfans sans courir de risques assez sérieux de malformations génétiques, sa puissance virile, à lui, était déjà large­ment atténuée. Sur le plan des intérêts de l'espèce ils étaient deux individus vieillissants, de valeur génétique médiocre. Elle avait vécu, elle avait pris de la coke, participé à des partouzes, dormi dans des hôtels de luxe. Située par sa beauté à l'épicentre de ce mouve­ment de libération des mœurs qui avait caractérisé sa jeunesse, elle en avait particulièrement souffert - et devait, en définitive, y laisser à peu près la vie. Situé par indifférence à la périphérie de ce mouvement, comme de la vie humaine, comme de tout, il n'en avait été que superficiellement atteint, il s'était contenté d'être un client fidèle de son Monoprix de quartier et de coordonner des recherches en biologie moléculaire. Ces existences si distinctes avaient laissé peu de traces visibles dans leurs corps séparés, mais la vie en elle-même avait opéré son travail de destruction, avait len­tement obéré les capacités de réplication de leurs cel­lules et de leurs organelles. Mammifères intelligents, qui auraient pu s'aimer, ils se contemplaient dans la grande luminosité de ce matin d'automne. «Je sais qu'il est bien tard, dit-elle. J'ai quand même envie d'essayer. J'ai encore ma carte d'abonnement de train de l'année scolaire 74-75, la dernière année où nous sommes allés au lycée ensemble. Chaque fois que je la regarde, j'ai envie de pleurer. Je ne comprends pas comment les choses ont pu merder à ce point. Je n'arrive pas à l'ac­cepter.»

 

 

 

Au milieu du suicide occidental, il était clair qu'ils n'avaient aucune chance. Ils continuèrent cependant à se voir une ou deux fois par semaine. Annabelle retourna chez un gynécologue et recommença à prendre la pilule. Il parvenait à la pénétrer, mais ce qu’il préférait c'était dormir auprès d'elle, sentir sa chair vivante. Une nuit il rêva d'un parc d'attractions situé à Rouen, sur la rive droite de la Seine. Une grande roue presque vide tournait dans un ciel livide, dominant la silhouette de cargos échoués, aux structures métalliques rongées par la rouille. Il avançait entre des baraquements aux couleurs à la fois ternes et criardes, un vent glacial, chargé de pluie, fouettait son visage. Au momentl où il atteignait la sortie du parc il était attaqué par des jeunes vêtus de cuir, armés de rasoirs. Après s'être acharnés sur lui quelques minutes ils le laissaient répartir. Ses yeux saignaient, il savait qu'il resterait à jamais aveugle, et sa main droite était à moitié sectionnée, cependant il savait également, malgré le sang et la souffrance, qu'Annabelle resterait à ses côtés, et l'envelopperait éternellement de son amour.

 

Pour le week-end de la Toussaint ils partirent ensem­ble à Soulac, dans la maison de vacances du frère d'Annabelle. Le matin qui suivit leur arrivée, ils allèrent ensemble jusqu'à la plage. II se sentit fatigué, et s'assit sur un banc pendant qu'elle continuait à marcher. La mer grondait au large, s'enroulait dans un mouvement flou, gris, argenté. L'écrasement des vagues sur le bancs de sable formait à l'horizon, dans le soleil, une brume étincelante et belle. La silhouette d'Annabelle, presque imperceptible dans son blouson clair, longeait la surface des eaux. Un berger allemand âgé circulait entre le mobilier de plastique blanc du Café de la Plage, lui aussi malaisément perceptible, comme effacé à tra­vers la brume d'air, d'eau, de soleil.

Pour le dîner, elle fit griller un bar; la société où ils vivaient leur accordait un léger surplus par rapport à la stricte satisfaction de leurs besoins alimentaires, ils pouvaient, donc, essayer de vivre; mais de fait ils n'en avaient plus tellement envie. Il éprouvait de la compassion pour elle, pour les immenses réserves d'amour qu'il sentait frémir en elle, et que la vie avait gâchées, il éprouvait de la compassion, et c'était peut-être le seul sentiment humain qui puisse encore l'atteindre. Pour le reste, une réserve glaciale avait envahi son corps, réel­lement, il ne pouvait plus aimer.

 

De retour à Paris ils connurent des instants joyeux, analogues aux publicités de parfum (dévaler ensemble les escaliers de Montmartre, ou s'immobiliser, enlacés, sur le pont des Arts, subitement illuminés par les projecteurs des bateaux-mouches qui effectuent leur demi-tour). Ils connurent aussi ces demi-disputes du dimanche après-midi, ces moments de silence où le corps se recourbe entre les draps, ces plages de silence et d'ennui où la vie se défait. Le studio d'Annabelle était sombre, il fallait allumer dès quatre heures de l'après-midi. Ils étaient tristes, parfois, mais surtout ils étaient graves. Ils savaient l'un comme l'autre qu'ils vivaient leur dernière véritable relation humaine, et cette sen­sation donnait quelque chose de déchirant à chacune de leurs minutes. Ils éprouvaient l'un pour l'autre un grand respect et une immense pitié. Certains jours pourtant, pris dans la grâce d'une magie imprévue, ils traversaient des moments d'air frais, de grand soleil tonique, mais le plus souvent ils sentaient qu'une ombre grise s'étendait en eux, sur la terre qui les por­tait, et en tout ils apercevaient la fin.

 

 

 

Bruno et Christiane étaient eux aussi rentrés à Paris, le contraire n'aurait pas été concevable. Le matin de la reprise il pensa à ce médecin inconnu qui leur avait fait ce cadeau inouï: deux semaines d'arrêt-maladie injustifiées, puis il reprit le chemin de ses bureaux rue de Grenelle. En arrivant à l'étage il prit conscience qu'il était bronzé, en pleine forme, et que la situation était ridicule, il prit également conscience qu'il s'en foutait. Ses collègues, leurs séminaires de réflexion, la formation humaine des adolescents, l'ouverture à d'autres cultures... tout cela n'avait plus la moindre importance à ses yeux. Christiane lui suçait la bite et s'occupait de lui lui quand il était malade, Christiane était importante. Il sut à cette même minute qu'il ne reverrait jamais son fils.


Date: 2015-12-11; view: 660


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