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Les corporations comme forme institutionnelleCes constats m’amènent à définir le corps de métier comme une forme institutionnelle, que ses membres mettent au service de leurs stratégies économiques ou politiques : un organe d’auto-administration concertée, en somme. « Il faut un point de réunion que puissent reconnaître les gens d’une même profession » déclare une brochure de 1790, insistant sur le besoin de « se voir, se concerter »47 : les professionnels ont besoin de s’entendre ; il y a des choses qu’on doit régler ensemble. Voilà à quoi sert la corporation. Il faut considérer le fait de se concerter en lui-même, indépendamment des résultats de cette concertation et du contenu des décisions collectives. Celles-ci peuvent être de divers ordres, concernant l’accès au marché, les qualités des produits, l’arbitrage des conflits, l’entrée dans la profession ; mais ce qui compte le plus est le principe de la délibération et la cadre institutionnel qui le permet. Les praticiens de l’économie sont attachés à cette prérogative essentielle de la fixation commune de leurs propres règles. Il est clair qu’à leurs yeux, l’économie, le marché, ont besoin d’autres règles, d’autres lois, que celles qu’on appelle habituellement les « lois du marché »’, selon la formule de Jean-Pierre Hirsch ; le seul jeu de l’offre et la demande ne peut y suffire, ou ne les satisfait pas48.
La corporation est donc un cadre de délibération collective, dont l’utilité pour ses membres peut être sociale, économique, ou politique, ou tout cela à la fois. Une telle approche présente une première implication, non négligeable. Elle conduit à prendre soin de distinguer entre l’exercice effectif d’un métier, et la forme associative qui prétend l’incarner. En effet, les deux ne se superposent pas toujours exactement. Simona Cerutti en a fait la démonstration pour Turin et ses tailleurs49, mais on connaît aussi bien des exemples en France de communautés regroupant plusieurs professions, à Rouen ou à Caen notamment50. Certaines cherchent à fédérer ou à absorber les branches voisines (drapiers et merciers, épiciers et apothicaires…), ou bien à d’autres moments se replient au contraire sur elles-mêmes. Ces refontes successives, par fusion ou scission, indiquent que les acteurs jouent sur le double registre du strict contrôle professionnel et de la concurrence encadrée, sur un marché compétitif, entre plusieurs produits et fabrications. On repère ainsi des stratégies différenciées de défense ou d’expansion, de coalition ou d’isolement, face à la conjoncture ou à l’innovation technique, entre autres.
Cela conduit, en second lieu, à reprendre la vieille question des relations entre Négoce (i. e. les marchands), et corporations. Émile Coornaert parlait d’une « superposition » du capitalisme commercial sur les communautés, et éprouvait un certain embarras pour en interpréter les modalités. Je crois qu’il convient plutôt de parler d’un enchâssement ou d’une intrication au sens de Karl Polanyi ou Mark Granovetter (embeddedness). On peut esquisser une typologie grossière. Premier cas de figure : le Négoce reste en-dehors de la production, avec seulement un contrôle commercial sur cette-ci. Dans ce cas, les marchands désinvestissent généralement la structure corporative car ils n’en ont pas besoin, ayant d’autres instances de délibération, comme par exemple les chambres de commerce. Dans les grandes cités commerçantes comme Marseille ou Bordeaux, la corporation est alors le refuge et l’instrument de défense de ceux qui cherchent à résister à l’emprise du Négoce. Le clivage est net, dans ces deux villes, entre les métiers et la chambre de commerce qui leur est hostile51. Second cas de figure : à l’inverse, le Négoce est manufacturier, les marchands participent directement à l’organisation de la production. Alors, ils sont généralement partie prenante du jeu corporatif, à des degrés divers. Reprenons le cas de Lyon : les marchands sont entrés dans la corporation de la soie en 1667, au moment de l’internationalisation du marché, avec la rupture du monopole italien. La domination qu’exercent alors ces « marchands-fabricants » sur la Grande Fabrique traduit la totale prise de contrôle de la production par le Négoce. Les statuts de 1731 et 1744 entérinent la prolétarisation des « maîtres fabricants » et « maîtres ouvriers à façon », qui ont perdu tout accès autonome au marché. Ici, la structure corporative a servi à conforter la domination commerciale des marchands, les statuts ont institutionnalisé leur emprise sur les producteurs et sur l’organisation du travail.
Le cas des filtiers, à Lille, est plus complexe52. Le corps compte une centaine de petits maîtres qui possèdent chacun quelques moulins à retordre, s’approvisionnent au marché auprès des fileuses de la ville ou de la campagne, et dépendent des négociants pour leurs débouchés. Mais on trouve à la tête de la corporation certains brasseurs d’affaires qui siègent à la chambre de commerce, et parfois à la municipalité. Ces grands négociants s’assurent directement de leur approvisionnement, contrôlent les débouchés et… gouvernent la corporation : ils sont à la fois des négociants « libres » et les maîtres du corps. On ne peut pas dès lors parler d’un système clos ou archaïque, qui maintiendrait des activités médiocres à l’écart du dynamisme capitaliste. Cela signifie que l’ordre d’ensemble du Commerce est d’interpénétration, avec des acteurs qui jouent sur toute la gamme des statuts possibles, sur toute la palette des possibilités de béquilles institutionnelles. Car ces filtiers sont bien des entrepreneurs ambitieux, que rien n’obligeait à se corporer : s’ils sont entrés dans le corps de métier, c’est qu’ils y ont trouvé leur intérêt. Quand l’appartenance à la corporation présentera pour eux plus d’inconvénients que d’avantages, ils la quitteront et se récrieront contre les corps53 ! Le capitalisme n’est donc aucunement « superposé » aux corps ; les négociants peuvent investir sans dommage la forme corporative : ils l’instrumentalisent en fonction de leurs intérêts et de leurs stratégies économiques ou politiques, tout comme le font du reste les autres acteurs.
Une même ambivalence s’observe dans les relations avec les pouvoirs urbains. Si l’on considère en effet la corporation en tant que forme politique (body politics), on retrouve le même type de jeu instrumental. Le corps de métier peut être un point d’appui dans une stratégie politique collective mettant en balance les différentes institutions existantes. On pense bien sûr au cas de Turin en Italie, où les marchands, dépossédés du pouvoir municipal, ont investi les structures corporatives, ce qui explique l’étonnant revival que celles-ci connaissent au début du XVIIIe siècle. Sans aller jusqu‘à ce point, on observe dans les villes françaises le même type de jeu entre les différents organes de pouvoir locaux, l’enjeu essentiel étant la place au sein de la municipalité. La corporation est une pièce dans l‘édifice des pouvoirs urbains, et un enjeu de pouvoir pour les groupes sociaux. On peut donc, au total, considérer la « forme » corporative comme une enveloppe institutionnelle, une structure à la fois socio-politique et régulatrice de l’économie, qu’il faut distinguer du simple exercice du métier ou des catégories professionnelles qu’elle prétend représenter, et qui peut être réactivée ou désactivée selon les usages que veulent en faire les intéressés. Différentes forces sociales peuvent s’y investir, de la même façon que ses frontières peuvent se déplacer au gré des remodelages entre branches professionnelles.
Date: 2016-01-14; view: 676
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