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Cet homme et cette femme 1 page

Cet homme et cette femme sont dans une voiture étrangère. Cette voiture a coûté trois cent vingt mille francs et, bizarrement, c'est surtout le prix de la vignette qui a fait hésiter l'homme chez le concessionnaire.

 

Le gicleur droit fonctionne mal. Cela l'agace énormément.

Lundi, il demandera à sa secrétaire d'appeler Salomon. Il pense un instant aux seins de sa secrétaire, très petits. Il n'a jamais couché avec ses secrétaires. C'est vulgaire et ça peut faire perdre beaucoup d'argent de nos jours. De toute façon, il ne trompe plus sa femme depuis qu'ils se sont amusés un jour, avec Antoine Say, à calculer leurs pensions alimentaires respectives pendant une partie de golf.

 

Ils roulent vers leur maison de campagne. Un très joli corps de ferme situé près d'Angers. Des proportions superbes.

 

Ils l'ont achetée une bouchée de pain. Par contre les travaux…

Boiseries dans toutes les pièces, une cheminée demontée puis remontée pierre par pierre pour laquelle ils avaient eu le coup de foudre chez un antiquaire anglais. Aux fenêtres, des tissus lourds retenus par des embrasses. Une cuisine très moderne, des torchons damassés et des plans de travail en marbre gris. Autant de salles de bains que de chambres, peu de meubles mais tous d'époque. Aux murs, des cadres trop dorés et trop larges pour des gravures du XIXe, de chasse essentiellement.

Tout cela fait un peu nouveau riche mais, heureusement, ils ne s'en rendent pas compte.

 

L'homme est en tenue de week-end, un pantalon de vieux tweed et un col roulé bleu ciel en cachemire (cadeau de sa femme pour ses cinquante ans). Ses chaussures viennent de chez John Lobb, pour rien au monde il ne changerait de fournisseur. Évidemment ses chaussettes sont en fil d'écosse et lui couvrent tout le mollet. Évidemment.

Il conduit relativement vite. Il est pensif. En arrivant, il ira voir les gardiens pour parler avec eux de la propriété, du ménage, de l'élagage des hêtres, du braconnage… Et il déteste ça.

Il déteste sentir qu'on se fout de sa gueule et c'est bien ce qui se passe avec ces deux-là qui se mettent au travail le vendredi matin en traînant les pieds parce que les patrons vont arriver le soir même et qu'il faut bien donner l'impression d'avoir bougé.

Il devrait les foutre à la porte mais, en ce moment, il n'a vraiment pas le temps de s'en occuper.

Il est fatigué. Ses associés l'emmerdent, il ne fait presque plus l'amour à sa femme, son pare-brise est criblé de moustiques et le gicleur droit fonctionne mal.

 

La femme s'appelle Mathilde. Elle est belle mais on voit sur son visage tout le renoncement de sa vie.

Elle a toujours su quand son mari la trompait et elle sait aussi que, s'il ne le fait plus, c'est encore pour une histoire d'argent.



Elle est à la place du mort et elle est toujours très mélancolique pendant ces interminables allers-retours du week-end.

Elle pense qu'elle n'a jamais été aimée, elle pense qu'elle n'a pas eu d'enfants, elle pense au petit garcon de la gardienne qui s'appelle Kevin, et qui va avoir trois ans en janvier… Kevin, quel prénom horrible. Elle, si elle avait eu un fils, elle l'aurait appelé Pierre, comme son père. Elle se souvient de cette scène épouvantable quand elle avait parlé d'adoption… Mais elle pense aussi à ce petit tailleur vert qu'elle a entraperçu l'autre jour dans la vitrine de chez Cerruti.

 

Ils écoutent Fip. C'est bien, Fip : de la musique classique que l'on se sait gré de pouvoir apprécier, des musiques du monde entier qui donnent le sentiment d'être ouvert et des flashs d'information très brefs qui laissent à la misère à peine le temps de s'engouffrer dans l'habitacle.

 

Ils viennent de passer le péage. Ils n'ont pas échangé une seule parole et ils sont encore assez loin.

 

 

The Opel Touch

Telle que vous me voyez là, je marche dans la rue Eugène-Gonon.

Tout un programme.

Quoi, sans blague ? Vous ne connaissez pas la rue Eugène-Gonon ? Attendez, vous me faites marcher là ?

C'est une rue bordée de petites maisons en meulière avec des petits jardins en pelouse et des marquises en fer forgé. La fameuse rue Eugène-Gonon de Melun.

Mais si ! Vous savez Melun… Sa prison, son brie qui gagnerait à être mieux connu et ses accidents de train.

Melun.

Sixième zone de la carte orange.

 

J'emprunte la rue Eugène-Gonon plusieurs fois par jour. Quatre en tout.

Je vais à la Fac, je reviens de la fac, je mange, je vais à la fac, je reviens de la fac.

Moi à la fin de la journée, je suis crevée.

Évidemment ça n'a pas l'air mais il faut se rendre compte par soi-même. Prendre la rue Eugène-Gonon de Melun quatre fois par jour pour aller à la fac de droit pour passer des examens pendant dix ans pour faire un métier dont on n'a pas envie… Des années et des années de Code civil, de droit pénal, de polycopies, d'articles, d'alinéas, et de Dalloz en veux-tu en voilà. Et tout ça, tenez-vous bien, pour un métier qui m'ennuie déjà.

Soyez honnêtes. Reconnaissez que y'a de quoi être crevée à la fin de la journée.

 

Donc, là, telle que vous me voyez disais-je, j'en suis à mon trajet numéro trois. J'ai dejeuné et je repars d'un pas décidé vers la faculté de droit de Melun, youpi. J'allume une cigarette. Allez, je me dis, c'est la dernière.

Je me mets à ricaner tout bas. Si ce n'est pas la millième dernière de l'année…

Je longe les petites maisons de meulière. Villa Marie-Thérèse, Ma Félicité, Doux Nid. C'est le printemps et je commence à déprimer sérieusement. C'est pas la grosse artillerie : larmes de crocodile, pharmacie, plus manger et compagnie, non.

C'est comme ce trajet de la rue Eugène-Gonon quatre fois par jour. Ça me crève. Comprenne qui pourra.

 

Je vois pas le rapport avec le printemps là…

Attends. Le printemps, les petits oiseaux qui se chamaillent dans les bourgeons des peupliers. La nuit, les matous qui font un raffut d'enfer, les canards qui coursent les canardes au-dessus de la Seine et puis les amoureux. Me dis pas que tu les vois pas les amoureux, y'en a partout. Des baisers qui n'en finissent pas avec beaucoup de salive, la trique sous les blue-jeans, les mains qui se baladent et les bancs tous occupés. Ça me rend dingue.

Ça me rend dingue. C'est tout.

T'es jalouse ? T'es en manque ?

Moi ? Jalouse ? En manque ? Nonononon, voyons… tu plaisantes.

(…)

Pffffff, n'importe quoi. Manquerait plus que je sois jalouse de ces petits cons qui fatiguent tout le monde avec leur désir. N'importe quoi.

(…).

Mais si je suis jalouse !!! Ça se voit pas peut-être ? Tu veux des lunettes ? Tu le vois pas que je suis jalouse, tellement que j'en crève, tu vois pas que je manque d'amououourrrrr.

Tu le vois pas ça ? Eh hen, je me demande ce qu'il te faut…

 

Je ressemble à un personnage de Bretécher : une fille assise sur un banc avec une pancarte autour du cou : « je veux de l'amour » et des larmes qui jaillissent comme deux fontaines de chaque côté des yeux. Je m'y vois. Tu parles d'un tableau.

 

Ah non, la je ne suis plus dans la rue Eugène-Gonon (j'ai ma dignité quand même), je suis à Pramod.

Pramod c'est pas difficile à imaginer, y en a partout. Grand magasin, plein de vêtements pas trop chers, qualité médiocre, disons passable sinon je risque de me faire virer.

C'est mon petit boulot, ma tune, mes clopes, mes expressos, mes virées nocturnes, ma lingerie fine, mon Guerlain, mes folies de blush, mes livres de poche, mon cinoche. Tout, quoi.

 

Je déteste bosser chez Pramod mais sans ça ? Je mets du Gemey qui pue à quatre quatre-vingt-dix, je loue des films au Vidéo Club de Melun et je note le dernier Jim Harrison sur le cahier des suggestions de la bibliothèque municipale ? Non, plutôt crever. Plutôt bosser chez Pramod.

Et même, en y réfléchissant bien, je préfère me cogner les dondons plutôt que l'odeur de graillon de chez Mc Donald's.

Le problème, c'est mes collègues. Vous me direz, mais ma fille, le problème c'est toujours les collègues.

OK mais vous, vous connaissez Marilyne Marchandize ? (Sans blague, c'est la gérante de Pramod Melun-centre-ville et elle s'appelle Marchandize… Ô destinée.)

 

Non, évidemment, vous ne la connaissez pas et pourtant, c'est la plus, c'est la plus… gérante des gérantes des Pramod de France. Et vulgaire avec ça, tellement vulgaire.

J'arriverai pas à vous dire. C'est pas tant l'allure, quoique… ses racines noires et son portable sur la hanche ça me tue… Non c'est plutôt un problème de coeur.

La vulgarité du coeur, d'est un truc indicible.

Regardez-la, comment elle parle à ses employées. C'est nul. Elle a sa lèvre supérieure qui se rebique, elle doit nous trouver tellllllllement mais tellllement connes. Moi, c'est pire, je suis l'intello. Celle qui fait moins de fautes d'orthographe qu'elle, et ça, ça la fait vraiment chier.

« Le magasin sera fermer du 1 au 15 Août »

Attends ma grande… y'a un problème.

On t'a jamais appris à remplacer par un verbe du troisième groupe ? Dans ta petite tête décolorée tu te dis : « Le magasin sera mordu ou battu ou pris du 1 au 15 Août ». Tu vois, c'est pas compliqué, c'est un participe passé que ça s'appelle ! C'est pas formidable ça… !?

 

Ouh la la comment elle me regarde. La voilà qui refait son panneau :

« FERMETURE du magasin du 1 au 15 Août ». Je jubile.

Quand elle me parle sa lèvre reste en place mais ça lui coûte.

 

Notez qu'à part l'énergie dépensée pour gérer ma gérante, je me défends pas mal.

Donnez-moi n'importe quelle cliente, bille de pied en cap. Sans oublier les accessoires. Pourquoi ? Parce que je la regarde. Avant de la conseiller, je la regarde. J'aime bien regarder les gens. Surtout les femmes.

Même la plus moche, il y a toujours quelque chose. Au moins l'envie d'être jolie.

 

« Marianne, je rêve, les bodys été sont encore dans la réserve. Faudrait peut-être s'y mettre… » Faut tout leur dire, c'est pas possible…

On y va, on y va. N'empêche.

Je veux de l'amour.

Samedi soir, ze saturday night fever.

 

Le Milton, c'est le saloon des cow-boys de Melun; je suis avec mes copines.

Heureusement qu'elles sont là. Elles sont mignonnes, elles rient fort et elles tiennent bien la route.

 

J'entends le crissement des GTI sur le parking, le pet pet pet des Harley trop petites et le clac des Zippos. On s'est fait offrir un cocktail de bienvenue trop sucré, ils ont dû mettre un max de grenadine pour faire des économies sur le mousseux et puis la grenadine, c'est connu, ça plaît aux filles… Je me dis mais qu'est-ce que je fous là ? J'ai les boules. Les yeux me piquent. Heureusement que je porte des lentilles, avec la fumée, tout s'explique.

– Salut Marianne, tu vas bien ? me demande une minette avec qui j'étais en terminale.

– Salut !… en avant pour les quatre bises… ça va. Ça fait plaisir de te revoir, il y avait si longtemps… Où tu étais passée ?

– Les autres t'ont pas dit ? J'étais aux States, attends, tu me croiras jamais, un plan d'enfer. L.A., une baraque, tu pourrais même pas imaginer. Piscine, jacuzzi, super vue sur la mer. Attends, le truc à mourir chez des gens hyper cool, pas du tout les Américains coincés tu vois. Ah nan c'etait trop fort.

 

Elle secoue son balayage californien pour montrer son immense nostalgie.

– T'as pas rencontré Georges Clooney ?

– Attends là… pourquoi tu me dis ça ?

– Non, non, rien. Je croyais que, en plus, t'avais rencontré Georges Clooney c'est tout.

– T'es pas bien toi, elle conclut avant d'aller romancer son contrat de jeune fille au pair devant d'autres âmes plus candides.

 

Eh, regardez qui va là… C'est Buffalo Bill on dirait.

Un garçon trop maigre avec une pomme d'Adam proéminente et un petit bouc savamment entretenu, tout ce que j'aime, s'approche de mes seins et cherche à entrer en contact avec eux.

Le mec : On s'est pas déjà vu quelque part ?

Mes seins : …

Le mec : Mais si ! Je m'en rappelle maintenant, t'étais pas au Garage le soir d'Halloween ?

Mes seins : …

Le mec qui ne se décourage pas : T'es française ? Do you understand mi ?

Mes seins : …

Du coup, Buffalo relève la têre. Oh, tiens, t’as vu ? j'ai un visage.

Il se gratte le bouc en signe de déconfiture (scritch scritch scritch) et semble plongé dans un abime de réflexion.

From where are you from ?

Wwwouaaaa Buffalo! mais tu speak le grand canyon !

– Je suis de Melun, 4, place de la Gare et je préfère te prévenir tout de suite, je ne me suis pas fait installer la cibi dans le balconnet.

Scritch scritch…

 

Il faut que je sorte, je ne vois plus rien, putain les lentilles qu'est-ce que c'est chiant.

En plus t'es grossière ma fille.

 

Je suis devant le Milton, j'ai froid, je pleure comme un bébé, je voudrais être n'importe où mais pas ici, je me demande bien comment je vais rentrer chez moi, je regarde les étoiles, y'en a même pas. Du coup je pleure encore plus.

Dans ces cas-là, quand la situation est à ce point désespérée, le truc le plus intelligent que je puisse faire… c'est ma soeur. Dring driiiinng driiinng…

– Allo… (voix pâteuse)

– Allo, c'est Marianne.

– Quelle heure il est là ? Où tu es ? (voix agacée)

– Je suis au Milton tu peux venir me chercher ?

– Qu'est-ce qui se passe ? qu'est-ce que tu as ? (voix inquiète)

Je répète :

– Tu peux venir me chercher ?

 

Appel de phares au fond du parking.

– Allez monte ma grande, me dit ma soeur.

– Mais t'es venue en chemise de nuit de grand-mère !!!

– Ben j'ai fait au plus vite je te ferais remarquer !

– T'es venue au Milton avec la chemise de nuit transparente de Bonne-Maman ! lui dis-je en me bidonnant.

– Primo, je vais pas sortir de la voiture comme ça, secundo, elle est pas transparente, elle est ajourée, on t'a pas appris ça chez Pramod ?

– Mais si t'as une panne d'essence ? Sans compter qu'il y a sûrement des vieux prétendants à toi dans le coin…

– Montre… où ça ? (intéressée)

– Regarde, là, c'est pas « Poêle Tefal » par hasard… ?

– Pousse-toi un peu… Ah si ! t'as raison… Mon Dieu qu'il est laid, il est encore plus laid qu'avant.

– Qu'est-ce qu'il a comme caisse maintenant ?

– Une Opel.

– Ah ! je vois, « The Opel touch » c'est marqué sur le pare-brise arrière…

Elle me regarde, on se marre comme des baleines. On est ensemble et on se marre :

1°) au bon temps

2°) à « Poêle Tefal » (parce qu'il ne voulait surtout pas s'attacher)

3°) à son Opel customisée

4°) à son volant en moumoute

5°) à son perfecto qu'il ne met que le week-end et au pli impeccable de son jean 501 que sa maman réussit en appuyant bien fort sur le fer.

Ça fait du bien.

 

Ma soeur, avec sa caisse de bourge, fait crisser ses pneus sur le parking du Milton, les visages se retournent, elle me dit : « Je vais me faire engueuler par Jojo, ça les abîme… »

Elle rit.

J'enlève mes lentilles et j'incline le siège.

 

On entre sur la pointe des pieds parce que Jojo et les enfants dorment.

Ma soeur me sert un gin-tonic sans Schweppes et elle me dit :

– Qu'est-ce qui tourne pas rond ?

Alors moi je lui raconte. Mais sans trop y croire parce que ma soeur est assez nulle comme conseillère psychologique.

 

Je lui dis que mon coeur est comme un grand sac vide, le sac, il est costaud, y pourrait contenir un souk pas possible et pourtant, y'a rien dedans.

 

Je dis un sac, je ne parle pas des petits pochons minables de supermarché qui craquent tout le temps, non. Mon sac… enfin comme je l'imagine… y ressemblerait plutôt à ces gros machins carrés, rayés blanc et bleu que les Grosses Mamas noires portent sur leur tête du côté de Barbes…

 

– Eh ben… on n'est pas dans la merde, me dit ma soeur en nous resservant un verre.

 

Ambre

J'ai baisé des milliers de filles et la plupart, je ne me souviens pas de leur visage.

Je ne te dis pas ça pour faire le malin. Au point où j'en suis avec tout le fric que je gagne et tous ces lèche-culs que j'ai sous la main, tu penses bien que j'ai plus besoin de caqueter dans le vide.

Je le dis comme ça parce que c'est vrai. J'ai trente-huit ans et j'ai oublié presque tout dans ma vie. C'est vrai pour les filles et c'est vrai pour le reste.

Ça m'est arrivé de retomber sur un vieux magazine du genre de ceux que tu peux te torcher le cul avec et de me voir sur une photo avec une poule à mon bras.

 

Alors je lis la légende et je me rends compte que la fille en question s'appelle Laetitia ou Sonia ou je ne sais pas quoi, je regarde la photo encore une fois comme pour me dire : « Ah oui bien sur Sonia, la petite brune de la Villa Barclay avec ses piercings et son odeur de vanille… » Mais non. C'est pas ça qui me revient.

Dans ma tête je répète « Sonia » comme un con et je repose le magazine en cherchant une clope.

 

J'ai trente-huit ans et je vois bien que ma vie part en couilles. Là-haut ça s'écaille tout doucement. Un coup d'ongle et c'est des semaines entières qui partent à la poubelle. Je vais même te dire, un jour où j'entendais parler de la guerre du Golfe, je me retourne et je dis :

– C'était quand la guerre du Golfe ?

– En 91, on me répond, comme si j'avais besoin du Quid pour une précision… Mais la vérité, putain, c'est que j'en avais jamais entendu parler.

À la poubelle la guerre du Golfe.

Pas vu. Pas entendu. Là, c'est toute une année qui ne me sert plus à rien.

En 1991, j'étais pas là.

En 1991, j'étais sûrement occupé à chercher mes veines et j'ai pas vu qu'y avait une guerre. Tu me diras je m'en fous. Je te dis la guerre du Golfe parce que c'est un bon exemple.

J'oublie presque tout.

Sonia, tu m'excuses mais c'est vrai. Je ne me souviens plus de toi.

 

Et puis j'ai rencontré Ambre.

Rien qu'à dire son nom, je me sens bien.

Ambre.

La première fois que je l'ai vue, c'était au studio d'enregistrement de la rue Guillaume-Tell. On était dans la colle depuis une semaine et tout le monde nous prenait la tête avec des histoires sordides de fric parce qu'on était en retard.

On peut pas tout prévoir. Jamais. Là, on pouvait pas prévoir que le super mixeur qu'on avait fait venir à prix d'or des States pour faire plaisir aux grosses Westons de la maison de disques allait nous claquer dans la main au premier rail.

– La fatigue et le décalage horaire n'ont pas dû l'arranger, a dit le toubib.

Évidemment, c'était des conneries, le décalage horaire n'avait rien à voir là-dedans.

Le ricain avait simplement eu les yeux plus gros que le ventre et c'était tant pis pour lui. Maintenant il avait l'air d'un con avec son contrat « pour faire danser les petites Frenchies »…

C'était un sale moment. Je n'avais pas vu la lumière du jour depuis plusieurs semaines et je n'osais plus passer mes mains sur ma figure parce que je sentais que ma peau allait craquer on se fissurer, ou un truc comme ça.

À la fin je n'arrivais même plus à fumer parce que j'avais trop mal à la gorge.

 

Fred me faisait chier depuis un moment avec une copine de sa soeur. Une fille photographe qui voulait me suivre pendant une tournée. En free-lance mais pas pour vendre les photos après. Juste pour elle.

– Eh Fred, lâche-moi avec ça…

– Attends, mais qu'est-ce que ça peut te foutre que je l'amène ici un soir, hein ? qu'est-ce que ça peut te foutre ?!

– J'aime pas les photographes, j'aime pas les directeurs artistiques, j'aime pas les journalistes, j'aime pas qu'on soit dans mes pattes et j'aime pas qu'on me regarde. Tu peux comprendre ça, non ?

– Merde, sois cool, juste un soir, deux minutes. T'auras même pas à lui parler, si ça se trouve tu la verras même pas. Fais ça pour moi, merde. On voit que tu connais pas ma soeur.

 

Tout à l'heure je te disais que j'oubliais tout, mais ça, tu vois, non.

Elle est arrivée par la petite porte de droite quand tu regardes les tables de mixage. Elle avait l'air de s'excuser en marchant sur la pointe des pieds et elle portait un tee-shirt blanc avec des bretelles toutes fines. De là où j'étais, derrière la vitre, je n'ai pas vu son visage tout de suite mais quand elle s'est assise, j'ai aperçu ses tout petits seins et déjà, j'avais envie de les toucher.

 

Plus tard elle m'a souri. Pas comme les filles qui me sourient d'habitude parce qu'elles sont contentes de voir que je les regarde.

Elle m'a souri comme ça, pour me faire plaisir. Et jamais une prise ne m'a paru aussi longue que ce jour-là.

Quand je suis sorti de ma cage en verre, elle n'était plus là. J'ai dit à Fred :

– C'est la copine de ta soeur ?

– Ouais.

– Comment elle s'appelle ?

– Ambre.

– Elle est partie ?

– Je sais pas.

– Merde.

– Quoi ?

– Rien.

Elle est revenue le dernier jour. Paul Ackermann avait organisé une petite sauterie au studio « pour fêter ton prochain disque d'or », il avait dit, ce con. Je sortais de la douche, j'étais encore torse nu en train de me frotter la tête avec une serviette trop grande quand Fred nous a présentés.

J'avais du mal à dire un truc. C'était comme si j'avais quinze ans et je laissais traîner la serviette par terre.

Elle m'a encore souri, pareil que la première fois.

 

En me montrant une basse, elle m'a dit :

– C'est votre guitare préférée ?

Et moi je ne savais pas si j'avais envie de l'embrasser parce qu'elle n'y connaissait rien ou si c'était parce qu'elle me disait « vous » alors que tout le monde me dit « tu » en me tapant sur le ventre…

Depuis le président de la République jusqu'au dernier des trous du cul, tous, ils me disent « tu » comme si on avait gardé les cochons ensemble.

C'est le milieu qui veut ça.

– Oui, je lui ai répondu, c'est celle que je préfère. Et je cherchais des yeux quelque chose à me mettre sur le dos.

Nous avons parlé un petit peu mais c'était difficile car Ackermann avait fait venir des journalistes, et ça, j'aurais dû m'en douter.

Elle m'a demandé pour la tournée et moi je disais « oui » à toutes ses paroles en regardant ses seins en douce. Ensuite elle m'a dit au revoir et moi je cherchais Fred partout, ou Ackermann ou le premier venu pour casser la gueule à quelqu'un parce que ça débordait à l'intérieur.

 

La tournée comptait une dizaine de dates et presque toutes en dehors de la France. On a fait deux soirs à la Cigale et le reste, je mélange tout. Il y a eu la Belgique, l'Allemagne, le Canada et la Suisse mais ne me demande pas l'ordre, je serais pas capable de te le donner.

 

En tournée, je suis fatigué. Je fais ma musique, je chante, j'essaye de rester clean au maximum et je dors dans le Pullman.

Même quand j'aurai un anus en or massif je continuerai à roader avec mes musicos dans un Pullman climatisé. Le jour où tu me vois prendre l'avion sans eux et leur serrer la paluche juste avant de monter en scène, tu me préviens parce que ce jour-là, ça voudra dire que j'ai plus rien à foutre ici et qu'il est temps pour moi d'aller planter mes choux ailleurs.

Ambre est venue avec nous mais je ne l'ai pas su tout de suite.

 

Elle a pris ses photos sans qu'on s'en rende compte. Elle vivait avec les choristes. On les entendait glousser quelquefois dans les couloirs des hôtels quand Jenny leur tirait les cartes. Quand je l'apercevais, je relevais la tête et j'essayais de me tenir droit mais je ne suis jamais allé vers elle pendant toutes ces semaines.

Je ne peux plus mélanger le boulot et le sexe, j'ai vieilli.

 

Le dernier soir, c'était un dimanche. On était à Belfort parce qu'on voulait finir en beauté avec un concert spécial pour le dixième anniversaire des Eurock.

Je me suis assis près d'elle pour le dîner des adieux.

C'est une soirée sacrée qu'on respecte et qu'on se garde rien que pour nous : les machinos, les techniciens, les musiciens et tous ceux qui nous ont aidés pendant la tournée. C'est pas le moment de venir nous faire chier avec une starlette ou des correspondants de province, tu vois… Ackermann lui-même aurait pas idée de sonner Fred sur son portable pour prendre des nouvelles et redemander le chiffre des entrées payantes.

Il faut dire aussi que, généralement, c'est assez mauvais pour notre image.

Entre nous, on appelle ça les soirées tue-mouches et ça veut tout dire.

Des tonnes de stress qui disparaissent, la satisfaction du boulot terminé, toutes ces bobines bien au chaud dans leur boîte et mon manager qui se met tout juste à sourire pour la première fois depuis des mois, ça fait trop d'un coup et ça dégénère facilement…

 

Au début j'ai bien essayé de baratiner Ambre et puis quand j'ai compris que j'étais trop parti pour la baiser convenablement, j'ai laissé tomber.

 

Elle n'en a rien laissé voir mais je sais qu'elle avait bien compris la situation.

À un moment, quand j'étais dans les chiottes du resto, j'ai prononcé lentement son nom devant la glace au-dessus des lavabos mais au lieu de respirer un bon coup et de m'asperger la gueule avec de l'eau froide pour aller lui dire en face : « Quand je te regarde, j'ai mal au bide comme devant dix mille personnes, s'il te plaît, arrête ça et prends-moi dans tes bras… » eh bien non, au lieu de faire ça, je me suis retourné et j'en ai pris pour deux mille balles de partance auprès du revendeur de service.


Date: 2015-12-18; view: 963


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