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VERS LE NOUVEAU MONDE 16 page

» Je vous remercie de votre bienveillante attention.

Les érudits l'applaudirent avec enthousiasme de leurs paumes molles et parcheminées. Le docteur Lecter ne ralluma pas les lustres pour prendre congé d'eux un par un. Des livres empilés dans ses bras le dispensaient de leur serrer la main. En quittant la douce pénombre de la salle des Lys, ils semblaient encore envoûtés par cette évocation infernale.

Puis Lecter et Pazzi, restés seuls dans la grande salle, les entendirent rivaliser de commentaires dès qu'ils furent dans les escaliers.

- Diriez-vous que j'ai sauvé ma place, commendatore ?

- Je ne suis pas un spécialiste, docteur Fell, mais il est clair qu'ils ont été impressionnés. Si vous n'y voyez pas d'inconvénient, docteur, j'aimerais vous raccompagner chez vous et prendre les affaires de votre prédécesseur.

- Il y en a deux valises pleines, commendatore, et je vois que vous avez déjà une mallette. Vous allez donc tout porter ?

- Je vais demander qu'on m'envoie une voiture au palais Capponi.

L'inspecteur était prêt à insister s'il en était besoin.

- Parfait. Laissez-moi juste une minute, que je range un peu.

Pazzi approuva d'un signe de tête et s'écarta vers les fenêtres en sortant son téléphone cellulaire. Le docteur, qu'il ne quittait pas des yeux, paraissait d'une sérénité absolue. Le bruit des outils électriques au travail leur parvenait des étages inférieurs.

Il composa un numéro et, quand il eut Carlo Deogracias en ligne, il parla d'une voix distincte :

- Bonsoir, Laura. Je serai à la maison d'ici peu, amore.

Lecter avait remis les volumes encore sur le pupitre dans sa sacoche. Puis il se tourna vers le projecteur dont la ventilation était toujours en marche, des grains de poussière restaient en suspension dans le faisceau de l'objectif.

- Ah, mais j'aurais dû leur montrer aussi celle-là ! Je n'arrive pas à comprendre comment j'ai pu oublier.

Il glissa dans l'appareil la diapositive d'un dessin qui représentait un homme dénudé, suspendu à la corniche du palais.

- Celle-ci va vous intéresser, j'en suis sûr. Voyons si je peux obtenir une image plus nette.

Après avoir tenté quelques réglages, il s'approcha de la housse de protection. Sur le mur, sa silhouette obscure était de la même taille que le pendu.

- Vous arrivez à distinguer ? C'est l'agrandissement maximum. Tenez, c'est ici que l'archevêque l'a mordu. Et là, en dessous, il y a son nom.

Sans s'approcher du docteur, l'inspecteur alla vers l'écran. Il sentit une odeur chimique qu'il attribua sans plus y penser à quelque produit utilisé par les restaurateurs d'œuvres d'art.



- Vous arrivez à déchiffrer? Là, « Pazzi », au milieu d'un poème satirique très cru. C'est votre ancêtre, Francesco, pendu haut et court sur la façade du palazzo Vecchio, sous ces mêmes fenêtres.

A travers le pinceau de lumière qui passait entre eux, il soutint le regard du policier.

- Pour en venir à un sujet connexe, signore Pazzi, je dois vous avouer ceci : j'envisage sérieusement de manger votre femme.

Le docteur Lecter fait tomber la lourde housse sur Pazzi. Prisonnier du tissu, ce dernier essaie de dégager sa tête, son cœur s'affole dans sa poitrine et Lecter est déjà derrière lui, l'attrape par le cou avec une force effrayante et plaque une éponge imbibée d'éther sur le drap couvrant son visage.

Rinaldo Pazzi se débat avec vigueur, mais ses bras et ses jambes sont gênés, il trébuche dans la housse et pourtant il arrive à saisir son Beretta pendant qu'ils s'affalent par terre tous les deux, il essaie de viser derrière lui malgré la toile qui l'étouffe et l'aveugle, il appuie sur la détente et la balle transperce sa cuisse tandis qu'il bascule dans un abîme en spirale...

Amortie par la housse, la détonation du petit calibre a été à peine plus audible que les coups de marteau et les départs de meuleuse aux étages en dessous. Personne ne monte les escaliers. Posément, le docteur Lecter referme les portes de la salle des Lys et pousse le verrou intérieur.

 

 

Nauséeux, suffoquant, Pazzi reprit conscience avec le goût âcre de l'éther dans la gorge et un poids sur les poumons.

Simultanément, il découvrit qu'il se trouvait toujours dans la salle des Lys et qu'il était incapable de bouger. Emballé dans la housse comme une momie, il était attaché par une corde au pesant chariot sur lequel les ouvriers avaient apporté le pupitre. Un ruban adhésif lui fermait les lèvres, un autre maintenait une compresse sur la blessure qu'il s'était lui-même infligée à la jambe.

Adossé au pupitre, le docteur Lecter songeait en le contemplant qu'il avait été lui aussi attaché pareillement sur un chariot lorsqu'ils le déplaçaient à travers l'hôpital des aliénés.

- Signore Pazzi ? Vous m'entendez ? Respirez bien à fond pendant que vous le pouvez encore et reprenez un peu vos esprits.

Ses mains s'activaient pendant qu'il parlait. Il était penché sur l'épais cordon électrique d'une lourde ponceuse à parquet qu'il avait poussée dans la salle. Bientôt, un nœud coulant fut prêt à l'extrémité du fil orange, côté prise ; le caoutchouc entourant le fil électrique émettait un petit sifflement pendant qu'il exécutait les treize tours, comme le veut la tradition. Il tira dessus pour le serrer et posa son œuvre sur le pupitre. La prise dépassait en haut du nœud.

Le revolver de Pazzi, ses liens de sûreté en plastique ainsi que le contenu de ses poches et de sa mallette attendaient à côté. Le docteur Lecter inspecta les papiers, glissa sous sa chemise le dossier des Carabinieri qui renfermait ses permis de séjour et de travail, les tirages et les négatifs où son nouveau visage apparaissait.

Et là, il y avait la partition qu'il avait prêtée à la signora Pazzi... Il s'en saisit, la tapota pensivement contre ses dents. Les narines palpitantes, il inhala avec délices, puis se pencha, son visage tout près de celui de l'inspecteur.

- Laura, si je puis me permettre de l'appeler par son petit nom... Laura semble utiliser une merveilleuse crème de nuit pour les mains. Onctueuse, non ? Froide d'abord, mais ensuite bien chaude sur ses paumes. Parfumée à l'eau de fleur d'oranger. Laura l'orange... Mmmm. Je n'ai pas eu le temps d'avaler quoi que ce soit, aujourd'hui. Tenez, le foie et les reins, là, tout de suite, ce soir : un délicieux souper. Mais le reste de la viande devra être mis à faisander une bonne semaine, si ce temps frais persiste. Je n'ai pas vu les prévisions météo, vous si ? Dois-je comprendre que c'est « non »?

» Si vous me dites ce que j'ai besoin de savoir, commendatore, je me contenterai de partir sans savourer mon repas. La signora Pazzi sera épargnée, en d'autres termes. Je vais vous poser les questions et nous verrons bien. Vous pouvez me faire confiance, savez-vous ? Même si j'imagine que vous n'avez pas la confiance facile, à force de vous connaître vous-même...

» C'est au concert que j'ai compris que vous m'aviez identifié, commendatore. Quand je me suis penché sur la main de votre épouse, avez-vous trempé votre pantalon ? Et comme la police ne venait pas m'arrêter, j'ai conclu sans difficulté que vous m'aviez vendu. Est-ce avec Mason Verger que vous m'avez négocié ? Clignez les paupières deux fois pour « oui ».

» Ah, merci. C'est bien ce que je pensais. J'ai appelé le numéro qu'ils donnent sur son inévitable affiche, une fois, loin d'ici, juste pour l'amusement. Est-ce que ses hommes m'attendent dehors ? Je vois, je vois. Et l'un d'eux sent la saucisse de sanglier avariée, non ? Bien. Avez-vous parlé de moi à quiconque, à la Questura ? Vous n'avez cligné qu'une fois, c'est exact? Je m'en doutais. Bon, maintenant, je veux que vous réfléchissiez un instant et que vous me communiquiez votre code d'accès au VICAP de Quantico. - Il ouvrit son couteau Harpie. - Je vais vous retirer votre bâillon pour que vous puissiez me le dire... Mais attention, n'essayez pas de crier. Vous pensez que vous pouvez vous abstenir d'appeler à l'aide ?

Sa gorge irritée par l'éther lui donnait une voix rauque :

- Je jure devant Dieu que je ne le connais pas par cœur. Je... je n'arrive pas à m'en souvenir en entier. Vous pouvez aller à ma voiture, il y a des papiers et...

Le docteur Lecter fit pivoter le chariot pour placer Pazzi en face de l'écran, sur lequel l'image de Pietro Della Vigna et celle du Judas éventré se succédèrent à un rythme hypnotique.

- Qu'en pensez-vous, commendatore ? Avec les entrailles sorties ou non ?

- Le code est dans mon agenda.

Il le feuilleta devant la figure de Pazzi jusqu'à ce qu'il le trouve, dissimulé au milieu de numéros de téléphone.

- Et on peut se connecter de n'importe où, en tant que visiteur ?

- Oui, croassa l'inspecteur.

- Merci, commendatore.

D'un coup sec, il tourna le chariot et le poussa devant les portes-fenêtres.

- Écoutez, écoutez-moi ! J'ai de l'argent, plein d'argent! Il vous en faudra pour vous enfuir. Mason Verger ne renoncera jamais, jamais! Vous ne pouvez pas passer chez vous prendre de l'argent, ils surveillent le palais.

Le docteur Lecter prit deux planches sur un échafaudage et les posa sur le rebord d'une porte-fenêtre pour faire passer le chariot roulant sur le balcon.

La brise était froide sur le visage de Pazzi. Il parlait de plus en plus vite :

- Vous ne sortirez jamais vivant d'ici ! J'ai de l'argent, je vous dis ! Cent soixante millions de lires en liquide ! Ou en dollars, cent mille dollars! Laissez-moi téléphoner à ma femme. Je lui demanderai de prendre l'argent et de le mettre dans ma voiture. Elle la laissera juste devant le palais.

Lecter alla prendre le nœud coulant et l'apporta dehors. Le gros fil orange traînait derrière lui, enroulé plusieurs fois autour de la lourde ponceuse à l'autre bout. Pazzi poursuivait son monologue

- Elle m'appellera sur mon portable dès que l'auto sera en place comme convenu. J'ai le permis de circuler sur le pare-brise, elle pourra traverser la place jusqu'ici. Elle fera tout ce que je lui dirai ! Hé, elle fume, ma voiture ! Vous n'aurez qu'à vous pencher pour voir que le moteur tourne. Les clés seront dessus, promis!

Le docteur bascula Pazzi contre la balustrade du balcon. Elle lui arrivait à la hauteur des cuisses.

En bas, malgré les spots qui l'aveuglaient, il apercevait l'endroit où Savonarole avait été brûlé, l'endroit où lui-même s'était juré de vendre Lecter à Mason Verger. Il leva les yeux vers les nuages bas que les projecteurs coloraient d'orange et il espéra, il espéra que Dieu puisse tout de même le voir.

Mais son regard repartit dans l'atroce direction, c'était plus fort que lui, il fixait le gouffre, il fixait la mort en espérant contre toute logique que les faisceaux des spots donnent une certaine densité à l'air, qu'ils le retiennent d'une manière ou d'une autre, qu'il puisse s'accrocher aux rayons de lumière.

Il sentit le caoutchouc froid autour de son cou, le docteur Lecter debout près de lui, si près.

- Arrivederci, commendatore.

Un éclair de Harpie remonta devant lui, un autre coup de lame trancha les liens qui le retenaient au chariot, et il fut projeté par-dessus bord, le cordon orange filant derrière lui, le sol arrivant en trombe, la bouche libre de hurler, et dans la salle des Lys la ponceuse propulsée en avant, précipitée sur le balcon et venant s'arrêter brutalement contre la balustrade, Pazzi tiré soudain vers le haut, stoppé dans sa chute, son cou brisé et ses intestins jaillissant au-dehors.

Pazzi et son appendice de boyaux se balancent et virevoltent contre le mur râpeux du palais illuminé, il est secoué de spasmes posthumes mais il n'a pas eu le temps d'étouffer, il est mort et les projecteurs plaquent son ombre démesurée sur la façade, il oscille, devant lui ses entrailles font un mouvement de balancier plus rapide, plus court, et sa virilité pointe hors de son pantalon déchiré dans une érection de pendu.

Carlo se précipite du porche où il était caché et déboule à travers la place, Matteo derrière lui, bousculant et renversant les touristes, dont deux ont déjà leur caméra vidéo braquée sur la façade du palais.

- C'est rien que du spectacle, entend-il quelqu'un assurer en anglais dans sa course.

- Tu te charges de l'autre porte, Matteo ! S'il sort, tu le tues et tu le découpes.

Tout en courant, il s'escrime à sortir son portable de sa poche.

Il est à l'intérieur, maintenant. Les escaliers quatre à quatre, premier étage, deuxième.

Les battants du grand salon sont entrebâillés. Carlo met en joue la silhouette projetée sur le mur, comprend sa méprise, se jette sur le balcon, inspecte l'ancien bureau de Machiavel, tout cela en quelques secondes.

Il a en ligne Piero et Tommaso qui attendent toujours dans la fourgonnette en face du musée.

- Foncez chez lui, surveillez tous les accès. Butez-le et découpez-le.

Il compose en hâte un autre numéro.

- Matteo ?

Le portable de son frère a sonné dans la poche intérieure de sa veste alors qu'il se tient hors d'haleine devant l'autre sortie du palais, cadenassée. Il a déjà inspecté du regard les toits et les fenêtres obscures, vérifié la serrure du portail, une de ses mains posée sur le revolver passé dans sa ceinture.

- Pronto !

- C'est comment, de ton côté ?

- La porte est fermée.

- Le toit ?

Matteo lève à nouveau les yeux, pas assez vite pour voir les volets s'ouvrir à la fenêtre juste au-dessus de sa tête.

Un bruissement de tissu, un cri dans son téléphone, et Carlo est reparti. Il dévale les escaliers, trébuche sur un palier, se relève, fuse devant le gardien maintenant sorti sur le perron et le long des statues bordant l'entrée principale, tourne au coin et sprinte vers l'arrière du bâtiment, effrayant quelques couples au passage. Dans la pénombre, à toutes jambes, son portable continuant à gémir comme un petit être animé dans sa main. En face de lui, une forme enveloppée de blanc jaillit sur la chaussée, se jette dans les roues d'un scooter qui la renverse, reprend sa course aveugle, se cogne à une vitrine de l'autre côté de la ruelle, se dégage et repart, un spectre livide qui hurle « Carlo, Carlo ! ». Des taches sombres grossissent sur la toile déchirée et Carlo prend son frère dans ses bras, coupe le lien de sûreté en plastique qui retenait à son cou le tissu autour de la tête, le tissu qui n'est plus qu'un masque de sang. Il retire le drap et découvre Matteo lardé de coups féroces, au visage, sur le ventre, dans la poitrine, où l'entaille est si profonde que la blessure gargouille. Il l'abandonne le temps de se précipiter au coin de la ruelle et de scruter les alentours, puis revient à son frère.

 

 

Dans la rumeur montante des sirènes et les éclairs des gyrophares qui se réverbéraient sur la piazza della Signoria, le docteur Hannibal Lecter rajusta ses manchettes sous son veston et se dirigea vers une gelateria de la piazza dei Giudici toute proche. Des motos et des scooters étaient alignés le long du trottoir devant le glacier.

Lecter s'approcha d'un jeune homme en blouson de cuir qui venait d'enfourcher une grosse Ducati.

- Je suis dans une situation désespérée, mon garçon, déclara-t-il avec un sourire contrit. Si je ne suis pas piazza Bellosguardo dans dix minutes, ma femme va me tuer.

Il agita un billet de cinquante mille lires sous les yeux du motard.

- Voilà le prix que je donne à ma vie.

- C'est tout ce que vous voulez ? Que je vous dépose ?

Le docteur Lecter leva ses mains ouvertes.

- C'est tout.

Se faufilant dans la circulation le long des quais, la puissante machine l'emporta, courbé derrière son conducteur, qui lui avait prêté un casque encore imprégné d'un parfum féminin et d'une odeur de laque. Le motard connaissait bien sa ville. Après avoir avalé la via de' Serragli, traversé la piazza Tasso et dévalé la via Villani, il emprunta l'étroit passage le long de l'église San Franscesco di Paolo pour grimper enfin la route en lacets qui conduit à Bellosguardo, le quartier résidentiel dominant Florence sur une colline au sud. En passant entre les murs de pierre bordant la route, la moto produisait un bruit qui faisait penser à du tissu déchiré, un son agréable aux oreilles de Lecter tandis qu'il se penchait dans les tournants et supportait avec philosophie les effluves de parfum bon marché qui hantaient son casque. Il demanda au jeune homme de le déposer à l'entrée de la place, non loin de la demeure du comte Montauto, où Nathaniel Hawthorne séjourna. Le motard fourra ses honoraires dans la poche intérieure de son blouson et repartit d'où il était venu, le rugissement de la Ducati s'éteignant rapidement dans la descente.

Encore stimulé par le vent de la course, le docteur Lecter franchit d'un bon pas les quarante mètres qui le séparaient de la Jaguar noire, reprit les clés dissimulées sous le pare-chocs et mit en marche le moteur. Il éprouvait une petite irritation sur le dos de la main, provoquée par le frottement de son gant quand il avait jeté la housse sur Matteo avant de bondir de la fenêtre au rez-de-chaussée du palazzo Vecchio. Une légère application de pommade cicatrisante italienne la calma aussitôt.

Pendant que la voiture chauffait, le docteur Lecter inspecta ses cassettes de musique. Il arrêta son choix sur Scarlatti.


 

 

Le jet médical s'éleva au-dessus des toits de tuiles rouges et bascula vers le sud-est en direction de la Sardaigne, la Tour de Pise pointant au-dessus de l'aile dans un virage plus serré que le pilote ne se le serait permis s'il avait eu un patient vivant à son bord.

La civière prévue pour le docteur Hannibal Lecter était occupée par le corps encore chaud de Matteo Deogracias. Son frère aîné était assis à côté du cadavre, ses vêtements raides de sang séché.

Il demanda à l'infirmier de mettre son casque audio sur sa tête et brancha la musique dans la cabine avant d'appeler sur son portable un numéro de Las Vegas où un transfert d'appel codé le mit en contact avec la côte du Maryland.

 

 

Pour Mason Verger, il n'y avait pas de différence entre le jour et la nuit. Il lui arrivait de dormir à toute heure et il était justement plongé dans le sommeil à ce moment-là. Toutes les lumières étaient éteintes, même celles de l'aquarium. Il reposait sur l'oreiller, son unique œil toujours ouvert comme ceux de la murène, elle aussi endormie. Aucun autre bruit que la lente respiration du poumon artificiel et le doux pétillement de l'aérateur dans l'aquarium.

Ces sons réguliers furent troublés par un autre son, une sonnerie étouffée mais insistante. La plus confidentielle de ses lignes téléphoniques. Sa main livide avança sur ses doigts tel un crabe sur ses pattes pour appuyer sur le bouton de communication. L'écouteur était placé sous l'oreiller, le micro devant son visage dévasté.

Il entendit d'abord les réacteurs d'un avion en bruit de fond et une musique sirupeuse. Une chanson italienne, Gli Innamorati.

- Je suis là. Dites-moi.

- Un gâchis pas possible, commença Carlo.

- Racontez.

- Mon frère Matteo est mort. Je suis à côté de lui, là. Pazzi, mort aussi. Le docteur Fell les a tués tous les deux. Il s'est barré.

Mason Verger resta silencieux.

- Vous devez deux cent mille dollars pour Matteo, reprit Carlo. Pour sa famille.

Les contrats passés par la pègre sarde prévoyaient toujours une assurance-décès.

- Je comprends.

- Ça va faire du raffut, ce qui est arrivé à Pazzi.

- Il n'y a qu'à dire qu'il n'était pas propre. Ça passera mieux, s'ils croient qu'il n'était pas net. C'était le cas ?

- A part pour ce deal, je ne sais pas. Et s'ils remontent de Pazzi jusqu'à vous ?

- Je peux m'occuper de ça.

- Mais moi, je dois m'occuper de moi ! C'est une trop grosse merde. Un inspecteur en chef de la Questura refroidi, ça dépasse mes moyens.

- Vous n'avez rien fait, non ?

- Non, on n'a rien fait, mais si jamais la Questura m'implique là-dedans... Putain de Vierge! Ils me laisseront plus tranquille une minute. Je pourrai plus graisser la patte à personne, ni faire un pet de travers. Et Oreste ? Il savait ce qu'il devait filmer ?

- Je ne pense pas, non.

- D'ici demain, après-demain, la Questura aura pigé la véritable identité du docteur Fell. Dès qu'il va entendre les infos, il va faire la relation, Oreste. Rien qu'avec les dates.

- Oreste est grassement payé. Il est inoffensif pour nous.

- Pour vous peut-être. Seulement, il passe dans un mois devant un juge de Rome pour recel de matériel pornographique. Il a quelque chose à échanger, maintenant. Si vous n'étiez pas déjà au courant, vous avez intérêt à vous montrer plutôt ferme. Vous voulez qu'on le fasse ?

- Je vais parler à Oreste, déclara posément Mason, une voix vibrante de présentateur-radio sortie d'une face ravagée. Vous êtes toujours dans le coup, Carlo ? Vous voulez plus que jamais le retrouver, maintenant. Non ? Vous le devez à Matteo.

- Oui, mais à vos frais.

- Alors, continuez à vous occuper des bêtes. Faites-leur des vaccins contre la grippe porcine et le choléra. Trouvez des caisses de transport adéquates. Vous avez un passeport valide ?

- Oui.

- Je veux dire un « bon » passeport, Carlo, pas un machin dégotté au Trastevere.

- Il est bon, oui.

- Je reprendrai contact.

En coupant la communication dans le vrombissement monotone de l'avion, Carlo appuya par inadvertance sur une touche de numéro préenregistré. Le téléphone de Matteo se mit à sonner bruyamment dans sa main sans vie. L'appareil n'avait pas été retiré de ses doigts que la mort avait verrouillés dans leur prise. Un instant, Carlo crut que son frère allait le porter à son oreille puis, comprenant qu'il ne lui répondrait plus jamais, il se résigna à appuyer sur le bouton de fin d'appel. Ses traits se tordirent. L'infirmier dut détourner son regard.


 

 

L'Armure du diable, une superbe pièce datant du XVe siècle, est suspendue très haut sur un mur de l'église Santa Reparata, au sud de Florence, depuis 1501. Son caractère diabolique est assuré par son casque aux cornes gracieusement recourbées telles celles d'un chamois, et par le fait que les gantelets sont montés à l'extrémité des jambières, leur forme pointue évoquant les sabots fourchus de Satan.

Selon la légende locale, le jeune homme qui la portait avait blasphémé le nom de la Vierge alors qu'il passait devant la chapelle et il s'était rendu compte ensuite qu'il n'arrivait plus à la retirer. Il resta donc prisonnier de l'armure jusqu'à ce qu'il obtînt le pardon de la Sainte Mère à force de supplications, puis l'offrit à l'église en témoignage de repentir. Elle constitue une présence impressionnante, qui a donné des preuves de son efficacité en 1942, lorsqu'un obus d'artillerie explosa dans le bâtiment.

L'armure, dont le haut est recouvert d'une couche de poussière épaisse comme du feutre, semble contempler de son perchoir le petit sanctuaire à présent que la messe s'achève. La fumée d'encens monte et s'insinue par la visière silencieuse.

Il n'y a que trois fidèles : deux femmes âgées vêtues de noir et le docteur Hannibal Lecter. Tous trois prennent la communion, quoique les lèvres du docteur se posent sur le bord de la coupe avec une certaine réticence.

Après avoir terminé la bénédiction, le prêtre disparaît. Les vieilles s'en vont. Le docteur Lecter reste plongé dans ses prières jusqu'à ce qu'il soit seul dans la nef.

De la place de l'organiste, il suffit de tendre le bras au-dessus de la rambarde pour passer entre les cornes du casque et soulever la visière empoussiérée de l'Armure du diable. A l'intérieur de la cuirasse, un hameçon fixé au bord du gorgerin retient un fil au bout duquel est suspendu un paquet, à la place qu'aurait dû théoriquement occuper le cœur. Le docteur Lecter le remonte avec précaution.

Passeports du meilleur faiseur brésilien, pièces d'identité diverses, liasses de billets, chéquiers, trousseaux de clés... Il coince ce butin sous son bras, dans son manteau.

 

 

Peu enclin au regret, le docteur Lecter déplorait pourtant de devoir quitter l'Italie. Il y avait encore tant de textes dans la bibliothèque des Capponi qu'il aurait voulu découvrir et étudier. Il aurait aimé continuer à jouer du clavecin, voire composer, un jour. Il aurait même pu faire la cuisine pour la veuve Pazzi, une fois qu'elle aurait surmonté son chagrin.


 

 

Tandis que le sang continuait à ruisseler du corps de Rinaldo Pazzi et tombait avec un grésillement de friture sur les projecteurs brûlants, la police florentine fit appel aux pompiers pour aller le décrocher de la façade.

Ceux-ci durent ajouter un élément à l'échelle de leur camion avant de commencer la récupération. Certains que Pazzi était mort et ne voulant comme d'habitude rien laisser au hasard, ils prirent leur temps. L'opération, délicate, consistait à repousser à l'intérieur du corps les entrailles pendantes, à envelopper le tout dans un filet et à le faire descendre au sol avec un câble.


Date: 2015-12-18; view: 791


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