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VERS LE NOUVEAU MONDE 9 page

Quel trésor de connaissances et de ressources recélait ce crâne défiguré! Cloué au lit, composant dans son esprit comme Beethoven devenu sourd, il se souvenait de toutes les foires porcines qu'il avait hantées avec Molson pour surveiller la concurrence, le petit couteau en argent du père Verger toujours prêt à jaillir de sa veste et à s'enfoncer dans l'échine d'une bête exposée afin d'estimer l'épaisseur de la graisse, puis le célèbre éleveur s'éloignant du couinement indigné, son air digne dissuadant tout reproche, la main à nouveau dans la poche, l'ongle de son pouce marquant la profondeur obtenue sur la lame. S'il avait encore eu des lèvres, il aurait souri au souvenir de Molson Verger frappant ainsi un animal de concours qui ne se méfiait de rien, des cris du garçon qui le présentait, de l'intervention du père outragé et des sbires de Molson l'entraînant sans ménagement hors du chapiteau... Ah, quelle époque bénie, vraiment!

A ces expositions, il avait observé des espèces exotiques venues du monde entier. Et, dans la perspective qui l'occupait désormais, il avait collecté le meilleur de ce qu'il avait vu en ce temps-là.

Le programme d'élevage avait débuté sitôt après sa très personnelle Épiphanie. Il avait pour cadre une petite porcherie que les Verger possédaient en Sardaigne, choisie pour sa discrétion et sa proximité de l'espace européen. Car, s'il pensait - à raison - que la première étape du docteur Lecter après son évasion avait été l'Amérique du Sud, il était convaincu que ses goûts le conduiraient tôt ou tard en Europe. C'est pour cette raison qu'il faisait surveiller chaque année le Festival de Salzbourg ou d'autres manifestations culturelles du Vieux Continent. Et c'est pour cette raison aussi qu'il avait envoyé ses éleveurs préparer en Sardaigne le théâtre de la mort du docteur Lecter.

L'un de ses exécuteurs serait Hylochoerus meinertzhageni, le cochon sauvage géant, six tétines et trente-huit chromosomes, un mangeur infatigable, un omnivore sans scrupule, à l'instar de l'homme. Long de deux mètres dans les familles des montagnes, il peut atteindre les deux cent soixante quinze kilos. Il allait être la note sylvestre de sa composition.

Il y avait ensuite le sanglier commun d'Europe, Sus scrofa scrofa, trente-six chromosomes dans sa forme la plus pure, tout en soies raides et en défenses meurtrières, un animal aussi vif que brutal qui peut éventrer une vipère de son sabot aiguisé et l'engloutir en quelques secondes. Lorsqu'il est en rut ou qu'il veut protéger ses marcassins, il est prêt à charger tout ce qui le menace. La laie, qui dispose de douze tétines, est une mère attentionnée. Avec cette espèce, Mason avait trouvé le thème principal, ainsi qu'une apparence faciale susceptible de donner au docteur Lecter un atroce dernier reflet de sa propre destruction (cf. Harris on the Pig, 1881).



Il avait fait l'acquisition de cochons de l'île d'Ossabaw en raison de leur agressivité, ainsi que de porcs noirs de Jiaxing à cause de leur taux élevé d'oestradiol. Une note discordante était donnée par Babyrousa babyrussa, le babiroussa d'Indonésie orientale, connu sous le nom de « cochon-cerf » pour ses défenses très longues et très grêles. C'était un médiocre reproducteur, avec deux tétines seulement, qui lui avait coûté trop cher malgré son poids relativement dérisoire, à peine cent kilos. Mais Mason savait qu'il ne lui faisait pas perdre de temps puisque des portées sans croisement de babiroussas avaient déjà été mises à bas.

En matière de dentition, le choix avait été limité. Pratiquement toutes les espèces retenues avaient les dents de l'emploi : trois paires d'incisives coupantes, une de canines effilées, quatre de prémolaires et trois de molaires susceptibles de broyer n'importe quoi, soit un total de quarante-quatre aux deux mâchoires.

N'importe quel cochon est prêt à manger un cadavre humain, mais l'amener à dévorer un homme vivant nécessite un certain dressage. Les Sardes embauchés par Mason Verger étaient à la hauteur de cette dernière mission.

Après sept années d'efforts et de multiples portées, les résultats étaient là et ils étaient en tout point... remarquables.


 

 

Une fois tous les acteurs en place dans les montagnes sardes de Gennargentu, hormis le docteur Lecter, bien entendu, Mason Verger passa à la résolution d'une autre question : comment conserver la scène du trépas de son ennemi pour la postérité, et pour son propre plaisir voyeuriste ? Les dispositions en ce sens avaient été prises depuis longtemps, en réalité. Il s'agissait maintenant de donner l'alerte.

Il mena cette délicate opération par téléphone, au travers du bureau des paris sportifs de Las Vegas. Dans l'impressionnant volume d'appels que le standard recevait, ses communications n'étaient que d'éphémères signaux.

Sa voix métallique, aux consonnes curieusement gommées, se réverbéra donc de la côte virginienne au désert du Nevada pour rebondir par-delà l'Atlantique, d'abord à Rome.

Dans un appartement au septième étage d'un immeuble de la via Archimède, non loin de l'hôtel du même nom, la sonnerie éraillée propre aux téléphones italiens retentit soudain. Un dialogue ensommeillé s'ensuit dans l'obscurité.

- Còsa ? Còsa c’è ?

- Accendi la luce, idiòta !

La lampe de chevet s'allume. Il y a trois formes allongées dans le lit. Le garçon qui se trouve le plus près du poste décroche le combiné et le tend à un homme plus âgé, corpulent, installé au milieu. A l'autre bout, une fille blonde, d'une vingtaine d'années, lève un visage endormi dans la lumière puis le laisse retomber sur l'oreiller.

- Pronto, chi ? Chi parla ?

- Oreste, mon ami ! Ici, Mason.

Il se redresse, fait signe au garçon de lui passer un verre d'eau minérale

- Ah, Mason, mon ami! Excusez-moi, je dormais. Quelle heure est-il, chez vous ?

- Il est tard chez moi comme chez vous, Oreste. Vous vous souvenez de ce que je vous ai promis et de ce que vous deviez faire pour moi ?

- Euh... Bien sûr.

- Eh bien, le moment est arrivé, mon ami. Vous savez ce qu'il me faut. J'ai besoin d'une prise de vue à deux caméras, et d'une qualité de son autrement meilleure que celle de vos petits films pornographiques. Comme vous allez devoir produire l'électricité dont vous aurez besoin, cela signifie que le générateur sera installé aussi loin que possible. Il me faut aussi de jolis plans de paysages que nous monterons ensuite, et des chants d'oiseaux. Je veux que vous partiez en repérage demain et que vous mettiez tout en place. Vous pouvez laisser votre matériel là-bas, je garantis sa sécurité. Ensuite, vous rentrez à Rome jusqu'au tournage, mais débrouillez-vous pour être prêt dans les deux heures après notification. C'est clair, Oreste ? Il y a un ordre de virement pour vous à la Citibank. D'accord ?

- C'est que là je suis en plein...

- Vous voulez le faire ou non, Oreste ? C'est vous qui disiez que vous en aviez assez de filmer de la baise et du gore ou des documentaires débiles pour la RAI. Vous êtes réellement décidé à tourner quelque chose d'important, Oreste ?

- Mais... oui, Mason.

- Alors, en route ! L'argent est à la Citibank. Partez tout de suite.

- Où ça, Mason ?

- En Sardaigne. Vous serez attendu à l'aéroport de Cagliari.

L'appel suivant aboutit à Porto-Torrès, sur la côte est de la Sardaigne. Il dura peu. Mason n'eut en effet que quelques mots à prononcer, le mécanisme qu'il avait patiemment mis en place là-bas étant aussi efficace et implacable que sa guillotine portable. Moins expéditif, certes, mais plus élaboré, écologiquement parlant.


 

II

 

FLORENCE


 

Au cœur de Florence, dans la nuit, la vieille ville est illuminée avec art.

Le palazzo Vecchio s'élève sur la place obscure, noyé de lumière, profondément médiéval avec ses arches cintrées, ses créneaux évoquant les dents d'une citrouille d'Halloween, sa tour fusant haut dans le ciel noir.

Les chauves-souris feront la chasse aux moustiques sur la face lustrée de l'horloge jusqu'à l'aube, quand les hirondelles s'élèveront dans l'air que les cloches font frissonner.

L'inspecteur en chef de la Questura, Rinaldo Pazzi, surgit des ombres de la Loggia et traversa l'esplanade, son imperméable sombre se découpant sur les statues de marbre figées dans des scènes de viol et de meurtre, son visage livide pivotant vers le palazzo éclairé comme un tournesol attiré par le soleil. Il s'arrêta à l'endroit précis où le réformateur Savonarole avait été brûlé et leva les yeux vers les fenêtres où son propre ancêtre avait rencontré son funeste destin.

C'était d'ici, en effet, que Francesco de' Pazzi avait été défenestré, nu, la corde au cou, pour mourir écorché et pantelant contre la pierre rêche des murs. L'archevêque pendu à ses côtés dans ses vêtements sacerdotaux ne lui avait été d'aucun secours spirituel : les yeux hors de la tête, fou de douleur, le prélat avait planté ses dents dans la chair de son compagnon d'infortune.

En ce dimanche 26 avril 1478, toute la famille Pazzi avait chèrement payé l'assassinat de Giuliano de Medici et la tentative de meurtre sur la personne de Laurent le Magnifique au cours de la messe à la cathédrale.

Et aujourd'hui, Rinaldo Pazzi, un Pazzi d'entre les Pazzi qui haïssait autant les gouvernants de son pays que son aïeul en son temps et qui, dans sa disgrâce, sentait déjà le vent du couperet sur sa nuque, était venu devant cette façade pour décider comment utiliser au mieux la chance singulière que lui offrait le sort.

L'inspecteur en chef pensait avoir découvert Hannibal Lecter à Florence. La capture du criminel était une occasion inespérée de restaurer sa réputation et d'être couvert d'honneurs par ses pairs, mais elle ouvrait aussi une autre possibilité, celle de vendre sa prise à Mason Verger contre une somme qui dépassait son imagination. A condition que le suspect soit bien Lecter, évidemment. Et, tout aussi évidemment, choisir la seconde formule signifierait vendre en même temps le peu de dignité qui lui restait.

Ce n'était pas par hasard que Pazzi était à la tête du service des enquêtes à la Questura : il avait un don pour son métier et il avait jadis été animé par une soif de réussite qui paraissait inextinguible. Mais il portait aussi les cicatrices d'un homme qui, emporté par son ambition, avait un jour empoigné la dague du succès par la lame.

S'il avait choisi ce lieu, cette place, pour prendre une telle décision, c'était parce qu'il avait vécu là un moment de grâce qui l'avait rendu célèbre avant de précipiter sa ruine.

Imprégné comme il l'était du sens du paradoxe propre aux Italiens, il ne pouvait qu'être frappé par la coïncidence : ici, au pied de cette façade contre laquelle l'âme révoltée de son ancêtre se débattait peut-être encore, s'était produite la révélation qui avait changé le cours de sa vie ; et ici, il était à présent en mesure de libérer à jamais les Pazzi de la malédiction qui s'acharnait sur eux.

C'était en pourchassant un autre criminel compulsif, Il Mostro, comme on l'appelait alors, que Rinaldo Pazzi avait rencontré la gloire, avant d'abandonner son cœur aux vautours. Et c'était cette expérience qui l'avait rendu capable de se lancer sur sa nouvelle piste. Mais l'amertume que lui avait laissée sa victoire sur « le Monstre » lui donnait aussi la tentation de risquer maintenant une dangereuse incursion dans l'illégalité.

Dix-sept ans durant, Il Mostro, le Monstre de Florence, s'était acharné sur les couples d'amoureux à travers la Toscane. Tout au long des décennies 80 et 90, il avait espionné les amants dans leurs ébats en pleine nature avant de fondre sur eux et de les abattre avec un revolver de petit calibre. Il avait coutume de disposer ensuite les corps selon une mise en scène soigneusement étudiée, parsemant les cadavres de fleurs et dénudant le sein gauche des femmes. Ces macabres tableaux, qui se répétaient avec une étrange constance, étaient devenus une signature immédiatement reconnaissable par le public. Il avait aussi l'habitude de prélever des trophées anatomiques sur ses victimes, à l'exception de l'unique fois où il avait massacré un couple d'homosexuels, des touristes allemands dont les cheveux longs l'avaient apparemment induit en erreur.

La pression exercée sur la Questura pour qu'elle mette fin aux agissements d'Il Mostro était énorme, tant et si bien qu'elle avait fini par coûter sa place au prédécesseur de Pazzi. En reprenant le poste d'inspecteur en chef, Pazzi s'était retrouvé soudain comme un promeneur assailli par un essaim de guêpes, avec les journalistes qui s'agglutinaient dans son bureau dès qu'ils en avaient l'occasion et les photographes qui montaient une garde permanente devant la sortie de la via Zara, qu'il devait emprunter lorsqu'il quittait en voiture le siège central de la police.

Les étrangers de passage à Florence en cette période se souviennent sans doute encore des affiches omniprésentes, sur lesquelles un œil menaçant mettait en garde les couples contre le voyeur sanguinaire.

Pazzi s'était mis à la tâche avec l'énergie d'un possédé. Il avait contacté la division Science du comportement du FBI afin d'obtenir de l'aide dans la mise au point du portrait robot du tueur, et dévoré toute la littérature consacrée aux méthodes des services américains en la matière. Il avait multiplié les mesures préventives : les parcs et les cimetières où les amoureux aimaient se donner rendez-vous avaient vite compté plus de policiers installés en couple dans des voitures banalisées que d'amants authentiques. Comme les femmes policiers n'étaient pas en nombre suffisant, il avait fallu que leurs collègues masculins se relaient sous de lourdes perruques par temps chaud, et maintes paires de moustaches avaient dû être sacrifiées à la traque. Pazzi avait d'ailleurs donné l'exemple en renonçant à ses bacchantes.

Le Monstre était un prédateur avisé. Ses pulsions ne l'obligeaient pas à frapper souvent. Ayant remarqué qu'il s'était écoulé dans le passé de longues périodes durant lesquelles il était resté totalement inactif, avec même une interruption de huit années, Pazzi résolut d'explorer à fond cette particularité. Laborieusement, péniblement, il enrôla de force des collaborateurs dans tous les services qu'il réussissait à intimider et alla jusqu'à réquisitionner l'ordinateur personnel de son neveu, la Questura n'étant alors dotée que d'un seul terminal. Il finit par dresser ainsi la liste de tous les meurtriers du nord de l'Italie dont les périodes d'emprisonnement coïncidaient avec les phases inactives d'Il Mostro. Il y en avait quatre-vingt-dix-sept.

Au volant d'une vieille mais puissante Alfa Romeo saisie à un braqueur de banques sous les verrous, il couvrit plus de cinq mille kilomètres en un mois afin de rendre personnellement visite à quatre-vingt-quatorze de ces anciens détenus et de les soumettre à interrogatoire. Les trois autres avaient perdu la raison ou étaient décédés.

Il ne disposait pas de preuves suffisantes recueillies sur les lieux des crimes pour raccourcir sa liste par élimination. Pas de traces de salive ou de sperme, pas d'empreintes digitales. Dans un seul cas, un double meurtre à Impruneta, une cartouche vide avait été retrouvée, un calibre 22 Winchester Western dont les traces d'extraction correspondaient à un Colt semi-automatique, peut-être un Woodsman. Toutes les balles retirées des corps des victimes offraient les mêmes caractéristiques. Même si aucune d'elles ne présentait de marques de frottement propres à l'emploi d'un silencieux, il était impossible d'exclure cette éventualité.

Pazzi n'était pas Pazzi pour rien : il était dominé par l'ambition et il avait une épouse jeune et jolie, dont les exigences étaient sans bornes. Déjà mince, il avait perdu six kilos depuis sa nomination. En privé, les nouvelles recrues de la Questura commentaient abondamment sa ressemblance avec Vil Coyote, le personnage de la fameuse bande dessinée.

Lorsqu'un petit malin installa sur l'ordinateur central un programme de jeu graphique dans lequel les célébrissimes Trois Ténors se transformaient peu à peu en mulet, en cochon et en chèvre, Pazzi resta plusieurs minutes fasciné par la métamorphose, jusqu'à sentir ses traits devenir à leur tour ceux du baudet, revenir à leur apparence originelle, se modifier encore.

Son dernier suspect passé sur le gril sans résultat probant, Pazzi se porta un jour devant la fenêtre du laboratoire d'analyses de la Questura, dont les vantaux sont festonnés de tresses d'ail destinées à repousser les esprits malfaisants. Il laissa ses yeux errer dans la cour poussiéreuse et s'abandonna au désespoir.

Il pensa à sa jeune épouse, à ses beaux mollets bien fermes et au duvet qui irisait sa peau dans le bas du dos. Il revit ses seins qui palpitaient et tressautaient quand elle se brossait les dents, entendit à nouveau son rire lorsqu'elle l'avait surpris en train de la contempler. Il supputa tous les cadeaux dont il aurait désiré la couvrir, imagina son ravissement tandis qu'elle ouvrait les paquets. Les pensées qu'elle lui inspirait étaient avant tout visuelles : elle avait un parfum enivrant et sa peau était merveilleuse au toucher, également, mais c'était son image qui revenait d'abord dans sa mémoire.

Et comment aurait-il voulu apparaître à ses yeux, lui ? Certainement pas comme ce souffre-douleur de la presse qu'il était devenu. Le siège florentin de la Questura est un ancien asile d'aliénés et les caricaturistes s'en donnaient à cœur joie sur ce thème.

Pazzi se figurait que le succès résultait toujours d'une intuition. Sa mémoire visuelle était excellente, oui, et à l'instar de la plupart de ceux pour qui la vue est le premier sens, il concevait la révélation comme une image dans un bain de développement, ses contours d'abord brouillés, puis se précisant de plus en plus. Il raisonnait de la même manière que la majeure partie d'entre nous cherchent un objet égaré : nous convoquons son image dans notre esprit, nous la comparons à ce que nous avons sous les yeux, nous la précisons progressivement tout en la projetant dans l'espace.

Puis l'attention de l'opinion publique fut soudain accaparée par un attentat politique près de la galerie des Offices. L'enquête obligea Pazzi à négliger un moment sa quête d'Il Mostro. Mais, même alors qu'il s'absorbait dans ce nouveau dossier, les images suscitées par le Monstre demeuraient dans son esprit. Ses crimes-tableaux restaient à la périphérie de sa vision, tout comme lorsque nous fixons délibérément notre regard à côté d'un objet pour en obtenir une perception obscurcie. Il était particulièrement obsédé par le couple retrouvé assassiné sur la plate-forme d'une camionnette à Impruneta, les deux cadavres soigneusement mis en scène, garnis de fleurs, le sein gauche de la femme dénudé.

Un après-midi, il venait de quitter la galerie des Offices et traversait la piazza della Signoria toute proche, quand une image sur l'étal d'un vendeur de cartes postales lui produisit une décharge électrique. Incapable de décider s'il s'était agi d'une sorte d'hallucination, il poursuivit son chemin pour s'arrêter à l'endroit précis où le bûcher de Savonarole avait jadis été élevé. Il se retourna, observa les alentours. Des groupes de touristes s'amassaient sur la place. Il sentit un frisson glacé remonter son dos. Peut-être n'était-ce qu'un caprice de son imagination, l'image, le message lancé par cette image. Il rebroussa chemin pas à pas.

Elle était bien là, gondolée par la pluie et le vent, tachée de chiures de mouches. Le Printemps de Botticelli, dont l'original se trouvait derrière lui, à la galerie des Offices. La nymphe ornée de pampres à droite, le sein gauche dénudé, des fleurs jaillissant de sa bouche tandis que le timide Zéphyr tendait la main vers elle depuis le sous-bois.

Elle était là, l'image du couple assassiné sur la plate-forme de la camionnette, décoré de guirlandes, des fleurs entre les lèvres de la fille. Point par point, l'image.

C'était ici, au pied de ces murs où son ancêtre avait suffoqué en tombant, qu'était advenue l'idée, l'image originelle qu'il avait recherchée si fiévreusement, un tableau créé cinq siècles auparavant par Sandro Botticelli, ce même artiste qui, contre la somme de quarante florins, avait peint l'agonie de Francesco de' Pazzi sur une paroi de la prison du Bargello, avec la corde au cou et tout le reste. Comment aurait-il pu rester sourd à un message aussi délicieusement inspiré, et inspirant ?

Il avait besoin de s'asseoir. Comme tous les bancs étaient occupés, il n'eut d'autre recours que de déloger un vieil homme de sa place en lui présentant son insigne. En toute honnêteté, il n'avait pas remarqué son infirmité jusqu'à ce que l'ancien combattant se campe devant lui sur son unique jambe et proclame avec véhémence tout le mal qu'il pensait de lui.

Deux raisons expliquaient cette vague d'émotion. Découvrir l'image qu'Il Mostro reproduisait dans ses tueries était un triomphe en soi, d'abord. Mais, aussi et surtout, Pazzi avait vu une autre reproduction du Printemps lors de sa longue tournée de suspects...

Plutôt que de torturer sa mémoire, il préféra lui donner du temps en restant immobile un moment. Puis il retourna aux Uffizi et alla se placer devant l'œuvre originale de Botticelli, quelques minutes seulement. Ensuite, il se rendit à la halle aux grains, effleurant au passage le groin de bronze du « Porcellino », reprit sa voiture et se rendit à Cascine. Là, appuyé contre le capot sale de sa voiture, les narines pleines de l'odeur de l'huile surchauffée, il regarda des enfants disputer une partie de football.

Ce furent d'abord les escaliers qui réapparurent, et le premier palier. A ce point, seul le haut du tableau était encore visible. Le Printemps. Il put revenir en arrière, distinguer la porte d'entrée, mais rien de la rue. Ni aucun visage.

Spécialiste des interrogatoires comme il l'était, il était en mesure de se soumettre lui-même à la question en convoquant ses autres facultés sensorielles : « Quand tu as vu l'image, qu'est-ce que tu entendais, en même temps ? Oui, des bruits de marmite dans une cuisine quelque part au rez-de-chaussée. Et quand tu es arrivé sur le palier, devant le tableau, quoi ? La télévision. Un poste de télé dans le salon. Robert Stack - Eliot Ness dans Gli Intoccabili. Et tu as senti quoi ? J'ai vu le tableau et je... Non, pas vu, senti ! Tu as noté une odeur particulière, ou non ? J'avais encore celle de l'Alfa, la chaleur des sièges, l'odeur d'huile, le moteur qui avait chauffé sur... sur le Raccordo ! Oui, l'autoroute du Raccordo, mais pour aller où ? San Casciano. Ah, j'ai entendu un chien aboyer, aussi. A San Casciano. Un type condamné pour effraction et viol, Girolamo, Girolamo quelque chose... »

Cet instant où le contact s'établit, cette synapse libératrice, ce spasme au cours duquel la pensée se rue à travers le bon fusible : il n'est pas de plaisir plus enivrant. Rinaldo Pazzi, lui, venait de connaître le plus beau moment de son existence.

Une demi-heure plus tard, il avait fait appréhender le suspect de San Casciano. L'épouse de Girolamo Tocca jeta des pierres sur le petit convoi de voitures de police qui emportait son mari.


 

 

On n'aurait pu rêver meilleur suspect. Dans sa jeunesse, Girolamo Tocca avait purgé une peine de neuf ans de prison pour avoir tué un homme qu'il avait surpris en train d'embrasser sa fiancée dans un parc où les amoureux se donnaient rendez-vous. Il avait également été accusé de mauvais traitements et de conduite indécente envers ses filles, ainsi que d'autres excès domestiques. Enfin, il avait été emprisonné pour viol.

La Questura démonta pratiquement sa maison pierre par pierre dans le but de trouver des preuves substantielles. Finalement, l'une des rares à être présentées par le ministère public fut une boîte de cartouches que Pazzi lui-même avait déterrée en fouillant le sol.

Le procès de Tocca fit grand bruit. Il se déroula dans une salle dotée des dispositifs de sécurité les plus draconiens qui lui avaient valu le surnom de « Bunker » depuis que les militants de groupes terroristes italiens y avaient été jugés dans les années 70, en face des bureaux florentins du quotidien La Nazione. Les jurés, cinq femmes et cinq hommes dûment assermentés et revêtus de l'écharpe de la justice, le condamnèrent sur la seule foi de son mauvais caractère, ou presque. La majorité du public le croyait innocent, mais beaucoup estimaient qu'il n'avait pas volé sa punition. Agé alors de soixante-cinq ans, il en écopa quarante à croupir à la prison de Volterra.


Date: 2015-12-18; view: 863


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