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VERS LE NOUVEAU MONDE 5 page

A l'instar de tant d'enclaves réservées aux plus riches, la propriété n'est pas facile à trouver, la première fois. Clarice Starling, ainsi, dépassa la bonne sortie sur l'autoroute et dut rebrousser chemin en empruntant la voie forestière, où elle aperçut d'abord l'entrée de service, une grille massive et cadenassée qui interrompait la haute clôture enserrant la forêt et derrière laquelle une piste disparaissait rapidement sous les arbres. Pas d'interphone. Trois kilomètres plus loin, à une centaine de mètres au fond d'une belle allée, ce fut enfin la maison du gardien. Le vigile en uniforme avait son nom sur sa feuille d'instructions. Encore trois kilomètres et elle eut la maison en vue. A quatre ou cinq cents mètres, quand elle dut arrêter sa Mustang vrombissante pour laisser traverser un cortège d'oies, elle remarqua une file d'enfants juchés sur des shetlands en train de quitter une grange altière. La demeure d'habitation, une magnifique réalisation de l'architecte Stanford White édifiée sur une colline en pente douce, paraissait inébranlable, généreuse, inspiratrice de rêves paisibles. Elle attirait Starling comme un aimant.

Les Verger avaient été assez avisés pour ne pas apporter de modifications au bâtiment, à l'exception d'une nouvelle aile que la jeune femme ne pouvait apercevoir encore, un rajout sur la façade orientale aussi incongru qu'un bras supplémentaire greffé sur un patient par quelque médecin fou.

En arrêtant son moteur devant le porche central, elle n'entendit d'autre bruit que celui de sa respiration. Un coup d'œil machinal dans son rétroviseur lui révéla cependant quelqu'un à cheval qui s'approchait de sa voiture. Le silence fut rompu par la cadence des sabots sur les pavés au moment où elle ouvrait sa portière.

La personne arrivée à sa hauteur avait une carrure imposante, des cheveux blonds coupés court. Elle mit pied à terre, tendit les rênes à un palefrenier qui l'avait rejointe en courant et commanda d'une voix virile, rocailleuse :

- Ramenez-le.

Puis, à l'adresse de Starling :

- Margot Verger.

C'était une femme, elle s'en rendait compte maintenant, qui lui tendait la main d'un geste décidé. Et une adepte du bodybuilding, de toute évidence. Son cou musclé, ses bras et ses épaules d'athlète distendaient la maille de son polo de tennis. Ses yeux étaient froids et semblaient irrités, comme s'ils ne sécrétaient plus de larmes. Elle portait une culotte d'équitation en sergé de coton et des bottes sans éperon.

- Qu'est-ce que vous conduisez là ? Une vieille Mustang?



- Elle est de 88.

- Une cinq-litres, non ? On dirait qu'elle a une sacrée reprise.

- Oui. C'est un modèle spécial.

- Vous l'aimez, hein?

- Beaucoup.

- Elle peut faire quoi ?

- Je ne sais pas. Suffisamment, je crois.

- Elle vous fait peur ?

- Elle m'inspire du respect, plutôt. Disons que je m'en sers avec déférence.

- Vous la cherchiez, ou vous l'avez juste achetée comme ça?

- Je la cherchais assez pour l'acheter à une vente aux enchères quand j'ai vu ce que c'était. Après, j'ai appris à la connaître.

- Vous pensez qu'elle battrait ma Porsche ?

- Tout dépend quelle Porsche. Je dois parler à votre frère, Mrs Verger.

- Ils auront fini de le préparer dans cinq minutes. On peut commencer à y aller.

Le tissu de sa culotte chuinta sur ses cuisses solides quand elle commença à gravir le perron. Ses cheveux couleur paille étaient assez clairsemés pour que Starling se demande si elle prenait des stéroïdes et si elle devait dissimuler son clitoris hypertrophié.

Elle eut l'impression d'entrer dans un musée tant le décor contrastait avec le dépouillement auquel elle avait été habituée en passant la plus grande partie de son enfance dans un orphelinat protestant. Les hauts plafonds étaient ornés de poutres badigeonnées, des portraits de personnages sans doute importants couvraient les murs, des émaux cloisonnés chinois décoraient l'escalier et de longs tapis marocains couraient sur le sol du hall.

L'entrée de la nouvelle aile contrastait abruptement avec cette atmosphère feutrée. La double porte en verre dépoli paraissait déplacée, incongrue. Margot Verger marqua une pause avant de l'ouvrir, dévisageant Starling de son étrange regard.

- Il y a des gens qui ont du mal à parler avec Mason. Si c'est une épreuve trop dure pour vous, ou si ça vous trouble, je pourrai compléter ensuite ce que vous aurez oublié de lui demander.

Il est un sentiment que nous connaissons tous, mais pour lequel nous n'avons pas encore trouvé de terme spécifique : la joie anticipée de se sentir sur le point d'éprouver un mépris justifié pour quelqu'un. C'est ce que Starling lut sur le visage de son hôtesse. Elle se contenta de répliquer par un simple « Merci ».

A sa grande surprise, la première pièce de l'extension moderne était une salle de jeux spacieuse et bien équipée. Au milieu d'animaux en peluche, deux enfants noirs étaient en train de s'amuser, l'un à chevaucher un ballon sauteur, l'autre à pousser un modèle réduit de camion sur le sol. Toutes sortes de vélos et de tricycles étaient rangés le long des murs tandis que le centre était occupé par un grand jeu de barres sous lequel s'étalait un tapis de mousse rembourré.

Dans un coin, un homme de grande taille, en tenue d'infirmier, était assis sur une causeuse, un numéro de Vogue à la main. Plusieurs caméras vidéo étaient fixées aux murs, certaines en hauteur, d'autres au niveau des yeux. L'une d'elles, pratiquement au plafond, suivit l'entrée de Starling et de Margot Verger, son objectif tournant sur lui-même pour garder le point.

Starling avait dépassé le stade où la seule vue d'un gamin noir lui perçait le cœur, mais elle fut très touchée par le charmant spectacle de ces deux enfants occupés à jouer tandis qu'elle traversait la salle avec Margot Verger.

- Mason aime bien regarder les gosses, lui confia Margot.

 

Mais comme son apparence leur fait peur, à part aux plus petits, il a choisi ce système. Après, ils vont faire du poney. Ils viennent d'un centre pour enfants défavorisés de Baltimore.

L'accès obligatoire aux quartiers de Mason Verger passait par sa salle de bains, une installation digne d'une station thermale qui occupait toute la largeur de la nouvelle aile. Ultra-fonctionnelle, toute d'acier et de chrome et au sol plastifié, elle comportait des cabines de douche, des baignoires en inox munies de poignées et de tuyaux orange, un bain de vapeur et de grands rangements vitrés remplis de produits provenant de la Farmacia de Santa Maria Novella à Florence. L'atmosphère était encore humide et surchauffée, imprégnée d'une odeur de myrrhe et de conifère.

Starling aperçut un filet de lumière sous la porte de la chambre de Verger, qui s'éteignit à l'instant où sa sueur tourna le loquet. Elles entrèrent dans une aire de réception violemment éclairée par un spot au plafond, la seule partie de la pièce à ne pas être plongée dans l'obscurité. Au-dessus du canapé était suspendue une reproduction assez correcte du tableau de William Blake, The Ancient of Days, Dieu mesurant les jours avec son compas, dont le cadre était drapé d'un voile noir en raison du récent décès du patriarche des Verger. Des ténèbres montait un bruit de machine régulier, une sorte de soupir entre deux silences.

- Bonjour, agent Starling.

Une voix métallique, artificiellement amplifiée, où les consonnes avaient tendance à disparaître.

- Bonjour, Mr Verger, répondit-elle sans discerner son interlocuteur.

La chaleur du plafonnier au-dessus de sa tête lui hérissait le cuir chevelu. Mais le jour n'appartenait pas à cet endroit. Le jour n'avait pas le droit d'entrer ici.

- Asseyez-vous.

« Il va falloir y aller, il va falloir le faire, pensa Starling. Tout de suite, maintenant. C'est bien. C'est maintenant. »

- La conversation que nous allons avoir est à considérer comme une déposition, Mr Verger, et je vais donc avoir à l'enregistrer. Vous n'y voyez pas d'inconvénient?

- Non, bien sûr.

La voix s'élevait entre les soupirs de la machine. Le « s »de « sûr » était inaudible.

- Margot? Je pense que tu peux nous laisser, maintenant.

Sans regarder Starling, la sœur de Mason Verger sortit dans le bruissement de sa culotte de cheval.

- Mr Verger, j'aimerais fixer ce micro sur votre... sur votre vêtement ou votre oreiller, à votre convenance. Mais si vous préférez, j'appelle un infirmier pour le faire.

- Je vous en prie, rétorqua-t-il, les consonnes toujours escamotées, puis il attendit la prochaine expiration mécanique pour ajouter : Vous pouvez le faire vous-même, agent Starling. Je suis juste là.

Aucun interrupteur n'était à portée de son regard. Pensant que sa vision serait meilleure si elle quittait l'éclat aveuglant du spot, elle avança dans les ténèbres, une main tendue devant elle, guidée par le parfum de myrrhe et de conifère.

Elle était déjà plus près du lit qu'elle ne l'avait estimé lorsqu'il alluma sa lumière de chevet.

L'expression de Starling ne se modifia pas. Seule la main qui tenait le petit micro eut un bref sursaut, deux centimètres à peine.

La première réaction que lui communiqua son cerveau n'avait pas de lien avec ce qu'elle ressentait au plus profond de sa poitrine et de ses viscères. C'était le constat que son élocution anormale résultait de ce qu'il était totalement privé de lèvres. La seconde fut de constater qu'il n'était pas aveugle : un œil, unique et bleu, l'observait au travers d'une sorte de monocle muni d'un petit tuyau qui assurait l'humidification permanente du globe oculaire, puisque celui-ci n'avait plus de paupière. Pour le reste, plusieurs chirurgiens avaient fait tout ce qui était en leur pouvoir, des années auparavant, à l'aide de greffes de peau.

Sans nez, sans lèvres, sans chair sur son visage, Mason Verger était tout en dents, telle une créature des abysses les plus inaccessibles de l'océan. Nous sommes si habitués aux masques que le choc de cette apparition se produit après coup, quand nous comprenons qu'il s'agit là d'une figure humaine, avec une âme derrière. C'est de la voir se mouvoir qui vous bouleverse, de voir les articulations des mâchoires, et cet œil qui pivote pour vous regarder. Pour regarder un visage normal. Le vôtre.

Il a de beaux cheveux, Mason Verger, mais étonnamment, c'est encore ce qu'il y a de plus repoussant dans son apparence. Noirs saupoudrés de gris, ils sont ramassés dans une queue de cheval si longue qu'elle toucherait le sol si elle était passée par-dessus son oreiller. Aujourd'hui, elle repose en une grosse boucle sur sa poitrine, ou plutôt sur la carapace de tortue que lui fait le poumon artificiel. Des cheveux humains sous une gargouille en fluorine. Une tresse qui luit comme des écailles articulées.

Sous les draps, le corps depuis longtemps paralysé de Mason Verger s'amenuisait jusqu'au néant sur son lit d'hôpital surélevé.

Il avait en face de lui une télécommande qui faisait penser à une flûte de Pan ou à un harmonica en plastique transparent. Il entortilla le bout de sa langue autour d'un des embouts et attendit l'inhalation suivante du poumon pour souffler dedans. Son lit répondit par un murmure électrique, s'inclina légèrement pour qu'il puisse faire face à Starling et rehaussa sa tête.

- Je remercie Dieu de ce qui m'est arrivé, prononça-t-il. Cela a été mon salut. Avez-vous accepté jésus dans votre cœur, miss Starling ? Avez-vous la foi ?

- J'ai été élevée dans une atmosphère très religieuse, Mr Verger. Ce que j'ai, c'est les marques que cela vous laisse, de quelque manière que vous appeliez ça. Maintenant, si vous voulez bien, je vais accrocher cet appareil à votre oreiller. Il ne devrait pas vous gêner, n'est-ce pas ?

Elle avait pris un ton péremptoire d'infirmière qui ne lui allait pas. Mais la vue de sa main près du visage, de ces deux chairs côte à côte, n'était pas là pour l'aider, pas plus que celle des vaisseaux greffés sur les maxillaires pour leur apporter du sang et dont les dilatations régulières faisaient penser à des vers en train de se nourrir.

Ce fut un soulagement de dévider le fil du microphone et de retourner à la table où elle avait laissé son magnétophone et un autre micro à son usage.

- Ici agent spécial Clarice M. Starling, matricule FBI 5143690, venue recueillir à son domicile la déposition de Mason R. Verger, numéro de Sécurité sociale 475989823, à la date inscrite et certifiée sur cette cassette. Mr Verger a bien compris que l'immunité judiciaire lui a été accordée par le procureur fédéral du trente-sixième district et par les autorités locales concernés dans une résolution commune, pièce jointe certifiée.

Elle marqua une pause.

- Et maintenant, Mr Verger, si...

- Je veux vous parler du camp, l'interrompit-il dans le souffle de son poumon artificiel. C'est un merveilleux souvenir d'enfance auquel je suis revenu, littéralement.

- Nous pourrons évoquer cela plus tard, Mr Verger, mais pour l'instant je crois que...

- Oh, nous pouvons évoquer cela tout de suite, miss Starling. Voyez-vous, tout se résume à une chose : endurer. C'est de cette manière que j'ai rencontré Jésus et je n'ai rien de plus important à vous dire.

Il laissa passer un soupir de la machine.

- C'était un camp de vacances religieux que mon père finançait. Il payait pour tout le monde, cent vingt-cinq petits campeurs au bord du lac Michigan. Certains venaient de familles très humbles, ils étaient prêts à n'importe quoi pour une sucrerie. Je ne sais pas, je profitais peut-être d'eux, je les traitais peut-être durement s'ils ne voulaient pas prendre le chocolat que je leur proposais et faire ce que je voulais d'eux... Je ne dissimule plus rien parce que tout est en ordre, maintenant.

- Mr Verger, il faudrait que nous examinions certains documents relatifs à la même...

Il ne l'écoutait pas. Il attendait seulement que le poumon lui redonne du souffle.

- J'ai l'immunité, miss Starling, et tout est en ordre, désormais. J'ai obtenu l'immunité de Jésus, et du procureur fédéral, et de celui d'Owings Mills. Alléluia! Je suis libre, miss Starling, et tout va bien. Je suis juste avec Lui et tout est okay. Lui, Jésus ressuscité. Au camp, on l'appelait J.R. « Le plus fort, c'est J.R. » On l'avait modernisé, vous comprenez? « J.R. » Je L'ai servi en Afrique, alléluia, et je L'ai servi à Chicago, gloire à Son nom, et je Le sers maintenant, et Il me relèvera de ce lit de souffrance et Il frappera mes ennemis et Il les conduira devant moi et j'entendrai les lamentations de leurs femmes, et tout est bien désormais...

Il s'étrangla sous l'afflux de salive et dut s'interrompre, les veines de ses tempes gonflées, sombres.

Starling se leva pour appeler un infirmier mais sa voix l'arrêta avant qu'elle n'ait atteint la porte.

- Je vais bien. Tout est bien, maintenant.

Une question directe serait peut-être plus efficace que cette mise en préparation, qui sait ?

- Mr Verger, est-ce que vous connaissiez déjà le docteur Lecter avant que le tribunal ne vous confie à lui pour une thérapie ? L'aviez-vous fréquenté ?

- Non.

- Mais vous apparteniez tous deux au conseil d'administration de l'Orchestre philharmonique de Baltimore.

- Non. J'y avais simplement un siège en tant que donateur. C'était mon avocat qui me représentait quand il y avait un vote.

- Tout au long du procès du docteur Lecter, vous n'avez jamais fait la moindre déclaration.

Elle apprenait à calculer le moment où poser ses questions, de sorte qu'il ait assez de souffle pour répondre.

- Ils disaient qu'ils avaient de quoi le condamner six, dix fois. Et il a tout esquivé en plaidant la démence.

- C'est le tribunal qui l'a reconnu dément. Le docteur Lecter n'a pas plaidé en ce sens.

- Vous trouvez que c'est une distinction importante ?

Pour la première fois, elle percevait l'esprit au travail derrière le masque. Préhensile, aux aguets, très différent du langage qu'il lui tenait.

Dans son aquarium, la grosse anguille sortit des rochers, accoutumée à la lumière. Elle se mit à accomplir son incessante spirale, un ruban brun magnifiquement décoré de taches irrégulières couleur crème qui ondulait dans l'eau.

A la périphérie de sa vision, Starling sentait constamment sa présence.

- C'est une Muraena Kidako, annonça Mason. Il en existe une encore plus grande en captivité, à Tokyo. Celle-ci est la deuxième de par sa taille. Communément, on l'appelle « murène sanguinaire ». Vous aimeriez voir pourquoi ?

- Non, répondit Starling en tournant une page de ses notes. Donc, Mr Verger, il se trouve qu'au cours de votre thérapie diligentée par la cour, vous avez invité le docteur Lecter chez vous...

- Je n'ai plus honte. Je ne vous cacherai rien. Tout est bien, maintenant. Je me suis sorti de ces accusations d'attentat à la pudeur, de ce coup monté, en acceptant d'accomplir cinq cents heures de travail au service de la communauté, à la fourrière, et de suivre un traitement avec le docteur Lecter. Je me suis dit que si je l'impliquais d'une manière ou d'une autre dans quelque chose, il serait obligé d'être moins strict avec moi, qu'il ne saisirait pas le juge de tutelle si je ne venais pas à tous les rendez-vous, ou si j'arrivais un peu stone.

- C'était à l'époque où vous habitiez Owings Mills.

- Oui. J'avais tout raconté au docteur Lecter à propos de l'Afrique, Idi Amin, tout ça, et je lui ai dit que je lui montrerais quelques-uns de mes trucs.

- Quelques-uns de vos...

- Mon équipement. Mes joujous. Tenez, là-bas, dans le coin, il y a la petite guillotine dont je me servais pour Idi Amin. Vous chargez ça à l'arrière d'une jeep et vous pouvez aller partout, dans le village le plus reculé. C'est monté en un quart d'heure. Il faut au condamné une dizaine de minutes pour l'armer au palan, un peu plus si c'est une femme ou un gosse. Je n'ai plus honte de tout ça parce que je suis purifié, maintenant.

- Le docteur Lecter s'est donc rendu chez vous.

- Oui. Je l'ai accueilli en tenue cuir, vous voyez le genre. Je guettais une réaction quelconque, je n'ai rien vu. J'étais inquiet qu'il ait peur de moi mais non, il n'avait pas l'air. « Peur de moi. » C'est drôle, ça. Je l'ai fait monter à l'étage, je lui ai montré mes trucs. J'avais adopté deux chiens de la fourrière, qui s'entendaient bien là-bas, et je les avais enfermés ensemble dans une cage en leur donnant à boire mais rien à manger. J'avais envie de voir ce qui allait se passer... Je lui ai montré mon collier d'autostimulation érotique, vous connaissez ? C'est comme si vous vous pendiez, mais pas vraiment, c'est très efficace quand vous vous... Enfin, vous me suivez ?

- Je vous suis.

- Eh bien, lui, il n'a pas eu l'air. Il m'a demandé comment ça marchait et moi je lui ai dit, hé, pour un psychiatre, c'est bizarre de ne pas connaître ça. Et lui, il a eu un sourire, je n'oublierai jamais ce sourire, et il m'a répondu « Montrez-moi. » Et là, j'ai pensé : « Ça y est, là je te tiens. »

- Et vous lui avez montré.

- Je n'ai pas honte. C'est en commettant des erreurs qu'on apprend. Je suis purifié.

- Continuez, s'il vous plaît.

- Donc, j'ai fait descendre le collier en face de mon grand miroir, je l'ai passé, j'avais la lanière dans une main et je me pognais de l'autre, je surveillais ses réactions mais je n'en voyais pas. D'habitude, je sais lire sur le visage des gens. Il était assis sur une chaise dans un coin de la pièce, jambes croisées, les doigts entrelacés sur son genou. Et puis il s'est levé, il a fouillé dans la poche de sa veste, toujours très élégant, on aurait dit James Mason en train de chercher son briquet, et il m'a demandé : « Une capsule de speed, vous aimeriez ? » Là, j'ai pensé : « Waouh ! Qu'il m'en donne une maintenant et il sera forcé de m'en donner jusqu'à la fin de ma vie, s'il veut garder son job. » Une mine d'ordonnances. Bon, si vous avez lu le rapport d'enquête, il y avait bien plus que du nitrite d'amyle, là-dedans...

- De la poudre d'ange, d'autres métamphétamines et un peu d'acide.

- Quelque chose de dingue, oui. Puis il est allé au miroir où je me regardais, il a donné un coup de pied dedans à la base et il a ramassé un éclat de verre. Moi, je planais, plus que planer. Il est venu vers moi, il m'a tendu le bout de verre, il a braqué ses yeux dans les miens et il m'a proposé de m'arracher la figure avec. Il a libéré les chiens. Je les ai nourris avec ma figure. Ça a pris très longtemps de tout enlever, ils ont dit après; je ne sais pas, je ne me rappelle plus. Il m'a brisé le cou en tirant sur le collier. Quand ils ont fait un lavage d'estomac aux chiens à la fourrière, ils ont récupéré mon nez. Mais la greffe n'a pas pris.

Starling prit plus de temps que nécessaire pour remettre de l'ordre dans son dossier ouvert sur la table.

- Mr Verger, votre famille a offert une forte rançon quand le docteur Lecter a échappé à ses gardes à Memphis.

- Un million de dollars, oui. Un million. Nous l'avons annoncé d'un bout à l'autre de la planète.

- Et vous vous êtes également engagés à payer pour la moindre information crédible à son sujet. Pas seulement pour son arrestation et sa condamnation, comme c'est l'usage. Ces informations, vous étiez censés les partager avec nous. Est-ce que cela a toujours été le cas ?

- Pas exactement. Mais c'est qu'il n'y a jamais rien eu de valable à partager.

- Comment en êtes-vous si sûr ? Est-ce que vous avez suivi certaines de ces pistes par vous-mêmes ?

- Suffisamment pour constater qu'elles ne menaient nulle part. Et d'ailleurs, pourquoi aurions-nous dû ? Vous autres, vous ne nous avez jamais rien dit. On a eu un tuyau en Crète qui s'est révélé bidon, un autre en Uruguay que nous n'avons jamais pu confirmer. Je veux que vous me compreniez bien, miss Starling : ceci n'a rien à voir avec de la vengeance. J'ai pardonné au docteur Lecter tout comme Notre Sauveur a pardonné aux soldats romains.

- Vous avez informé mon service que vous pourriez avoir obtenu quelque chose de sérieux, Mr Verger.

- Regardez dans le tiroir de cette table.

Après avoir enfilé des gants en coton blanc qu'elle avait pris dans son sac, Starling en retira une grande enveloppe en papier kraft, raide et lourde entre ses doigts. Elle en sortit une radiographie qu'elle présenta dans la vive lumière du plafonnier. C'était le cliché aux rayons X d'une main gauche qui paraissait avoir subi une blessure. Elle compta les doigts. Quatre, plus le pouce.

- Observez bien les métacarpiens. Vous voyez où je veux en venir ?

- Oui.

- Combien de jointures?

Il y en avait cinq.

- Avec le pouce, cette personne avait six doigts à la main gauche. Comme le docteur Lecter.

Le coin où auraient dû apparaître le numéro de série et l'origine de la radio avait été découpé.

- D'où provient-elle, Mr Verger ?

- De Rio de Janeiro. Pour en savoir plus, je dois payer. Beaucoup. Pouvez-vous me dire s'il s'agit du docteur Lecter ? Je dois en avoir le cœur net avant de verser la somme.

- Je vais essayer, Mr Verger. Nous allons faire tout notre possible. Vous avez gardé le colis dans lequel cette radio vous est parvenue ?

- Margot a mis l'emballage dans un sac en plastique, elle va vous le donner. Euh, miss Starling, vous m'excuserez mais je me sens assez épuisé et j'ai besoin de soins, maintenant.

- Mon service vous recontactera, Mr Verger.

Starling avait à peine quitté la chambre que Mason embouchait le tuyau tout au bout de sa télécommande.

- Cordell ?

L'homme qui se trouvait dans la salle de jeux se présenta aussitôt. Il lui lut les données inscrites dans un dossier à l'entête du « Département de la protection de l'enfance, mairie de Baltimore ».

- Franklin, dites-vous ? Eh bien, envoyez-moi Franklin, commanda Mason Verger.

Et il éteignit sa lampe de chevet.

 

 

Le petit garçon était seul sous le puissant spot de la réception, les yeux écarquillés sur le gouffre de ténèbres qui s'ouvrait devant lui.

La voix, la voix amplifiée, s'éleva :

- C'est toi, Franklin ?

- Franklin, oui.

- Où tu habites, Franklin ?

- Avec Maman et Shirley et Stringbean.

- Est-ce qu'il est avec vous tout le temps, Stringbean ?

- Des fois oui, des fois non.

- Comment? Des fois oui, des fois non ?

- Ben oui.

- Ta maman, ce n'est pas ta vraie maman, n'est-ce pas, Franklin ?

- Ma tutrice, c'est.

- Et ce n'est pas ta première tutrice, vrai, Franklin ?

- N... non.

- Tu aimes bien, chez toi, Franklin?

Le visage du petit s'éclaira.

- On a une petite chatte, Minou. Maman, elle fait des roulés à la viande dans son four.

- Depuis combien de temps tu vis chez Maman?

- Je sais pas dire.

- Tu as déjà eu un anniversaire, là-bas ?

- Une fois, oui. Shirley, elle a préparé du soda.

- Tu aimes le soda?

- A la fraise.

- Et tu aimes Maman et Shirley?


Date: 2015-12-18; view: 855


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