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VERS LE NOUVEAU MONDE 2 page

Arme haute, Starling crie sans se retourner :

- Ne TIREZ pas ! Cessez le feu ! Surveillez la porte. Derrière moi, la porte du labo ! - Puis, baissant la voix : - Evelda ? - On bouge dans la voiture. Le bébé qui hurle encore. - Passez vos mains par la fenêtre, Evelda.

Elle sort, maintenant. Son enfant hurle toujours. Et les haut-parleurs de la criée qui continuent à beugler La Macarena. Evelda est dehors, elle marche vers Starling, sa belle tête baissée, ses deux bras autour du bébé.

Sur le sol entre les deux femmes, Burke est agité de soubresauts, de plus en plus faibles maintenant qu'il a perdu presque tout son sang. L'air de La Macarena tressaute à l'unisson avec lui. Quelqu'un a pu le rejoindre, pratiquement à quatre pattes, et s'est couché près de lui pour tenter de contenir son hémorragie.

Le revolver de Starling est pointé à terre à quelques pas devant Evelda.

- Montrez-moi vos mains, Evelda. Allez, s'il vous plaît, montrez !

Il y a une bosse sous la couverture du bébé. Avec ses nattes africaines et ses yeux sombres d'Égyptienne, elle relève la tête et fixe Starling.

- Ah, c'est toi, hein ?

- Ne faites pas ça, Evelda. Pensez à votre enfant.

- Viens qu'on échange nos jus, salope.

La couverture s'agite, l'air vibre. La balle de Starling traverse la lèvre supérieure d'Evelda Drumgo et lui explose la nuque.

Ensuite, elle tente de s'asseoir, avec une brûlure atroce sur le côté du visage et la respiration coupée. Et Evelda aussi est assise sur la chaussée, effondrée en avant sur ses jambes, le sang dégoulinant de sa bouche sur le bébé dont les cris sont étouffés par son corps inerte. Après avoir rampé jusqu'à elle, Starling s'escrime sur les fermetures poisseuses du harnais, puis elle retire le Balisong du soutien-gorge d'Evelda, fait jaillir la lame sans même le regarder et tranche les courroies. L'enfant est trempé de sang, tout glissant, Starling a du mal à le saisir.

Le bébé entre les mains, Starling relève la tête et jette un regard éperdu autour d'elle. Apercevant le tuyau qui continue à cracher sur la table à découper, elle court dans cette direction. D'un geste, elle balaie les couteaux et les entrailles pour déposer l'enfant sur la table et braque le jet impétueux sur lui. Un enfant noir étendu sur le formica blanc, parmi les lames et les déchets de poissons, la tête du requin à son flanc, lavé du sang contaminé de sa mère tandis que celui de Starling goutte sur lui et que l'eau emporte leurs deux sangs dans un torrent mêlé, aussi salé que la mer, exactement.

L'eau qui fuse, irisée d'un arc-en-ciel railleur qui annonce la Promesse divine, étendard étincelant au-dessus de l'œuvre de Son aveugle maillet. Et cet homme-enfant est intact, autant que Starling puisse le voir. Et La Macarena qui pulse dans les haut-parleurs, et une décharge de lumière qui l'aveugle, et l'aveugle encore, et encore, jusqu'à ce que Hare empoigne le photographe et l'entraîne au loin.




 

 

Une impasse d'un quartier prolétaire d'Arlington, en Virginie, peu après minuit. C'est une nuit chaude d'automne, la pluie a cessé il y a peu. Il fait lourd, malgré le passage de la dépression. Un grillon pousse sa chansonnette quelque part dans l'odeur âcre de la terre et des feuilles mouillées. Il se tait lorsqu'un grondement sourd l'atteint, le souffle puissant d'une Mustang cinq litres à pots chromés qui s'est engagée dans le cul-de-sac, suivie par une voiture de police. Les deux véhicules se garent dans l'allée d'une sobre maison en duplex. La Mustang vibre légèrement en passant au point mort, puis les moteurs s'éteignent. Le grillon attend un moment puis reprend son chant, le dernier avant l'arrivée des grands froids, le dernier de son existence.

Un marshal en uniforme descend de la Mustang côté conducteur. Il contourne l'auto pour ouvrir la portière à Clarice Starling. Elle apparaît à son tour. Elle a le front ceint d'un bandeau blanc qui retient un pansement au-dessus de son oreille. Des taches orangées de Bétadine parsèment son cou. Au lieu d'un chemisier, elle porte une blouse d'hôpital verte.

Le sac en plastique zippé qu'elle tient à la main contient ses effets personnels : des bonbons à la menthe et des clés, sa carte d'agent spécial du FBI, un chargeur d'appoint contenant cinq balles, une capsule de gaz paralysant. Dans la même main, elle a un ceinturon et un holster, vide.

Le marshal lui tend les clés de la Mustang.

- Merci, Bobby.

- Vous voulez qu'on entre un moment, Pharon et moi? Ou vous préférez que je fasse venir Sandra ? Elle attend mon appel. Je pourrais lui dire de passer vous tenir un peu compagnie. Vous en avez besoin...

- Non, merci. Ardelia ne va pas tarder à rentrer. Ne vous en faites pas, Bobby.

Le marshal rejoint son coéquipier dans la voiture de police, qui ne démarre qu'une fois Starling chez elle, en sécurité.

Dans la maison, la buanderie est baignée d'une chaude odeur d'assouplissant. Les tuyaux de la machine à laver et du sèche-linge sont fixés de place en place par des liens de sûreté en plastique que les policiers préfèrent désormais aux menottes en acier. Quand Starling dépose son sac sur l'un des appareils, les clés résonnent bruyamment sur la surface métallique. Elle retire une lessive de la machine, la transfère dans le sèche-linge, puis elle se dépouille de son pantalon de treillis, de sa blouse et de son soutien-gorge tachés de sang. Lorsqu'elle relance la machine, elle ne porte plus que des chaussettes, une culotte et un 38 spécial glissé dans un étui à l'aisselle. Son dos et ses côtes sont couverts de traces livides, son coude écorché. L'œil droit tuméfié.

La machine à laver est lancée. Starling s'enroule dans une grande serviette avant de passer dans le salon, d'où elle revient avec deux doigts de Jack Daniel's dans un gobelet. Elle s'étend sur un matelas en caoutchouc étalé au pied de la machine et reste sur le dos, dans l'obscurité, tandis que l'appareil vibre et tressaute. Elle se redresse, visage levé. Quelques sanglots secs la secouent avant que les larmes n'arrivent, des larmes qui lui écorchent les joues en s'écoulant.

 

 

Vers une heure moins le quart du matin, le petit ami d'Ardelia Mapp la déposa devant chez elle. La route avait été longue depuis le Cap May. Elle lui souhaita bonne nuit sur le perron. Ardelia était sous sa douche lorsqu'elle entendit le flux de l'eau dans les canalisations et les vibrations de la machine à laver qui poursuivait son programme.

Traversant le couloir, elle alluma le plafonnier de la cuisine qu'elle partageait avec Starling. De là où elle était, elle apercevait l'intérieur de la buanderie. Starling assise par terre, la tête bandée.

- Oh, Clarice, ma doudou ! (Elle était déjà accroupie à ses côtés.) Qu'est-ce qui s'est passé ?

- Je me suis pris une bastos dans l'oreille. Ils m'ont réparé ça à Walter Reed. Laisse la lumière éteinte, tu veux bien ?

- Pas de problème. Je vais te préparer quelque chose. Je n'étais pas du tout au courant, tu sais : on a écouté des cassettes, en voiture. Raconte.

- John est mort, Ardelia.

- Johnny Brigham ? Non, pas lui!

Toutes les deux, elles avaient flashé sur Brigham au temps où il était instructeur de tir à l'école du FBI. L'une et l'autre avaient essayé de discerner le tatouage qu'il avait sur le bras sous sa chemise.

Comme une enfant, Starling s'essuya les yeux avec le dos de la main.

- Evelda et les Crip, oui. C'est Evelda qui l'a eu. Ils ont flingué Burke, aussi. Marquez Burke, un gars de John. C'était une opération conjointe, tu comprends. Evelda était au jus, donc les télés étaient là pratiquement au moment où on a débarqué. Elle était à moi, Evelda. Elle n'aurait jamais laissé tomber. Elle voulait aller jusqu'au bout et elle avait son bébé dans les bras. Elle a tiré, moi aussi. Elle est morte.

Ardelia Mapp n'avait encore jamais vu Starling pleurer.

- J'ai... Aujourd'hui j'ai tué cinq personnes, Ardelia.

Sans un mot, elle s'assit à côté de sa camarade et passa son bras autour de sa taille, toutes deux adossées à la machine qui continuait à tourner.

- Et son gosse, à Evelda ?

- J'ai enlevé le sang qu'il avait sur lui. Je n'ai remarqué aucune blessure visible, à l'hosto ils disent qu'il est OK, physiquement. Ils vont le confier à la mère d'Evelda d'ici deux trois jours. Tu sais... Tu sais le dernier truc qu'elle m'a dit, Evelda ? Elle m'a dit : « Viens qu'on échange nos jus, salope. »

- Laisse-moi te préparer quelque chose, d'accord ?

- Comme quoi?


 

 

Avec l'aube grise arrivèrent les journaux et les premiers bulletins des chaînes de télévision.

Ardelia entendit Starling se lever au moment où elle achevait de réchauffer des muffins. Elles s'installèrent ensemble devant l'écran.

De CNN aux autres, ils avaient tous racheté les images prises par la caméra héliportée de WFUL-TV. Une prise de vue saisissante, juste au-dessus de la scène. Starling se força à regarder, une seule fois. Elle avait besoin de vérifier encore que c'était bien Evelda qui avait tiré la première. Puis ses yeux glissèrent vers Ardelia et elle découvrit une expression de colère sur son visage.

Soudain, elle était debout, elle courait vomir aux toilettes.

- C'est dur, comme spectacle, fit-elle en réapparaissant sur des jambes mal assurées, livide.

Comme à son habitude, Ardelia avait immédiatement compris où elle voulait en venir.

- Ta question, exactement, c'est quoi ? Ce que m'inspire le fait que tu aies tué cette femme qui portait son enfant, une Afro-Américaine ? Et donc, ma réponse est la suivante : c'est elle qui t'a tiré dessus, et moi je te veux en vie. Mais s'il te plaît, réfléchis un peu à l'absurdité de tout ça, et à qui en porte la responsabilité. Quel est le raisonnement totalement débile qui t'a obligée à te retrouver face à face avec cette Evelda Drumgo, dans ce traquenard de malheur, histoire que vous régliez ce problème de came entre vous à coups de revolver ? C'est malin, ça ? J'aimerais que tu cogites vraiment là-dessus : tu as envie de continuer à ce qu'ils te donnent leur sale boulot à faire ?

Elle se reversa du thé pour marquer une pause.

- Tu veux que je reste avec toi, aujourd'hui ? Je vais prendre un jour de congé.

- Merci, ce n'est pas la peine. Passe-moi un coup de fil.

Le National Tattler, principal bénéficiaire de l'explosion de la presse à scandale dans les années 90, avait concocté une édition spéciale particulièrement outrancière, même compte tenu des habitudes d'une publication qui méritait bien son titre de « concierge national ». Le journal échoua sur le perron de Starling en milieu de matinée. Elle le découvrit en ouvrant la porte, surprise par le bruit que l'épaisse liasse avait fait en tombant sur le paillasson.

Elle s'attendait au pire et le résultat était à la hauteur de ses appréhensions : « L'ANGE DE LA MORT : CLARICE STARLING, LA MACHINE À TUER DU FBI », hurlait le gros titre en caractères Railroad Gothic corps 72. Trois photos s'étalaient à la une : Clarice Sterling en treillis faisant feu avec un 45 mm lors d'un championnat de tir; Evelda Drumgo effondrée sur son enfant au milieu de la chaussée, la tête inclinée telle une Vierge de Cimabue, le cerveau en bouillie, puis Starling encore, en train de déposer un bébé noir et nu sur une table à découper parmi des couteaux, des entrailles de poissons et une dépouille de requin. La légende accompagnant les clichés en rajoutait encore dans le sensationnalisme: « L'exécutrice du serial killer Jame Gumb, l'agent spécial du FBI Clarice Starling, vient d'ajouter encore au moins cinq encoches à la crosse de son arme. Une mère et son enfant ainsi que deux policiers au nombre des victimes d'un raid bâclé. »

L'article détaillait les carrières de dealers d'Evelda et Dijon Drumgo, revenait sur l'apparition du gang des Crip dans le paysage déjà hautement criminalisé de Washington. Le passé militaire et les nombreuses décorations de John Brigham, mort en action, étaient brièvement évoqués. Starling, elle, avait droit à un long encadré spécifique, illustré par une photo en apparence innocente, prise dans un restaurant, où elle apparaissait en robe du soir échancrée, une expression animée sur le visage.

 

Il y a sept ans, quand elle avait abattu dans son sous-sol Jame Gumb, le dangereux meurtrier surnommé « Buffalo Bill », Clarice Starling avait eu ses quelques minutes de gloire. Aujourd'hui, elle est menacée de sanctions administratives et de poursuites judiciaires après la mort jeudi d'une mère de famille de Washington soupçonnée de fabriquer des substances hallucinogènes interdites par la loi (voir notre reportage page 1).

« Sa carrière pourrait bien se terminer là », nous a confié une source au Bureau des alcools, tabacs et armes à feu, l'organisme associé au FBI. « Nous manquons encore de détails sur les raisons de cette bavure, mais ce qui est certain, c'est que John Brigham devrait toujours être en vie aujourd'hui. » Selon cet interlocuteur, qui a préféré gardé l'anonymat, « le FBI n'avait vraiment pas besoin d'une histoire pareille après Ruby Ridge[1] ».

La très originale carrière de Clarice Starling a débuté peu de temps après son entrée à l'École du FBI. Diplômée de l'université de Virginie en psychologie et criminologie, elle avait été choisie pour interroger le docteur Hannibal Lecter, un fou sanguinaire dont le sobriquet de « Hannibal le Cannibale » a été employé pour la première fois par le National Tattler : A cette occasion, le criminel lui avait confié des informations qui s'étaient avérées utiles dans la traque de Jame Gumb et la libération de son otage, Catherine Martin, la fille de l'ancienne sénatrice du Tennessee.

Trois années consécutives avant de se retirer de la compétition, Clarice Starling a été championne de tir tous services officiels. Par une amère coïncidence, James Brigham, l'une des victimes du raid, était instructeur de tir à Quantico à l'époque où Starling y a suivi sa formation, et devait devenir son entraîneur lors des nombreux championnats qu'elle allait disputer.

Un porte-parole du FBI nous a indiqué hier que l'agent Starling avait été placé en congé administratif avec salaire dans l'attente des conclusions de l'enquête de service. Sa convocation devant la Commission de déontologie, les très redoutés inquisiteurs internes du FBI, est attendue dans le courant de la semaine.

La famille d'Evelda Drumgo, décédée au cours du raid, a déclaré de son côté qu'elle entendait réclamer des dommages intérêts à l'administration fédérale et à Starling personnellement, en déposant plusieurs plaintes nominales pour homicide volontaire.

Le fils de la victime, un bébé de trois mois que l'on aperçoit distinctement dans les bras de sa mère sur les photos de la dramatique fusillade, n'a pas été blessé.

Selon maître Telford Higgins, l'avocat de la famille Drumgo au cours de multiples inculpations, le Colt 45 semi-automatique modifié que l'agent Starling a utilisé à cette occasion ne répond pas aux caractéristiques des armes de service autorisées dans la juridiction de Washington. « Il s'agit d'un équipement extrêmement dangereux, dont l'emploi est inimaginable dans le cadre du maintien de l'ordre », a-t-il affirmé. « L'utilisation d'une telle arme révèle à elle seule un mépris total de la vie humaine », ajoute l'avocat.

 

Le Tattler était allé jusqu'à acheter le numéro de téléphone personnel de Clarice à l'un de ses informateurs. La sonnerie ne lui laissa donc aucun répit ce jour-là, jusqu'à ce qu'elle finisse par le débrancher et par se servir de son cellulaire de service pour appeler son bureau.

Son oreille et sa tempe enflée ne la faisaient pas trop souffrir tant qu'elle ne touchait pas le bandage. En tout cas, elle n'avait pas d'élancements grâce aux deux Tylénol qu'elle avait pris. Elle n'eut même pas besoin du tranquillisant que le médecin lui avait prescrit : elle s'assoupit adossée à sa tête de lit, les cahiers du Washington Post s'échappant de sa main inerte pour s'éparpiller sur le sol, des traces de poudre maculant encore ses paumes, des larmes figées sur ses joues.


 

 

« Tu peux avoir une histoire d'amour avec le Bureau, mais le Bureau n'en aura jamais une avec toi. »

Proverbe du service du personnel du FBI

 

De si bon matin, la salle de sports du complexe J. Edgar Hoover, le siège du FBI, était presque déserte. Deux hommes déjà grisonnants couraient mollement sur la piste couverte. Quelque part plus loin, les à-coups d'une machine de musculation et les échanges assourdis d'une partie de squash se réverbéraient en échos dans la vaste enceinte.

Les voix des deux coureurs, elles, ne portaient pas loin. Le directeur du FBI, Tunberry, avait donné rendez-vous à Jack Crawford pour cet exercice matinal. Ils avaient parcouru trois kilomètres et commençaient à avoir du mal à trouver leur souffle.

- Il doit encore encaisser le coup de Waco, Blaylock. Ça va durer un moment mais il est condamné et il le sait, articula Tunberry. Tiens, il ferait aussi bien de donner congé au révérend Moon tout de suite ! - Le fait que le Bureau des alcools, tabacs et armes à feu soit locataire du dirigeant de la fameuse secte est l'objet de plaisanteries sans fin, au FBI. - Et Farriday plonge à cause de Ruby Ridge, ajouta le directeur.

- Ça, ça me dépasse, répliqua Crawford. - Il avait travaillé avec Farriday à New York dans les années 70, au temps où des manifestants protestaient souvent devant l'antenne locale du FBI, installée au niveau de la Troisième Avenue et de la 69e Rue. - C'est un bon, lui. Ce n'est pas lui qui a décidé ces soi-disant « consignes particulières ».

- Je lui ai annoncé la nouvelle hier matin.

- Et il s'en va sans broncher ?

- Disons qu'il ne perd pas trop de plumes dans l'histoire. Ah, on vit une époque difficile, Jack...

Ils avaient un peu accéléré, la tête levée pour mieux respirer. Du coin de l'œil, Crawford remarqua que le directeur jaugeait sa condition physique.

- Vous en êtes à combien, Jack? Cinquante-six ans, c'est ça?

- Exact.

- A un an de la retraite obligatoire, donc. Plein de gars de chez nous s'en vont à quarante-huit, cinquante ans, à un âge où ils peuvent encore retrouver un travail. Vous, vous n'avez pas voulu ça. Vous avez tenu à rester occupé, après la mort de Bella...

Comme Crawford avait déjà fait un demi-tour de piste sans répondre, Tunberry comprit qu'il avait commis un impair.

- Euh, je ne voulais pas parler de ça à la légère, vous savez, Jack. L'autre jour encore, Doreen me disait combien...

- Il y a encore du pain sur la planche, à Quantico. Peaufiner l'installation du système VICAP sur le Web pour qu'il soit accessible à n'importe quel flic, par exemple. Vous avez dû voir ça dans le budget.

- Dites, Jack? Devenir directeur de la boîte, ça ne vous a jamais tenté ?

- Je n'ai jamais pensé que ça pouvait être un job pour moi, non.

- Et vous avez eu raison, Jack. Vous n'êtes pas un politique, vous. Vous n'auriez pas pu. Ni être un Eisenhower. Ni un Omar Bradley.

Il fit signe à Crawford d'arrêter et ils poursuivirent leur conversation au bord de la piste, tout essoufflés.

- Mais un Patton, oui, vous en auriez été capable, Jack. Vous êtes du style à conduire vos hommes à travers un enfer et à vous faire aimer d'eux quand même. C'est un don que je n'ai pas, moi. Je dois les mener à la cravache, moi.

Tunberry lança un rapide regard à la ronde, ramassa sa serviette sur le banc et la posa sur ses épaules, comme s'il s'était agi de la toge d'un juge prompt à prononcer la peine capitale. Ses yeux brillaient. « Il y en a qui ont besoin de se mettre en colère pour se jeter à l'eau », se dit Crawford en observant le pli amer de la bouche du directeur quand il reprit la parole.

- En ce qui concerne le décès de Mrs Drumgo, abattue alors qu'elle portait son enfant dans les bras, l'Inspection judiciaire réclame un bouc émissaire. De la viande bien fraîche, saignante. Et les médias aussi. Tous les services concernés leur doivent un sacrifice, nous y compris. Mais en ce qui nous concerne, ils pourront peut-être se contenter de volaille. D'après Krendler, si on leur donne Clarice Starling, ils nous oublieront. Je suis d'accord avec lui. Le DRD et les autres endossent la responsabilité de l'opération, mais c'est Starling qui a appuyé sur la gâchette.

- Contre une tueuse de flics qui avait tiré la première.

- Ça, c'est dans les films, Jack. Vous ne comprenez pas, hein ? Les gens n'ont pas vu Evelda Drumgo buter Brigham. Ils ne l'ont pas vue faire feu sur Starling la première. Si on ne sait pas ce qu'il faut regarder, ce sont des choses qu'on ne voit pas. Par contre, deux cents millions de gus, dont un dixième participe aux élections, ont parfaitement vu cette femme effondrée sur la chaussée, la tête explosée, essayant de protéger son bébé. Ne me dites pas, Jack : je sais que vous avez pensé un moment faire de Starling votre protégée. Le problème, c'est que c'est une grande gueule, et qu'elle en a braqué plus d'un contre elle, et que...

- Krendler est un fouille-merde.

- Bien, écoutez-moi, ne dites plus rien tant que je n'aurai pas terminé. Sa carrière était en bout de course, de toute façon. Elle va s'en tirer avec une mise en disponibilité permanente, dans son dossier ça n'aura pas l'air trop méchant, elle pourra retrouver du boulot sans problème. Vous, vous avez énormément apporté au FBI avec votre division. Plein de gens sont convaincus que, si vous aviez mené un peu mieux votre barque, vous seriez aujourd'hui bien plus haut que chef de département, que vous méritez beaucoup mieux. Et je serai le premier à le dire, moi. Quand vous allez partir à la retraite, vous aurez le grade de sous-directeur. C'est un engagement de ma part.

- Si je ne mêle pas de cette histoire, c'est ça que vous sous-entendez ?

- Dans le cours normal des choses, Jack ! Avec la paix dans le royaume, c'est ce qui va se passer, oui. Jack ? Regardez-moi.

- Oui, Mr Tunberry ?

- Ce n'est pas une demande que je formule, c'est un ordre : vous restez en dehors de tout ça. Ne gâchez pas tout, Jack. Des fois, dans la vie, il n'y a pas d'autre moyen que de regarder ailleurs. J'en suis passé par-là, moi aussi. Et je sais que c'est dur. Je comprends ce que vous ressentez, croyez-moi.

- Ce que je ressens ? Le besoin d'une bonne douche, tout de suite.


 

 

Si Starling savait tenir son intérieur, ce n'était pas pour autant une fanatique de l'ordre. La partie du duplex qu'elle occupait était toujours propre, elle pouvait y retrouver ce qu'elle cherchait, mais les piles avaient tendance à s'amonceler, linge propre pas encore rangé ou revues et journaux. Elle n'avait pas sa pareille pour repasser un chemisier à la toute dernière minute. Comme elle n'avait pas besoin de se pomponner, cependant, elle s'en tirait toujours.

Lorsqu'elle avait besoin d'un cadre plus ordonné, elle traversait leur cuisine commune pour aller passer un moment chez Ardelia. Si cette dernière était là, elle pouvait bénéficier de sa conversation et de ses conseils, immanquablement avisés, quoique parfois un peu trop lucides à son goût. Quand Ardelia n'était pas là, il était entendu entre elles que Starling avait tout loisir de demeurer un moment dans l'univers impeccable de Mapp, à condition qu'elle n'y laisse rien. Ce jour-là, c'est chez Ardelia qu'elle était venue s'asseoir un instant.

C'était le genre d'appartement qui paraît sans cesse habité par son occupant, qu'il s'y trouve ou non. Starling garda les yeux fixés sur la police d'assurance-vie de la grand-mère d'Ardelia, accrochée au mur dans un cadre bricolé tout comme elle l'avait été dans la ferme en location de ladite grand-mère, puis dans l'HLM de banlieue où Ardelia avait grandi. Son aïeule, qui avait réussi à économiser pièce par pièce les versements sur ce que lui rapportaient les légumes et les fleurs de son jardin quand elle les vendait au marché, avait été en mesure d'emprunter de quoi aider sa petite-fille à poursuivre des études supérieures. Il y avait aussi une photo de cette vieille dame menue en habits du dimanche, regardant l'objectif sans même tenter un sourire, ses yeux noirs empreints d'une sagesse ancestrale sous le bord de son chapeau de paille.

Ardelia était très consciente de son passé et elle y puisait une force renouvelée chaque jour. Starling aurait aimé éprouver la même chose, maintenant, reprendre ses marques. A Bozeman, l'orphelinat luthérien où elle avait été placée lui avait assuré le gîte, le couvert et un certain modèle de vie, mais c'était dans son sang, ses origines, qu'elle devait chercher la réponse aux questions qui l'assaillaient à présent.


Date: 2015-12-18; view: 899


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