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Il avait commandé un taxi afin de laisser la voiture à Alice. Le chauffeur le connaissait et l'appela Patron. 1 page

Chapitre 1

 

Comme tous les autres jours, c'étaient les merles, les premiers, qui l'avaient réveillé. Il ne leur en voulait plus *. Au début, cela le mettait en rage *, surtout qu'il n'était pas encore habitué au climat et que la chaleur l'empêchait de s'endormir avant deux ou trois heures du matin.

Ils commençaient juste au lever du soleil. Or, ici, en Floride, le soleil se levait presque d'un seul coup. Il n'y avait pas d'aube. Il ne savait pas où ces oiseaux avaient leur nid. Il ne savait même pas si c'étaient réellement des merles. Ils étaient plus grands que des merles du Nord, avec trois ou quatre plumes de couleur. Il en arrivait deux sur la pelouse, qui engageaient leur bavardage.

Eddie ne s’éveillait plus tout à fait. D'autres merles ne tardaient pas à arriver Dieu sait d'où, des jardins voisins sans doute. Et, Dieu sait pourquoi, ils avaient choisi son jardin comme rendez-vous matinal.

La mer était calme. Il en entendait juste la petite vague, celle qui venait retomber sur le sable.

Phil lui avait téléphoné la veille. Il n'était jamais tout à fait rassuré quand Phil lui donnait signe de vie. Il avait appelé de Miami. D'abord pour parler de l'homme, dont il n'avait pas cité le nom. Il citait rarement des noms au téléphone.

- Eddie?

- Oui.

- Ici, Phil.

Il ne prononçait pas un mot de trop.

- Tout va bien, là-bas ?

- Tout va bien, avait répondu Eddie Rico.

Pourquoi Phil faisait des pauses entre les plus innocents bouts de phrases? Même quand on était en face de lui, cela donnait l'impression qu'il se méfiait, s'attendait à ce qu'on lui cache quelque chose.

- Ta femme?

- Elle va bien, merci.

- Aucun ennui?

- Aucun.

Ne savait-on pas qu’il n’y en avait jamais dans le secteur de Rico ?

- Je t'envoie un gars, demain matin.

Ce n'était pas la première fois.

- Il vaudrait mieux qu'il sorte peu... Et aussi qu’il n’ait pas envie d’aller se promener loin…

- D'accord.

- Sid me rejoindra peut-être demain ici.

- Ah!

- Il est possible qu'il ait envie de te voir.

Ce n'était pas inquiétant, ni tellement extraordinaire. Mais Rico ne s’était jamais habitué aux attitudes, ni à la façon de parler de Boston Phil.

Il ne se rendormit pas à fond, s'assoupit à moitié, sans cesser d'entendre les merles et la mer. Une noix se détacha d'un des cocotiers du jardin et tomba sur l'herbe. Presque tout de suite après, Babe se mit à remuer dans sa chambre dont on laissait la porte entrouverte.

C’était la plus jeune de ses filles. Elle s’appelait Lilian, mais les sœurs aînées l’avaient tout de suite appelée Babe *. Cela lui déplaisait. Dans sa maison, il avait horreur des surnoms. Mais il ne pouvait rien contre les gamines, et tout le monde avait fini par dire comme elles.



Babe avait trois ans. Elle ne parlait pas encore. A peine disait-elle quelques mots mal formés. Pourtant, c'était la plus jolie des trois, avec une tête de poupée.

- Cela s'arrangera probablement un jour ou l'autre, avait dit le médecin.

Est-ce que le médecin y croyait? Rico se méfiait des médecins. Presque autant que de Phil.

Babe gazouillait. Dans cinq minutes, si on n'allait pas la lever, elle se mettrait à pleurer.

Rico avait rarement besoin d’éveiller sa femme. Sans ouvrir les yeux, il l’entendait soupirer, rejeter le drap, poser ses pieds nus sur la carpette. A cet instant-là, il sentait son odeur, une odeur qu’il aimait bien. Au fond, il était un homme heureux.

Elle ne faisait pas de bruit, se dirigeait sur la pointe des pieds * vers la chambre de Babe, dont elle refermait la porte avec précaution. Après cela, il avait l'habitude de se rendormir. Il n'entendait pas les deux autres, Christine et Amélia, dont la chambre était plus éloignée, se lever à leur tour.

Loïs, la petite négresse, en bas, devait préparer le petit déjeuner des enfants. Les deux aînées, âgées de douze et neuf ans, mangeaient dans la cuisine, puis allaient attendre, au coin de la rue, le bus de l'école.

Le gros bus jaune passait à huit heures moins dix. A huit heures, Alice montait, ouvrait doucement la porte et lui apportait du café.

- Il est huit heures, Eddie.

Elle posait la tasse sur la table de nuit, se dirigeait vers les fenêtres pour ouvrir les rideaux.

- Tu as bien dormi?

- Oui.

Pendant qu’il passait dans la salle de bains, elle se coiffait. Ils habitaient une belle maison, toute neuve, moderne, dans le quartier le plus élégant de Santa Clara, entre le lagon et la mer, à deux pas de la plage. Rico lui avait donné un nom dont il était content: Sea Breeze (Brise de Mer).

- Tu crois que tu iras à Miami?

Il était dans son bain. La salle de bains était vraiment remarquable, avec ses murs recouverts de céramique vert pâle, et sa baignoire et les autres appareils du même ton.

- Je ne sais pas encore si j'irai.

La veille, en dînant, il avait dit à Alice:

- Phil est à Miami. Il faudra peut-être que je le voie.

Ce n'était pas loin, mais en voiture, la route était désagréable, déserte. Le plus souvent, il prenait l'avion.

Il ignorait s'il irait à Miami. Il se rasa pendant que sa femme, derrière lui, faisait couler un bain à son tour. En se rasant, il lui arrivait de la regarder dans le miroir et il n’était pas mécontent.

Il n’était pas comme les autres. Il avait toujours su ce qu’il voulait. Il l’avait choisie, très jeune, en connaissance de cause *.

Lui aussi avait la peau blanche et fine, les cheveux très sombres. Il y avait même des camarades d’école, à Brooklyn, qui l’appelaient Blackie. Il ne les avait pas laissés faire longtemps *.

- Je crois qu'il va faire chaud.

- Oui.

- Tu rentreras déjeuner?

- Je ne sais pas.

Soudain, tout en se regardant dans le miroir, il fronça les sourcils. On voyait un peu de sang sur sa joue. Il employait un rasoir de sûreté, ne se coupait presque jamais. Aujourd'hui il accrocha le grain de beauté qu'il avait sur la joue gauche, et cela lui causa une sensation désagréable. Il avait questionné son médecin au sujet de ce grain de beauté. Il n’aimait pas les médecins, mais il allait les voir pour un moindre problème de santé.

Ce stupide incident le rendait soucieux, comme s’il y voyait un signe, pourtant il continua sa toilette. Il aimait se sentir propre, avoir une chemise de soie sur la peau, des vêtements repassés. Deux fois par semaine, il se faisait manucurer et masser le visage.

Il entendit l'auto qui s'arrêtait devant la villa voisine, puis devant Sea Breeze, et il savait que c'était le facteur.

La journée commençait comme d'habitude. Il était prêt à l'heure, descendit, sortit de la villa, traversa le jardin pour aller prendre son courrier dans la boîte aux lettres.

Il y avait des journaux, des factures de ménage et de maison, une lettre dont il reconnaissait l'écriture et le papier. Quand il s'assit devant la table, Alice, qui le servait, demanda simplement:

- Ta mère ?

- Oui.

Il lisait en mangeant. Sa mère lui écrivait toujours au crayon, sur le papier qu'elle vendait dans sa boutique.

Mon cher Joseph,

C'était son véritable prénom. Dès l'âge de dix ou onze ans, il s'était fait appeler Eddie, et tout le monde le connaissait sous ce nom-là, il n'y avait plus que sa mère à l'appeler Joseph.

Il y a bien longtemps que je n'ai reçu de tes nouvelles et j'espère que la présente * te trouvera en bonne santé, ainsi que ta femme et tes enfants.

Sa mère n'aimait pas Alice. Elle la connaissait à peine, ne l'avait vue que deux ou trois fois, mais elle ne l'aimait pas. C'était une drôle de femme. Ses lettres n'étaient pas faciles à lire, elle mélangeait l'anglais et l'italien, écrivant les mots de l'une et de l'autre langue avec une orthographe personnelle.

Ici, la vie continue comme tu la connais…

 

Il y avait toujours, dans ses lettres, un certain nombre de pages qui ne parlaient que de voisins, de gens qu'il avait oubliés. Il y était surtout question de morts et de malades, parfois d’accidents, ou encore de garçons de voisinage que la police avait arrêtés.

Puis, seulement vers la fin, venaient les choses sérieuses, celles pour lesquelles, en réalité, la lettre était faite.

Gino est passé me voir vendredi dernier. Je lui ai trouvé l'air fatigué.

C'était un des deux frères d'Eddie. Eddie, qui était l'aîné, avait maintenant trente-huit ans. Gino en avait donc trente-six, et ils ne se ressemblaient pas. Eddie était plutôt gras. Gino, au contraire, avait toujours été maigre avec des traits beaucoup plus fins que ses deux frères. Gamin, il paraissait malingre. Maintenant encore, il ne donnait jamais une impression de santé.

Il est venu me dire au revoir, car il partait le soir même pour la Californie. Il paraît qu'il restera un certain temps là-bas. Je n'aime pas beaucoup ça. Ce n'est jamais bon signe quand on envoie quelqu'un comme lui dans l'Ouest. J'ai essayé de lui tirer les vers du nez *, mais tu sais comment est ton frère.

Gino ne s'était pas marié, ne s’était jamais intéressé aux femmes. De sa vie, il ne devait avoir fait de confidences à personne.

 

Je lui ai demandé si c'était à cause du Grand Jury *.

Il a dû se produire quelque chose que le District Attorney * et la police tiennent soigneusement secret. Certains prétendent que quelqu'un aurait parlé. Gino n’est pas le seul à s’éloigner d’ici. Un des grands patrons * a quitté subitement New York et il y a eu un écho dans les journaux à son sujet. Tu as dû le lire.

Il ne l'avait pas lu. Il commençait à se demander s'il ne s'agissait pas de Sid Kubik, dont Phil lui avait parlé au téléphone.

Il sentait un malaise dans la lettre de sa mère. Il n’avait pas eu tort de se méfier, la veille, quand Phil lui parlait au téléphone.

Le malheur, c'est qu'on ne sait jamais exactement ce qui se passe. Pourquoi avait-on envoyé Gino en Californie, où, théoriquement, il n'avait rien à faire?

A lui aussi, on avait expédié quelqu'un, qui devait arriver ce matin et qu'on lui avait recommandé de ne pas laisser s'éloigner.

Il avait lu les comptes rendus de séances du Grand Jury de Brooklyn. Soi-disant celui-ci s'occupait de l'affaire Carmine, qui avait été abattu en pleine Fulton Avenue, à trois cents mètres de l’Hôtel de Ville *.

II y avait maintenant six mois que Carmine avait reçu cinq balles dans la peau. La police n'avait trouvé aucune piste sérieuse. Normalement, l'affaire aurait dû être classée * depuis longtemps.

Eddie ignorait si son frère Gino y était mêlé. Selon les règles, il n'aurait pas dû y participer, car on n'a pas l'habitude de choisir des gens du voisinage pour ces affaires-là.

Tout cela avait-il un rapport avec le coup de téléphone de Phil? Boston Phil ne se dérangeait pas pour rien. Tout ce qu'il faisait avait un sens, et c’est bien ce qui le rendait inquiétant. En outre, quand on l'envoyait quelque part, cela signifiait en général que quelque chose n'allait pas. Phil aimait jouer à l’homme qui est dans le secret des chefs et s’entourait de mystère.

Il y a un autre sujet dont je voulais déjà te parler dans ma dernière lettre. Je ne l'ai pas fait parce que ce n'étaient encore que des bruits. Je me disais que Tony t'avait peut-être écrit ou allait le faire, car il a toujours eu de la considération pour toi.

C'était le plus jeune des Rico, qui n'avait que trente-trois ans et qui avait vécu avec leur mère plus longtemps que les autres. Bien entendu, c'était son préféré. II était brun comme Eddie, à qui il ressemblait un peu, mais plus beau. Eddie n'avait pas eu de ses nouvelles depuis plus d'un an.

Depuis son séjour à Atlantic City, l'été dernier, continuait la mère, il a fait plusieurs voyages sans me dire où il allait, et j'ai compris qu' il s'agissait d'une femme. Or, voilà à présent près de trois mois que personne ne l'a vu. Plusieurs personnes sont venues me poser des questions à son sujet, et ce n'était pas seulement de la curiosité. Même Phil qui est venu me voir sous prétexte de me demander de mes nouvelles, mais qui ne m'a parlé que de Tony.

Il y a trois jours, une certaine Karen, que tu ne connais pas, m'a dit brusquement:

- Vous savez, mame Julie, que Tony est marié?

Je me suis mise à rire. Or, il paraît que c'est vrai. Et qu'il s'agit de la fille qu'il a rencontrée à Atlantic City, une gamine qui n'est pas d'ici, pas même de New York, et qui aurait sa famille en Pennsylvanie.

Je ne sais pas au juste pourquoi, cela m'inquiète. Tu le connais. Il paraissait être le dernier à vouloir se marier.

Pourquoi n'en a-t-il parlé à personne? Pourquoi tant de gens, tout à coup, ont-ils besoin de connaître son adresse?

Tu dois me comprendre quand je dis que je ne suis pas tranquille. Il y a des choses qui se passent et que je voudrais connaître. Si, par hasard, tu étais au courant, écris-moi tout de suite pour me rassurer. Je n'aime pas ça.

C'est tout ce que j'ai à te dire aujourd'hui. Je suis très inquiète. Toi qui en sais probablement plus que moi, donne-moi le plus vite possible des nouvelles, surtout au sujet de Tony.

Mammy * t’envoie le bonjour. Elle est toujours vaillante, bien qu’elle ne quitte pas son fauteuil.

Est-ce que la petite a commencé à parler ? Il y a un cas, dans le quartier, non pas d'une fille, mais d'un garçon du même âge qui...

Dans le coin, il y avait le mot traditionnel :

Baisers.

Eddie ne tendit pas la lettre à sa femme. Il ne lui faisait jamais lire son courrier, même les lettres de sa mère, et elle n'aurait pas eu l'idée de le lui demander.

- Tout va bien?

- Gino est en Californie.

- Pour longtemps?

- Ma mère ne sait pas.

II préféra ne pas lui parler de Tony. Il lui parlait peu de ses affaires. Elle était de Brooklyn aussi, mais pas du même milieu. C’est ce qu’il avait voulu ; de souche italienne, comme lui, car, avec une autre, il ne se serait pas senti à son aise ; mais son père occupait un poste assez important dans une compagnie d'exportation, et, quand Eddie l'avait connue, elle travaillait dans un magasin de Manhattan.

Avant de partir, il alla embrasser Babe, assise au milieu de la cuisine sous la garde de Loïs. Il embrassa sa femme aussi, distraitement.

- N'oublie pas de me téléphoner si tu vas à Miami.

Dehors, il faisait déjà tiède. Il y avait du soleil. Il y avait toujours du soleil, sauf pendant les deux ou trois mois de la saison des pluies. Toujours des fleurs aussi, et des palmiers le long des routes.

Il traversa le jardin pour aller chercher sa voiture dans le garage. Tous ceux qui venaient à Siesta Beach étaient d'accord que c'était un paradis. Les maisons étaient neuves, des villas plutôt, chacune dans son jardin, entre la mer et le lagon.

L'auto roulait sans bruit. C'était une des meilleures voitures qu'on pût trouver.

Tout était beau. Tout était clair et propre. Il y avait même des moments où on avait l'impression de vivre dans un décor d'affiche touristique.

Il prit, à gauche, la route de Saint Petersburg et, un peu avant les limites de la ville, aperçut un long bâtiment en bois au fronton duquel on lisait :

Grand marché de fruits de la Côte Ouest, société anonyme *.

La façade n'était qu'un long comptoir où tous les fruits de la terre semblaient voisiner, les ananas, les pamplemousses, les oranges, les mangues, les avocats. On ne vendait pas que des fruits: à l'intérieur, on trouvait la plupart des produits d’épicerie, les rayons étaient pleins de conserves du plancher au plafond.

- Ça va, patron?

On gardait une place libre, à l'ombre, pour sa voiture. Chaque matin, le vieil Angelo, en blouse blanche, en tablier blanc, venait à sa rencontre.

- Ça va, Angelo.

Eddie souriait rarement, pour ainsi dire jamais. C'était sa nature. Cela ne signifiait pas qu'il était de mauvaise humeur. Il avait une façon à lui de regarder les gens et les choses, d'une façon calme, réfléchie. Là-bas, à Brooklyn, alors qu'il n'avait pas vingt ans, certains l'avaient déjà surnommé le Comptable.

- Il y a quelqu'un d'arrivé pour vous.

- Je sais. Où est-il?

- Je l'ai fait entrer dans votre bureau. Comme je ne savais pas...

Deux des garçons en blouse blanche remplissaient les vitrines de nouveaux fruits. Derrière, dans un bureau vitré, une machine à écrire cliquetait, celle de Miss Van Ness, sa secrétaire, dont il apercevait les cheveux blonds et le profil régulier.

Eddie entrouvrit la porte.

- Pas de coup de téléphone?

- Non, monsieur Rico. Quelqu'un vous attend dans votre bureau.

- Je sais.

Il y entra, évita de regarder tout de suite l'homme, assis sur une chaise, à contre-jour, qui fumait une cigarette et qui ne se leva pas. Eddie retira d'abord son veston, son panama, accrocha l'un et l'autre au portemanteau. Puis il s'assit, alluma une cigarette à son tour.

- On m'a dit comme ça...

Rico arrêta enfin son regard sur le visiteur, un grand garçon musclé qui devait avoir vingt-quatre ou vingt-cinq ans, aux cheveux roussâtres tout frisés.

- Qui t'a dit? questionna-t-il.

- Vous le savez, non?

Il ne posa pas la question à nouveau, se contenta de regarder le rouquin, et celui-ci, finissant par se sentir mal à l'aise, se leva, murmura :

- Boston Phil.

- Quand l'as-tu vu?

- Samedi. C'est-à-dire il y a trois jours.

- Qu'est-ce qu'il t'a dit?

- De venir vous trouver à cette adresse.

- Ensuite?

- De ne pas quitter Santa Clara.

- C'est tout?

- Sous aucun prétexte.

Eddie le regardait toujours, et l’autre ajoutait :

- Aussi de me tenir tranquille.

- Assieds-toi. Ton nom?

- Joe. Là-haut, ils m'appellent Curly * Joe.

- On va te donner une blouse, et tu travailleras au comptoir.

Le rouquin soupira :

- Je m'en doutais.

- Cela ne te plaît pas?

- Je n'ai pas dit ça.

- Tu coucheras chez Angelo.

- C'est le vieux?

- Tu ne sortiras que quand il t'en donnera la permission. Qui est-ce qui te cherche?

Le front de Joe se rembrunit. Avec l'air d'un gamin têtu, il prononça:

- On m'a recommandé de ne pas parler.

- Même à moi?

- A personne.

- On a précisé que tu ne devais rien me dire?

- Phil a dit: personne.

- Tu connais mon frère?

- Lequel? Bug *?

C'était le surnom qu'on donnait à Gino.

- Tu sais où il est?

- Il est parti un peu avant moi.

- Vous avez travaillé ensemble?

Joe ne répondit pas, mais il n'avait pas nié.

- Tu connais mon autre frère aussi ?

- J'ai entendu parler de Tony.

Pourquoi regardait-il par terre en prononçant ces mots?

- Tu ne l'as jamais rencontré?

- Non. Je ne crois pas.

- A quel propos a-t-on parlé de Tony?

- J'ai oublié.

- Il y a longtemps?

- Je ne sais pas.

Il était préférable de ne pas insister.

- Tu as de l'argent?

- Un peu.

- Quand tu n'en auras plus, tu m'en demanderas. Tu n'en auras guère besoin ici.

Eddie se leva et se dirigea vers la porte.

- Angelo va te donner une blouse et te mettre au courant *.

- Tout de suite?

- Oui.

Rico n'aimait pas ce garçon-là. Il n'aimait surtout pas ses réponses laconiques, ni le fait qu'il évitait de le regarder en face.

- Prends-le en charge, Angelo. Il couchera chez toi. Ne le laisse pas sortir avant que Phil m'ait donné des détails.

Il entra dans le bureau voisin.

- Rien au courrier?

- Rien d'intéressant.

- Toujours pas de coup de téléphone de Miami?

- Vous en attendez un?

- Je ne sais pas.

La sonnerie retentit, mais l'appel venait d'un producteur d'oranges et de citrons. Il rentra dans son bureau, n'y fit rien d'autre qu'attendre. Il n'avait pas pensé, la veille, à demander à Boston Phil dans quel hôtel de Miami il était descendu. Il ne descendait pas toujours au même. Peut-être, d'ailleurs, valait-il mieux qu'il n'ait pas posé la question. Phil n'aimait pas qu'on se montre curieux.

Il signa du courrier que Miss Van Ness lui apporta.

- Si on m'appelle de Miami...

- Vous sortez?

- Je vais voir McGee, au Club Flamingo.

- Je dis qu'on vous sonne là-bas?

- J'y serai dans dix minutes.

Phil ne lui avait pas annoncé un coup de téléphone. Il lui avait seulement dit que Sid Kubik arriverait probablement ce matin-là à Miami. Il avait laissé entendre * que Kubik demanderait peut-être à le voir.

Pourquoi était-il certain qu'on allait lui téléphoner ?

Il passa de l'ombre du magasin à la lumière chaude du dehors. Accompagné d'Angelo, le rouquin arrivait devant le magasin, l'air plus grand et plus large dans une blouse blanche.

- Je vais chez McGee, annonça Rico.

Il se dirigea vers sa voiture, tourna à gauche sur la grand-route. Il y avait un feu à moins de cent mètres. Il était vert et Eddie allait passer quand il vit un homme qui, au bord du trottoir, lui adressait un signe.

Il le prit tout d'abord pour quelqu'un qui faisait de l'auto-stop. Quand il le regarda plus attentivement, il fronça les sourcils et freina.

C'était son frère Gino, qui aurait dû se trouver en Californie.

- Monte!

Il se retourna pour s'assurer qu'on ne les observait pas de la devanture du magasin.

 

Chapitre 2

 

Pendant un bon moment, on aurait pu croire qu'Eddie avait pris un inconnu au bord de la route. Il n'avait pas regardé son frère monter dans la voiture, ne lui avait rien demandé. Quant à Gino, une cigarette non allumée entre ses lèvres minces, il s'était installé si vite que la portière était refermée avant que le feu passe au rouge *.

Eddie conduisait en regardant droit devant lui. On passa un parc de voitures d'occasion, un motel aux bungalows jaune citron groupés autour d'une piscine.

Il y avait deux ans que les frères ne s'étaient vus. La dernière fois, c'était à New York. Gino n'était venu qu'une fois à Santa Clara, cinq ou six ans plus tôt, alors qu'Eddie n'avait pas encore fait construire Sea Breeze: il ne connaissait donc pas la plus jeune de ses filles.

On avait parcouru un bon mille hors de la ville quand Eddie demanda enfin, ouvrant à peine la bouche, regardant toujours droit devant lui :

- On sait que tu es ici?

- Non.

- On te croit à Los Angeles?

- A San Diego.

Gino était maigre. Il n'était pas beau. Seul de la famille, il avait un long nez un peu de travers, des yeux enfoncés, mais brillants, le teint gris. Ses mains étaient curieuses, tout en os et en nerfs, avec des doigts extraordinairement longs qui tripotaient toujours quelque chose.

- Tu es venu par le train?

Gino ne demandait pas à son aîné où celui-ci le conduisait. On tournait le dos à la ville. Eddie prenait, à gauche, une route presque déserte, bordée de bois de pins et de quelques champs.

- Non. Par l'avion non plus. Je suis venu en autocar.

Eddie fronça les sourcils. Il comprenait. C'était plus anonyme. Son frère avait voyagé sur ces immenses autocars bleu et argent, qui parcourent les Etats-Unis comme le faisaient jadis les diligences, s'arrêtant de ville en ville avec des voyageurs chargés de valises, des mères entourées d'enfants, des gens qui vont très loin, d'autres qui s'arrêtent à l'étape voisine, des sandwiches qu'on emporte et qu'on mange, pendant la halte, avec un café brûlant, debout à un comptoir.

- Je leur ai annoncé que je prendrais le car.

Le silence à nouveau, deux ou trois milles de silence.

- Alice va bien?

- Oui.

- Les enfants?


Date: 2015-12-17; view: 948


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