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LES TROIS MOUSQUETAIRES 52 page

 

– Coupable, moi ! dit Milady avec un sourire qui eût désarmé l’ange du jugement dernier. Coupable ! mon Dieu, tu sais si je le suis ! Dites que je suis condamnée, monsieur, à la bonne heure ; mais vous le savez, Dieu qui aime les martyrs, permet que l’on condamne quelquefois les innocents.

 

– Fussiez-vous condamnée, fussiez-vous martyre, répondit Felton, raison de plus pour prier, et moi-même je vous aiderai de mes prières.

 

– Oh ! vous êtes un juste, vous, s’écria Milady en se précipitant à ses pieds ; tenez, je n’y puis tenir plus longtemps, car je crains de manquer de force au moment où il me faudra soutenir la lutte et confesser ma foi, écoutez donc la supplication d’une femme au désespoir. On vous abuse, monsieur, mais il n’est pas question de cela, je ne vous demande qu’une grâce, et, si vous me l’accordez, je vous bénirai dans ce monde et dans l’autre.

 

– Parlez au maître, madame, dit Felton ; je ne suis heureusement chargé, moi, ni de pardonner ni de punir, et c’est à plus haut que moi que Dieu a remis cette responsabilité.

 

– À vous, non, à vous seul. Écoutez-moi, plutôt que de contribuer à ma perte, plutôt que de contribuer à mon ignominie.

 

– Si vous avez mérité cette honte, madame, si vous avez encouru cette ignominie, il faut la subir en l’offrant à Dieu.

 

– Que dites-vous ? Oh ! vous ne me comprenez pas ! Quand je parle d’ignominie, vous croyez que je parle d’un châtiment quelconque, de la prison ou de la mort ! Plût au Ciel ! que m’importent, à moi, la mort ou la prison !

 

– C’est moi qui ne vous comprends plus, madame.

 

– Ou qui faites semblant de ne plus me comprendre, monsieur, répondit la prisonnière avec un sourire de doute.

 

– Non, madame, sur l’honneur d’un soldat, sur la foi d’un chrétien !

 

– Comment ! vous ignorez les desseins de Lord de Winter sur moi.

 

– Je les ignore.

 

– Impossible, vous son confident !

 

– Je ne mens jamais, madame.

 

– Oh ! il se cache trop peu cependant pour qu’on ne les devine pas.

 

– Je ne cherche à rien deviner, madame ; j’attends qu’on me confie, et à part ce qu’il m’a dit devant vous, Lord de Winter ne m’a rien confié.

 

– Mais, s’écria Milady avec un incroyable accent de vérité, vous n’êtes donc pas son complice, vous ne savez donc pas qu’il me destine à une honte que tous les châtiments de la terre ne sauraient égaler en horreur ?



 

– Vous vous trompez, madame, dit Felton en rougissant, Lord de Winter n’est pas capable d’un tel crime. »

 

« Bon, dit Milady en elle-même, sans savoir ce que c’est, il appelle cela un crime ! »

 

Puis tout haut :

 

« L’ami de l’infâme est capable de tout.

 

– Qui appelez-vous l’infâme ? demanda Felton.

 

– Y a-t-il donc en Angleterre deux hommes à qui un semblable nom puisse convenir ?

 

– Vous voulez parler de Georges Villiers ? dit Felton, dont les regards s’enflammèrent.

 

– Que les païens, les gentils et les infidèles appellent duc de Buckingham, reprit Milady ; je n’aurais pas cru qu’il y aurait eu un Anglais dans toute l’Angleterre qui eût eu besoin d’une si longue explication pour reconnaître celui dont je voulais parler !

 

– La main du Seigneur est étendue sur lui, dit Felton, il n’échappera pas au châtiment qu’il mérite. »

 

Felton ne faisait qu’exprimer à l’égard du duc le sentiment d’exécration que tous les Anglais avaient voué à celui que les catholiques eux-mêmes appelaient l’exacteur, le concussionnaire, le débauché, et que les puritains appelaient tout simplement Satan.

 

« Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria Milady, quand je vous supplie d’envoyer à cet homme le châtiment qui lui est dû, vous savez que ce n’est pas ma propre vengeance que je poursuis, mais la délivrance de tout un peuple que j’implore.

 

– Le connaissez-vous donc ? » demanda Felton.

 

« Enfin, il m’interroge », se dit en elle-même Milady au comble de la joie d’en être arrivée si vite à un si grand résultat.

 

« Oh ! si je le connais ! oh, oui ! pour mon malheur, pour mon malheur éternel. »

 

Et Milady se tordit les bras comme arrivée au paroxysme de la douleur. Felton sentit sans doute en lui-même que sa force l’abandonnait, et il fit quelques pas vers la porte ; la prisonnière, qui ne le perdait pas de vue, bondit à sa poursuite et l’arrêta.

 

« Monsieur ! s’écria-t-elle, soyez bon, soyez clément, écoutez ma prière : ce couteau que la fatale prudence du baron m’a enlevé, parce qu’il sait l’usage que j’en veux faire ; oh ! écoutez-moi jusqu’au bout ! ce couteau, rendez-le moi une minute seulement, par grâce, par pitié ! J’embrasse vos genoux ; voyez, vous fermerez la porte, ce n’est pas à vous que j’en veux : Dieu ! vous en vouloir, à vous, le seul être juste, bon et compatissant que j’aie rencontré ! à vous, mon sauveur peut-être ! une minute, ce couteau, une minute, une seule, et je vous le rends par le guichet de la porte ; rien qu’une minute, monsieur Felton, et vous m’aurez sauvé l’honneur !

 

– Vous tuer ! s’écria Felton avec terreur, oubliant de retirer ses mains des mains de la prisonnière ; vous tuer !

 

– J’ai dit, monsieur, murmura Milady en baissant la voix et en se laissant tomber affaissée sur le parquet, j’ai dit mon secret ! il sait tout ! mon Dieu, je suis perdue ! »

 

Felton demeurait debout, immobile et indécis.

 

« Il doute encore, pensa Milady, je n’ai pas été assez vraie. »

 

On entendit marcher dans le corridor ; Milady reconnut le pas de Lord de Winter. Felton le reconnut aussi et s’avança vers la porte.

 

Milady s’élança.

 

« Oh ! pas un mot, dit-elle d’une voix concentrée, pas un mot de tout ce que je vous ai dit à cet homme, ou je suis perdue, et c’est vous, vous… »

 

Puis, comme les pas se rapprochaient, elle se tut de peur qu’on n’entendit sa voix, appuyant avec un geste de terreur infinie sa belle main sur la bouche de Felton. Felton repoussa doucement Milady, qui alla tomber sur une chaise longue.

 

Lord de Winter passa devant la porte sans s’arrêter, et l’on entendit le bruit des pas qui s’éloignaient.

 

Felton, pâle comme la mort, resta quelques instants l’oreille tendue et écoutant, puis quand le bruit se fut éteint tout à fait, il respira comme un homme qui sort d’un songe, et s’élança hors de l’appartement.

 

« Ah ! dit Milady en écoutant à son tour le bruit des pas de Felton, qui s’éloignaient dans la direction opposée à ceux de Lord de Winter, enfin tu es donc à moi ! »

 

Puis son front se rembrunit.

 

« S’il parle au baron, dit-elle, je suis perdue, car le baron, qui sait bien que je ne me tuerai pas, me mettra devant lui un couteau entre les mains, et il verra bien que tout ce grand désespoir n’était qu’un jeu. »

 

Elle alla se placer devant sa glace et se regarda ; jamais elle n’avait été si belle.

 

« Oh ! oui ! dit-elle en souriant, mais il ne lui parlera pas. »

 

Le soir, Lord de Winter accompagna le souper.

 

– Monsieur, lui dit Milady, votre présence est-elle un accessoire obligé de ma captivité, et ne pourriez-vous pas m’épargner ce surcroît de tortures que me causent vos visites ?

 

– Comment donc, chère sœur ! dit de Winter, ne m’avez-vous pas sentimentalement annoncé, de cette jolie bouche si cruelle pour moi aujourd’hui, que vous veniez en Angleterre à cette seule fin de me voir tout à votre aise, jouissance dont, me disiez-vous, vous ressentiez si vivement la privation, que vous avez tout risqué pour cela, mal de mer, tempête, captivité ! eh bien, me voilà, soyez satisfaite ; d’ailleurs, cette fois ma visite a un motif. »

 

Milady frissonna, elle crut que Felton avait parlé ; jamais de sa vie, peut-être, cette femme, qui avait éprouvé tant d’émotions puissantes et opposées, n’avait senti battre son cœur si violemment.

 

Elle était assise ; Lord de Winter prit un fauteuil, le tira à son côté et s’assit auprès d’elle, puis prenant dans sa poche un papier qu’il déploya lentement :

 

« Tenez, lui dit-il, je voulais vous montrer cette espèce de passeport que j’ai rédigé moi-même et qui vous servira désormais de numéro d’ordre dans la vie que je consens à vous laisser. »

 

Puis ramenant ses yeux de Milady sur le papier, il lut :

 

« Ordre de conduire à… » Le nom est en blanc, interrompit de Winter : si vous avez quelque préférence, vous me l’indiquerez ; et pour peu que ce soit à un millier de lieues de Londres, il sera fait droit à votre requête. Je reprends donc : « Ordre de conduire à… la nommée Charlotte Backson, flétrie par la justice du royaume de France, mais libérée après châtiment ; elle demeurera dans cette résidence, sans jamais s’en écarter de plus de trois lieues. En cas de tentative d’évasion, la peine de mort lui sera appliquée. Elle touchera cinq shillings par jour pour son logement et sa nourriture. »

 

« Cet ordre ne me concerne pas, répondit froidement Milady, puisqu’un autre nom que le mien y est porté.

 

– Un nom ! Est-ce que vous en avez un ?

 

– J’ai celui de votre frère.

 

– Vous vous trompez, mon frère n’est que votre second mari, et le premier vit encore. Dites-moi son nom et je le mettrai en place du nom de Charlotte Backson. Non ?… vous ne voulez pas ?… vous gardez le silence ? C’est bien ! vous serez écrouée sous le nom de Charlotte Backson. »

 

Milady demeura silencieuse ; seulement, cette fois ce n’était plus par affectation, mais par terreur : elle crut l’ordre prêt à être exécuté : elle pensa que Lord de Winter avait avancé son départ ; elle crut qu’elle était condamnée à partir le soir même. Tout dans son esprit fut donc perdu pendant un instant, quand tout à coup elle s’aperçut que l’ordre n’était revêtu d’aucune signature.

 

La joie qu’elle ressentit de cette découverte fut si grande, qu’elle ne put la cacher.

 

« Oui, oui, dit Lord de Winter, qui s’aperçut de ce qui se passait en elle, oui, vous cherchez la signature, et vous vous dites : tout n’est pas perdu, puisque cet acte n’est pas signé ; on me le montre pour m’effrayer, voilà tout. Vous vous trompez : demain cet ordre sera envoyé à Lord Buckingham ; après-demain il reviendra signé de sa main et revêtu de son sceau, et vingt-quatre heures après, c’est moi qui vous en réponds, il recevra son commencement d’exécution. Adieu, madame, voilà tout ce que j’avais à vous dire.

 

– Et moi je vous répondrai, monsieur, que cet abus de pouvoir, que cet exil sous un nom supposé sont une infamie.

 

– Aimez-vous mieux être pendue sous votre vrai nom, Milady ? Vous le savez, les lois anglaises sont inexorables sur l’abus que l’on fait du mariage ; expliquez-vous franchement : quoique mon nom ou plutôt le nom de mon frère se trouve mêlé dans tout cela, je risquerai le scandale d’un procès public pour être sûr que du coup je serai débarrassé de vous. »

 

Milady ne répondit pas, mais devint pâle comme un cadavre.

 

« Oh ! je vois que vous aimez mieux la pérégrination. À merveille, madame, et il y a un vieux proverbe qui dit que les voyages forment la jeunesse. Ma foi ! vous n’avez pas tort, après tout, et la vie est bonne. C’est pour cela que je ne me soucie pas que vous me l’ôtiez. Reste donc à régler l’affaire des cinq shillings ; je me montre un peu parcimonieux, n’est-ce pas ? cela tient à ce que je ne me soucie pas que vous corrompiez vos gardiens. D’ailleurs il vous restera toujours vos charmes pour les séduire. Usez-en si votre échec avec Felton ne vous a pas dégoûtée des tentatives de ce genre. »

 

« Felton n’a point parlé, se dit Milady à elle-même, rien n’est perdu alors. »

 

« Et maintenant, madame, à vous revoir. Demain je viendrai vous annoncer le départ de mon messager. »

 

Lord de Winter se leva, salua ironiquement Milady et sortit.

 

Milady respira : elle avait encore quatre jours devant elle ; quatre jours lui suffiraient pour achever de séduire Felton.

 

Une idée terrible lui vint alors, c’est que Lord de Winter enverrait peut-être Felton lui-même pour faire signer l’ordre à Buckingham ; de cette façon Felton lui échappait, et pour que la prisonnière réussît il fallait la magie d’une séduction continue.

 

Cependant, comme nous l’avons dit, une chose la rassurait : Felton n’avait pas parlé.

 

Elle ne voulut point paraître émue par les menaces de Lord de Winter, elle se mit à table et mangea.

 

Puis, comme elle avait fait la veille, elle se mit à genoux, et répéta tout haut ses prières. Comme la veille, le soldat cessa de marcher et s’arrêta pour l’écouter.

 

Bientôt elle entendit des pas plus légers que ceux de la sentinelle qui venaient du fond du corridor et qui s’arrêtaient devant sa porte.

 

« C’est lui », dit-elle.

 

Et elle commença le même chant religieux qui la veille avait si violemment exalté Felton.

 

Mais, quoique sa voix douce, pleine et sonore eût vibré plus harmonieuse et plus déchirante que jamais, la porte resta close. Il parut bien à Milady, dans un des regards furtifs qu’elle lançait sur le petit guichet, apercevoir à travers le grillage serré les yeux ardents du jeune homme mais, que ce fût une réalité ou une vision, cette fois il eut sur lui-même la puissance de ne pas entrer.

 

Seulement, quelques instants après qu’elle eût fini son chant religieux, Milady crut entendre un profond soupir ; puis les mêmes pas qu’elle avait entendus s’approcher s’éloignèrent lentement et comme à regret.

 

CHAPITRE LV
QUATRIÈME JOURNÉE DE CAPTIVITÉ

Le lendemain, lorsque Felton entra chez Milady, il la trouva debout, montée sur un fauteuil, tenant entre ses mains une corde tissée à l’aide de quelques mouchoirs de batiste déchirés en lanières tressées les unes avec les autres et attachées bout à bout ; au bruit que fit Felton en ouvrant la porte, Milady sauta légèrement à bas de son fauteuil, et essaya de cacher derrière elle cette corde improvisée, qu’elle tenait à la main.

 

Le jeune homme était plus pâle encore que d’habitude, et ses yeux rougis par l’insomnie indiquaient qu’il avait passé une nuit fiévreuse.

 

Cependant son front était armé d’une sérénité plus austère que jamais.

 

Il s’avança lentement vers Milady, qui s’était assise, et prenant un bout de la tresse meurtrière que par mégarde ou à dessein peut-être elle avait laissée passer :

 

« Qu’est-ce que cela, madame ? demanda-t-il froidement.

 

– Cela, rien, dit Milady en souriant avec cette expression douloureuse qu’elle savait si bien donner à son sourire, l’ennui est l’ennemi mortel des prisonniers, je m’ennuyais et je me suis amusée à tresser cette corde. »

 

Felton porta les yeux vers le point du mur de l’appartement devant lequel il avait trouvé Milady debout sur le fauteuil où elle était assise maintenant, et au-dessus de sa tête il aperçut un crampon doré, scellé dans le mur, et qui servait à accrocher soit des hardes, soit des armes.

 

Il tressaillit, et la prisonnière vit ce tressaillement ; car, quoiqu’elle eût les yeux baissés, rien ne lui échappait.

 

« Et que faisiez-vous, debout sur ce fauteuil ? demanda-t-il.

 

– Que vous importe ? répondit Milady.

 

– Mais, reprit Felton, je désire le savoir.

 

– Ne m’interrogez pas, dit la prisonnière, vous savez bien qu’à nous autres, véritables chrétiens, il nous est défendu de mentir.

 

– Eh bien, dit Felton, je vais vous le dire, ce que vous faisiez, ou plutôt ce que vous alliez faire, vous alliez achever l’œuvre fatale que vous nourrissez dans votre esprit : songez-y, madame, si notre Dieu défend le mensonge, il défend bien plus sévèrement encore le suicide.

 

– Quand Dieu voit une de ses créatures persécutée injustement, placée entre le suicide et le déshonneur, croyez-moi, monsieur, répondit Milady d’un ton de profonde conviction, Dieu lui pardonne le suicide : car, alors, le suicide c’est le martyre.

 

– Vous en dites trop ou trop peu ; parlez, madame, au nom du Ciel, expliquez-vous.

 

– Que je vous raconte mes malheurs, pour que vous les traitiez de fables ; que je vous dise mes projets, pour que vous alliez les dénoncer à mon persécuteur : non, monsieur ; d’ailleurs, que vous importe la vie ou la mort d’une malheureuse condamnée ? vous ne répondez que de mon corps, n’est-ce pas ? et pourvu que vous représentiez un cadavre, qu’il soit reconnu pour le mien, on ne vous en demandera pas davantage, et peut-être, même, aurez-vous double récompense.

 

– Moi, madame, moi ! s’écria Felton, supposer que j’accepterais jamais le prix de votre vie ; oh ! vous ne pensez pas ce que vous dites.

 

– Laissez-moi faire, Felton, laissez-moi faire, dit Milady en s’exaltant, tout soldat doit être ambitieux, n’est-ce pas ? vous êtes lieutenant, eh bien, vous suivrez mon convoi avec le grade de capitaine.

 

– Mais que vous ai-je donc fait, dit Felton ébranlé, pour que vous me chargiez d’une pareille responsabilité devant les hommes et devant Dieu ? Dans quelques jours vous allez être loin d’ici, madame, votre vie ne sera plus sous ma garde, et, ajouta-t-il avec un soupir, alors vous en ferez ce que vous voudrez.

 

– Ainsi, s’écria Milady comme si elle ne pouvait résister à une sainte indignation, vous, un homme pieux, vous que l’on appelle un juste, vous ne demandez qu’une chose : c’est de n’être point inculpé, inquiété pour ma mort !

 

– Je dois veiller sur votre vie, madame, et j’y veillerai.

 

– Mais comprenez-vous la mission que vous remplissez ? cruelle déjà si j’étais coupable, quel nom lui donnerez-vous, quel nom le Seigneur lui donnera-t-il, si je suis innocente ?

 

– Je suis soldat, madame, et j’accomplis les ordres que j’ai reçus.

 

– Croyez-vous qu’au jour du jugement dernier Dieu séparera les bourreaux aveugles des juges iniques ? vous ne voulez pas que je tue mon corps, et vous vous faites l’agent de celui qui veut tuer mon âme !

 

– Mais, je vous le répète, reprit Felton ébranlé, aucun danger ne vous menace, et je réponds de Lord de Winter comme de moi-même.

 

– Insensé ! s’écria Milady, pauvre insensé, qui ose répondre d’un autre homme quand les plus sages, quand les plus grands selon Dieu hésitent à répondre d’eux-mêmes, et qui se range du parti le plus fort et le plus heureux, pour accabler la plus faible et la plus malheureuse !

 

– Impossible, madame, impossible, murmura Felton, qui sentait au fond du cœur la justesse de cet argument : prisonnière, vous ne recouvrerez pas par moi la liberté, vivante, vous ne perdrez pas par moi la vie.

 

– Oui, s’écria Milady, mais je perdrai ce qui m’est bien plus cher que la vie, je perdrai l’honneur, Felton ; et c’est vous, vous que je ferai responsable devant Dieu et devant les hommes de ma honte et de mon infamie. »

 

Cette fois Felton, tout impassible qu’il était ou qu’il faisait semblant d’être, ne put résister à l’influence secrète qui s’était déjà emparée de lui : voir cette femme si belle, blanche comme la plus candide vision, la voir tour à tour éplorée et menaçante, subir à la fois l’ascendant de la douleur et de la beauté, c’était trop pour un visionnaire, c’était trop pour un cerveau miné par les rêves ardents de la foi extatique, c’était trop pour un cœur corrodé à la fois par l’amour du Ciel qui brûle, par la haine des hommes qui dévore.

 

Milady vit le trouble, elle sentait par intuition la flamme des passions opposées qui brûlaient avec le sang dans les veines du jeune fanatique ; et, pareille à un général habile qui, voyant l’ennemi prêt à reculer, marche sur lui en poussant un cri de victoire, elle se leva, belle comme une prêtresse antique, inspirée comme une vierge chrétienne et, le bras étendu, le col découvert, les cheveux épars retenant d’une main sa robe pudiquement ramenée sur sa poitrine, le regard illuminé de ce feu qui avait déjà porté le désordre dans les sens du jeune puritain, elle marcha vers lui, s’écriant sur un air véhément, de sa voix si douce, à laquelle, dans l’occasion, elle donnait un accent terrible :

 

Livre à Baal sa victime.

Jette aux lions le martyr :

Dieu te fera repentir !…

Je crie à lui de l’abîme.

Felton s’arrêta sous cette étrange apostrophe, et comme pétrifié.

 

« Qui êtes-vous, qui êtes-vous ? s’écria-t-il en joignant les mains ; êtes-vous une envoyée de Dieu, êtes-vous un ministre des enfers, êtes-vous ange ou démon, vous appelez-vous Eloa ou Astarté ?

 

– Ne m’as-tu pas reconnue, Felton ? Je ne suis ni un ange, ni un démon, je suis une fille de la terre, je suis une sœur de ta croyance, voilà tout.

 

– Oui ! oui ! dit Felton, je doutais encore, mais maintenant je crois.

 

– Tu crois, et cependant tu es le complice de cet enfant de Bélial qu’on appelle Lord de Winter ! Tu crois, et cependant tu me laisses aux mains de mes ennemis, de l’ennemi de l’Angleterre, de l’ennemi de Dieu ? Tu crois, et cependant tu me livres à celui qui remplit et souille le monde de ses hérésies et de ses débauches, à cet infâme Sardanapale que les aveugles nomment le duc de Buckingham et que les croyants appellent l’Antéchrist.

 

– Moi, vous livrer à Buckingham ! moi ! que dites-vous là ?

 

– Ils ont des yeux, s’écria Milady, et ils ne verront pas ; ils ont des oreilles, et ils n’entendront point.

 

– Oui, oui, dit Felton en passant ses mains sur son front couvert de sueur, comme pour en arracher son dernier doute ; oui, je reconnais la voix qui me parle dans mes rêves ; oui, je reconnais les traits de l’ange qui m’apparaît chaque nuit, criant à mon âme qui ne peut dormir : “Frappe, sauve l’Angleterre, sauve-toi, car tu mourras sans avoir désarmé Dieu !” Parlez, parlez ! s’écria Felton, je puis vous comprendre à présent. »

 

Un éclair de joie terrible, mais rapide comme la pensée, jaillit des yeux de Milady.

 

Si fugitive qu’eût été cette lueur homicide, Felton la vit et tressaillit comme si cette lueur eût éclairé les abîmes du cœur de cette femme.

 

Felton se rappela tout à coup les avertissements de Lord de Winter, les séductions de Milady, ses premières tentatives lors de son arrivée ; il recula d’un pas et baissa la tête, mais sans cesser de la regarder : comme si, fasciné par cette étrange créature, ses yeux ne pouvaient se détacher de ses yeux.

 

Milady n’était point femme à se méprendre au sens de cette hésitation. Sous ses émotions apparentes, son sang-froid glacé ne l’abandonnait point. Avant que Felton lui eût répondu et qu’elle fût forcée de reprendre cette conversation si difficile à soutenir sur le même accent d’exaltation, elle laissa retomber ses mains, et, comme si la faiblesse de la femme reprenait le dessus sur l’enthousiasme de l’inspirée :


Date: 2015-12-17; view: 562


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