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LES TROIS MOUSQUETAIRES 27 page

 

– Monsieur insiste-t-il toujours pour le voir ?

 

– Plus que jamais.

 

– Eh bien, monsieur n’a qu’à prendre l’escalier à droite dans la cour, au second, n° 5. »

 

D’Artagnan s’élança dans la direction indiquée et trouva un de ces escaliers extérieurs comme nous en voyons encore aujourd’hui dans les cours des anciennes auberges. Mais on n’arrivait pas ainsi chez le futur abbé ; les défilés de la chambre d’Aramis étaient gardés ni plus ni moins que les jardins d’Aramis ; Bazin stationnait dans le corridor et lui barra le passage avec d’autant plus d’intrépidité qu’après bien des années d’épreuve, Bazin se voyait enfin près d’arriver au résultat qu’il avait éternellement ambitionné.

 

En effet, le rêve du pauvre Bazin avait toujours été de servir un homme d’Église, et il attendait avec impatience le moment sans cesse entrevu dans l’avenir où Aramis jetterait enfin la casaque aux orties pour prendre la soutane. La promesse renouvelée chaque jour par le jeune homme que le moment ne pouvait tarder l’avait seule retenu au service d’un mousquetaire, service dans lequel, disait-il, il ne pouvait manquer de perdre son âme.

 

Bazin était donc au comble de la joie. Selon toute probabilité, cette fois son maître ne se dédirait pas. La réunion de la douleur physique à la douleur morale avait produit l’effet si longtemps désiré : Aramis, souffrant à la fois du corps et de l’âme, avait enfin arrêté sur la religion ses yeux et sa pensée, et il avait regardé comme un avertissement du Ciel le double accident qui lui était arrivé, c’est-à-dire la disparition subite de sa maîtresse et sa blessure à l’épaule.

 

On comprend que rien ne pouvait, dans la disposition où il se trouvait, être plus désagréable à Bazin que l’arrivée de d’Artagnan, laquelle pouvait rejeter son maître dans le tourbillon des idées mondaines qui l’avaient si longtemps entraîné. Il résolut donc de défendre bravement la porte ; et comme, trahi par la maîtresse de l’auberge, il ne pouvait dire qu’Aramis était absent, il essaya de prouver au nouvel arrivant que ce serait le comble de l’indiscrétion que de déranger son maître dans la pieuse conférence qu’il avait entamée depuis le matin, et qui, au dire de Bazin, ne pouvait être terminée avant le soir.

 

Mais d’Artagnan ne tint aucun compte de l’éloquent discours de maître Bazin, et comme il ne se souciait pas d’entamer une polémique avec le valet de son ami, il l’écarta tout simplement d’une main, et de l’autre il tourna le bouton de la porte n° 5.



 

La porte s’ouvrit, et d’Artagnan pénétra dans la chambre.

 

Aramis, en surtout noir, le chef accommodé d’une espèce de coiffure ronde et plate qui ne ressemblait pas mal à une calotte, était assis devant une table oblongue couverte de rouleaux de papier et d’énormes in-folio ; à sa droite était assis le supérieur des jésuites, et à sa gauche le curé de Montdidier. Les rideaux étaient à demi clos et ne laissaient pénétrer qu’un jour mystérieux, ménagé pour une béate rêverie. Tous les objets mondains qui peuvent frapper l’œil quand on entre dans la chambre d’un jeune homme, et surtout lorsque ce jeune homme est mousquetaire, avaient disparu comme par enchantement ; et, de peur sans doute que leur vue ne ramenât son maître aux idées de ce monde, Bazin avait fait main basse sur l’épée, les pistolets, le chapeau à plume, les broderies et les dentelles de tout genre et de toute espèce.

 

Mais, en leur lieu et place, d’Artagnan crut apercevoir dans un coin obscur comme une forme de discipline suspendue par un clou à la muraille.

 

Au bruit que fit d’Artagnan en ouvrant la porte, Aramis leva la tête et reconnut son ami. Mais, au grand étonnement du jeune homme, sa vue ne parut pas produire une grande impression sur le mousquetaire, tant son esprit était détaché des choses de la terre.

 

« Bonjour, cher d’Artagnan, dit Aramis ; croyez que je suis heureux de vous voir.

 

– Et moi aussi, dit d’Artagnan, quoique je ne sois pas encore bien sûr que ce soit à Aramis que je parle.

 

– À lui-même, mon ami, à lui-même ; mais qui a pu vous faire douter ?

 

– J’avais peur de me tromper de chambre, et j’ai cru d’abord entrer dans l’appartement de quelque homme Église ; puis une autre erreur m’a pris en vous trouvant en compagnie de ces messieurs : c’est que vous ne fussiez gravement malade. »

 

Les deux hommes noirs lancèrent sur d’Artagnan, dont ils comprirent l’intention, un regard presque menaçant ; mais d’Artagnan ne s’en inquiéta pas.

 

« Je vous trouble peut-être, mon cher Aramis, continua d’Artagnan ; car, d’après ce que je vois, je suis porté à croire que vous vous confessez à ces messieurs. »

 

Aramis rougit imperceptiblement.

 

« Vous, me troubler ? oh ! bien au contraire, cher ami, je vous le jure ; et comme preuve de ce que je dis, permettez-moi de me réjouir en vous voyant sain et sauf.

 

– Ah ! il y vient enfin ! pensa d’Artagnan, ce n’est pas malheureux.

 

– Car, monsieur, qui est mon ami, vient d’échapper à un rude danger, continua Aramis avec onction, en montrant de la main d’Artagnan aux deux ecclésiastiques.

 

– Louez Dieu, monsieur, répondirent ceux-ci en s’inclinant à l’unisson.

 

– Je n’y ai pas manqué, mes révérends, répondit le jeune homme en leur rendant leur salut à son tour.

 

– Vous arrivez à propos, cher d’Artagnan, dit Aramis, et vous allez, en prenant part à la discussion, l’éclairer de vos lumières. M. le principal d’Amiens, M. le curé de Montdidier et moi, nous argumentons sur certaines questions théologiques dont l’intérêt nous captive depuis longtemps ; je serais charmé d’avoir votre avis.

 

– L’avis d’un homme d’épée est bien dénué de poids, répondit d’Artagnan, qui commençait à s’inquiéter de la tournure que prenaient les choses, et vous pouvez vous en tenir, croyez-moi, à la science de ces messieurs. »

 

Les deux hommes noirs saluèrent à leur tour.

 

« Au contraire, reprit Aramis, et votre avis nous sera précieux ; voici de quoi il s’agit : M. le principal croit que ma thèse doit être surtout dogmatique et didactique.

 

– Votre thèse ! vous faites donc une thèse ?

 

– Sans doute, répondit le jésuite ; pour l’examen qui précède l’ordination, une thèse est de rigueur.

 

– L’ordination ! s’écria d’Artagnan, qui ne pouvait croire à ce que lui avaient dit successivement l’hôtesse et Bazin,… l’ordination ! »

 

Et il promenait ses yeux stupéfaits sur les trois personnages qu’il avait devant lui.

 

« Or », continua Aramis en prenant sur son fauteuil la même pose gracieuse que s’il eût été dans une ruelle et en examinant avec complaisance sa main blanche et potelée comme une main de femme, qu’il tenait en l’air pour en faire descendre le sang : « or, comme vous l’avez entendu, d’Artagnan, M. le principal voudrait que ma thèse fût dogmatique, tandis que je voudrais, moi, qu’elle fût idéale. C’est donc pourquoi M. le principal me proposait ce sujet qui n’a point encore été traité, dans lequel je reconnais qu’il y a matière à de magnifiques développements.

 

« Utraque manus in benedicendo clericis inferioribus necessaria est. »

 

D’Artagnan, dont nous connaissons l’érudition, ne sourcilla pas plus à cette citation qu’à celle que lui avait faite M. de Tréville à propos des présents qu’il prétendait que d’Artagnan avait reçus de M. de Buckingham.

 

« Ce qui veut dire, reprit Aramis pour lui donner toute facilité : les deux mains sont indispensables aux prêtres des ordres inférieurs, quand ils donnent la bénédiction.

 

– Admirable sujet ! s’écria le jésuite.

 

– Admirable et dogmatique ! » répéta le curé qui, de la force de d’Artagnan à peu près sur le latin, surveillait soigneusement le jésuite pour emboîter le pas avec lui et répéter ses paroles comme un écho.

 

Quant à d’Artagnan, il demeura parfaitement indifférent à l’enthousiasme des deux hommes noirs.

 

« Oui, admirable ! prorsus admirabile ! continua Aramis, mais qui exige une étude approfondie des Pères et des Écritures. Or j’ai avoué à ces savants ecclésiastiques, et cela en toute humilité, que les veilles des corps de garde et le service du roi m’avaient fait un peu négliger l’étude. Je me trouverai donc plus à mon aise, facilius natans, dans un sujet de mon choix, qui serait à ces rudes questions théologiques ce que la morale est à la métaphysique en philosophie. »

 

D’Artagnan s’ennuyait profondément, le curé aussi.

 

« Voyez quel exorde ! s’écria le jésuite.

 

Exordium, répéta le curé pour dire quelque chose.

 

Quemadmodum minter cœlorum immensitatem. »

 

Aramis jeta un coup d’œil de côté sur d’Artagnan, et il vit que son ami bâillait à se démonter la mâchoire.

 

« Parlons français, mon père, dit-il au jésuite, M. d’Artagnan goûtera plus vivement nos paroles.

 

– Oui, je suis fatigué de la route, dit d’Artagnan, et tout ce latin m’échappe.

 

– D’accord, dit le jésuite un peu dépité, tandis que le curé, transporté d’aise, tournait sur d’Artagnan un regard plein de reconnaissance ; eh bien, voyez le parti qu’on tirerait de cette glose.

 

– Moïse, serviteur de Dieu… il n’est que serviteur, entendez-vous bien ! Moïse bénit avec les mains ; il se fait tenir les deux bras, tandis que les Hébreux battent leurs ennemis ; donc il bénit avec les deux mains. D’ailleurs, que dit l’Évangile : imponite manus, et non pas manum. Imposez les mains, et non pas la main.

 

– Imposez les mains, répéta le curé en faisant un geste. – À saint Pierre, au contraire, de qui les papes sont successeurs, continua le jésuite : Ponite digitos. Présentez les doigts ; y êtes-vous maintenant ?

 

– Certes, répondit Aramis en se délectant, mais la chose est subtile.

 

– Les doigts ! reprit le jésuite ; saint Pierre bénit avec les doigts. Le pape bénit donc aussi avec les doigts. Et avec combien de doigts bénit-il ? Avec trois doigts, un pour le Père, un pour le Fils, et un pour le Saint-Esprit. »

 

Tout le monde se signa ; d’Artagnan crut devoir imiter cet exemple.

 

« Le pape est successeur de saint Pierre et représente les trois pouvoirs divins ; le reste, ordines inferiores de la hiérarchie ecclésiastique, bénit par le nom des saints archanges et des anges. Les plus humbles clercs, tels que nos diacres et sacristains, bénissent avec les goupillons, qui simulent un nombre indéfini de doigts bénissants. Voilà le sujet simplifié, argumentum omni denudatum ornamento. Je ferais avec cela, continua le jésuite, deux volumes de la taille de celui-ci. »

 

Et, dans son enthousiasme, il frappait sur le saint Chrysostome in-folio qui faisait plier la table sous son poids.

 

D’Artagnan frémit.

 

« Certes, dit Aramis, je rends justice aux beautés de cette thèse, mais en même temps je la reconnais écrasante pour moi. J’avais choisi ce texte ; dites-moi, cher d’Artagnan, s’il n’est point de votre goût : Non inutile est desiderium in oblatione, ou mieux encore : un peu de regret ne messied pas dans une offrande au Seigneur.

 

– Halte-là ! s’écria le jésuite, car cette thèse frise l’hérésie ; il y a une proposition presque semblable dans l’Augustinus de l’hérésiarque Jansénius, dont tôt ou tard le livre sera brûlé par les mains du bourreau. Prenez garde ! mon jeune ami ; vous penchez vers les fausses doctrines, mon jeune ami ; vous vous perdrez !

 

– Vous vous perdrez, dit le curé en secouant douloureusement la tête.

 

– Vous touchez à ce fameux point du libre arbitre, qui est un écueil mortel. Vous abordez de front les insinuations des pélagiens et des demi-pélagiens.

 

– Mais, mon révérend…, reprit Aramis quelque peu abasourdi de la grêle d’arguments qui lui tombait sur la tête.

 

– Comment prouverez-vous, continua le jésuite sans lui donner le temps de parler, que l’on doit regretter le monde lorsqu’on s’offre à Dieu ? écoutez ce dilemme : Dieu est Dieu, et le monde est le diable. Regretter le monde, c’est regretter le diable : voilà ma conclusion.

 

– C’est la mienne aussi, dit le curé.

 

– Mais de grâce !… dit Aramis.

 

Desideras diabolum, infortuné ! s’écria le jésuite.

 

– Il regrette le diable ! Ah ! mon jeune ami, reprit le curé en gémissant, ne regrettez pas le diable, c’est moi qui vous en supplie. »

 

D’Artagnan tournait à l’idiotisme ; il lui semblait être dans une maison de fous, et qu’il allait devenir fou comme ceux qu’il voyait. Seulement il était forcé de se taire, ne comprenant point la langue qui se parlait devant lui.

 

« Mais écoutez-moi donc, reprit Aramis avec une politesse sous laquelle commençait à percer un peu d’impatience, je ne dis pas que je regrette ; non, je ne prononcerai jamais cette phrase qui ne serait pas orthodoxe… »

 

Le jésuite leva les bras au ciel, et le curé en fit autant.

 

« Non, mais convenez au moins qu’on a mauvaise grâce de n’offrir au Seigneur que ce dont on est parfaitement dégoûté. Ai-je raison, d’Artagnan ?

 

– Je le crois pardieu bien ! » s’écria celui-ci.

 

Le curé et le jésuite firent un bond sur leur chaise.

 

« Voici mon point de départ, c’est un syllogisme : le monde ne manque pas d’attraits, je quitte le monde, donc je fais un sacrifice ; or l’Écriture dit positivement : Faites un sacrifice au Seigneur.

 

– Cela est vrai, dirent les antagonistes.

 

– Et puis, continua Aramis en se pinçant l’oreille pour la rendre rouge, comme il se secouait les mains pour les rendre blanches, et puis j’ai fait certain rondeau là-dessus que je communiquai à M. Voiture l’an passé, et duquel ce grand homme m’a fait mille compliments.

 

– Un rondeau ! fit dédaigneusement le jésuite.

 

– Un rondeau ! dit machinalement le curé.

 

– Dites, dites, s’écria d’Artagnan, cela nous changera quelque peu.

 

– Non, car il est religieux, répondit Aramis, et c’est de la théologie en vers.

 

– Diable ! fit d’Artagnan.

 

– Le voici, dit Aramis d’un petit air modeste qui n’était pas exempt d’une certaine teinte d’hypocrisie :

 

Vous qui pleurez un passé plein de charmes,

Et qui traînez des jours infortunés,

Tous vos malheurs se verront terminés,

Quand à Dieu seul vous offrirez vos larmes,

Vous qui pleurez.

 

D’Artagnan et le curé parurent flattés. Le jésuite persista dans son opinion.

 

« Gardez-vous du goût profane dans le style théologique. Que dit en effet saint Augustin ? Severus sit clericorum sermo.

 

– Oui, que le sermon soit clair ! dit le curé.

 

– Or, se hâta d’interrompre le jésuite en voyant que son acolyte se fourvoyait, or votre thèse plaira aux dames, voilà tout ; elle aura le succès d’une plaidoirie de maître Patru.

 

– Plaise à Dieu ! s’écria Aramis transporté.

 

– Vous le voyez, s’écria le jésuite, le monde parle encore en vous à haute voix, altissima voce. Vous suivez le monde, mon jeune ami, et je tremble que la grâce ne soit point efficace.

 

– Rassurez-vous, mon révérend, je réponds de moi.

 

– Présomption mondaine !

 

– Je me connais, mon père, ma résolution est irrévocable.

 

– Alors vous vous obstinez à poursuivre cette thèse ?

 

– Je me sens appelé à traiter celle-là, et non pas une autre ; je vais donc la continuer, et demain j’espère que vous serez satisfait des corrections que j’y aurai faites d’après vos avis.

 

– Travaillez lentement, dit le curé, nous vous laissons dans des dispositions excellentes.

 

– Oui, le terrain est tout ensemencé, dit le jésuite, et nous n’avons pas à craindre qu’une partie du grain soit tombée sur la pierre, l’autre le long du chemin, et que les oiseaux du ciel aient mangé le reste, aves cœli coznederunt illam.

 

– Que la peste t’étouffe avec ton latin ! dit d’Artagnan, qui se sentait au bout de ses forces.

 

– Adieu, mon fils, dit le curé, à demain.

 

– À demain, jeune téméraire, dit le jésuite ; vous promettez d’être une des lumières de l’Église ; veuille le Ciel que cette lumière ne soit pas un feu dévorant. »

 

D’Artagnan, qui pendant une heure s’était rongé les ongles d’impatience, commençait à attaquer la chair.

 

Les deux hommes noirs se levèrent, saluèrent Aramis et d’Artagnan, et s’avancèrent vers la porte. Bazin, qui s’était tenu debout et qui avait écouté toute cette controverse avec une pieuse jubilation, s’élança vers eux, prit le bréviaire du curé, le missel du jésuite, et marcha respectueusement devant eux pour leur frayer le chemin.

 

Aramis les conduisit jusqu’au bas de l’escalier et remonta aussitôt près de d’Artagnan qui rêvait encore.

 

Restés seuls, les deux amis gardèrent d’abord un silence embarrassé ; cependant il fallait que l’un des deux le rompît le premier, et comme d’Artagnan paraissait décidé à laisser cet honneur à son ami :

 

« Vous le voyez, dit Aramis, vous me trouvez revenu à mes idées fondamentales.

 

– Oui, la grâce efficace vous a touché, comme disait ce monsieur tout à l’heure.

 

– Oh ! ces plans de retraite sont formés depuis longtemps ; et vous m’en avez déjà ouï parler, n’est-ce pas, mon ami ?

 

– Sans doute, mais je vous avoue que j’ai cru que vous plaisantiez.

 

– Avec ces sortes de choses ! Oh ! d’Artagnan !

 

– Dame ! on plaisante bien avec la mort.

 

– Et l’on a tort, d’Artagnan : car la mort, c’est la porte qui conduit à la perdition ou au salut.

 

– D’accord ; mais, s’il vous plaît, ne théologisons pas, Aramis ; vous devez en avoir assez pour le reste de la journée : quant à moi, j’ai à peu près oublié le peu de latin que je n’ai jamais su ; puis, je vous l’avouerai, je n’ai rien mangé depuis ce matin dix heures, et j’ai une faim de tous les diables.

 

– Nous dînerons tout à l’heure, cher ami ; seulement, vous vous rappellerez que c’est aujourd’hui vendredi ; or, dans un pareil jour, je ne puis ni voir, ni manger de la chair. Si vous voulez vous contenter de mon dîner, il se compose de tétragones cuits et de fruits.

 

– Qu’entendez-vous par tétragones ? demanda d’Artagnan avec inquiétude.

 

– J’entends des épinards, reprit Aramis, mais pour vous j’ajouterai des œufs, et c’est une grave infraction à la règle, car les œufs sont viande, puisqu’ils engendrent le poulet.

 

– Ce festin n’est pas succulent, mais n’importe ; pour rester avec vous, je le subirai.

 

– Je vous suis reconnaissant du sacrifice, dit Aramis ; mais s’il ne profite pas à votre corps, il profitera, soyez-en certain, à votre âme.

 

– Ainsi, décidément, Aramis, vous entrez en religion. Que vont dire nos amis, que va dire M. de Tréville ? Ils vous traiteront de déserteur, je vous en préviens.

 

– Je n’entre pas en religion, j’y rentre. C’est Église que j’avais désertée pour le monde, car vous savez que je me suis fait violence pour prendre la casaque de mousquetaire.

 

– Moi, je n’en sais rien.

 

– Vous ignorez comment j’ai quitté le séminaire ?

 

– Tout à fait.

 

– Voici mon histoire ; d’ailleurs les Écritures disent : « Confessez-vous les uns aux autres », et je me confesse à vous, d’Artagnan.

 

– Et moi, je vous donne l’absolution d’avance, vous voyez que je suis bon homme.

 

– Ne plaisantez pas avec les choses saintes, mon ami.

 

– Alors, dites, je vous écoute.

 

– J’étais donc au séminaire depuis l’âge de neuf ans, j’en avais vingt dans trois jours, j’allais être abbé, et tout était dit. Un soir que je me rendais, selon mon habitude, dans une maison que je fréquentais avec plaisir – on est jeune que voulez-vous ! on est faible – un officier qui me voyait d’un œil jaloux lire les vies des saints à la maîtresse de la maison, entra tout à coup et sans être annoncé. Justement, ce soir-là, j’avais traduit un épisode de Judith, et je venais de communiquer mes vers à la dame qui me faisait toutes sortes de compliments, et, penchée sur mon épaule, les relisait avec moi. La pose, qui était quelque peu abandonnée, je l’avoue, blessa cet officier ; il ne dit rien, mais lorsque je sortis, il sortit derrière moi, et me rejoignant :

 

« – Monsieur l’abbé, dit-il, aimez-vous les coups de canne ?

 

« – Je ne puis le dire, monsieur, répondis-je, personne n’ayant jamais osé m’en donner.

 

« – Eh bien, écoutez-moi, monsieur l’abbé, si vous retournez dans la maison où je vous ai rencontré ce soir, j’oserai, moi. »

 

« Je crois que j’eus peur, je devins fort pâle, je sentis les jambes qui me manquaient, je cherchai une réponse que je ne trouvai pas, je me tus.

 

« L’officier attendait cette réponse, et voyant qu’elle tardait, il se mit à rire, me tourna le dos et rentra dans la maison. Je rentrai au séminaire.

 

« Je suis bon gentilhomme et j’ai le sang vif, comme vous avez pu le remarquer, mon cher d’Artagnan ; l’insulte était terrible, et, tout inconnue qu’elle était restée au monde, je la sentais vivre et remuer au fond de mon cœur. Je déclarai à mes supérieurs que je ne me sentais pas suffisamment préparé pour l’ordination, et, sur ma demande, on remit la cérémonie à un an.

 

« J’allai trouver le meilleur maître d’armes de Paris, je fis condition avec lui pour prendre une leçon d’escrime chaque jour, et chaque jour, pendant une année, je pris cette leçon. Puis, le jour anniversaire de celui où j’avais été insulté, j’accrochai ma soutane à un clou, je pris un costume complet de cavalier, et je me rendis à un bal que donnait une dame de mes amies, et où je savais que devait se trouver mon homme. C’était rue des Francs-Bourgeois, tout près de la Force.

 

« En effet, mon officier y était ; je m’approchai de lui, comme il chantait un lai d’amour en regardant tendrement une femme, et je l’interrompis au beau milieu du second couplet.


Date: 2015-12-17; view: 578


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