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L'été 75

 

«Leurs œuvres ne leur permettent pas de revenir à leur Dieu,

Parce que l'esprit de prostitution est au milieu d'eux

Et parce qu'ils ne connaissent pas l'Éternel.»

(Osée, 5, 4)

 

Ce fut un homme affaibli, malade qui les accueillit à la sortie du bus de Carpentras. Fils d'un anarchiste italien émigré aux États-Unis dans les années vingt, Francesco di Meola avait sans nul doute réussi sa vie, sur le plan financier s'entend. Comme Serge Clément, le jeune Italien avait compris au sortir de la Seconde Guerre mondiale qu'on entrait dans un monde radica­lement nouveau, et que des activités longtemps consi­dérées comme élitistes ou marginales allaient prendre un poids économique considérable. Alors que le père de Bruno investissait dans la chirurgie esthétique, di Meola s'était lancé dans la production de disques; cer­tains gagnèrent beaucoup plus d'argent que lui, c'est certain, mais il réussit quand même à ramasser une jolie part du gâteau. La quarantaine venue, il eut comme beaucoup de Californiens l'intuition d'une vague nouvelle, bien plus profonde qu'un simple mouvement de mode, appelée à balayer l'ensemble de la civilisation occidentale; c'est ainsi que, dans sa villa de Big Sur, il put s'entretenir avec Allan Watts, Paul Tillich, Carlos Castaneda, Abraham Maslow et Carl Rogers. Un peu plus tard il eut même le privilège di rencontrer Aldous Huxley, le véritable père spirituel du mouvement. Vieilli et presque aveugle, Huxley ne lui accorda qu'une attention restreinte; cette rencontre, cependant, devait lui laisser une impression décisive.

Les raisons qui le poussèrent en 1970 à quitter la Californie pour acheter une propriété en Haute-Provence n'étaient pas très claires à ses propres yeux. Plus tard, presque sur la fin, il en vint à se dire qu'il avait souhaité, pour d'obscures raisons, mourir en Europe; mais sur le moment il n'eut conscience que de motivations plus superficielles. Le mouvement de mai 1968 l'avait impressionné, et au moment où la vague hippie commença à refluer en Californie il se dit qu'il y avait peut-être quelque chose à faire avec la jeu­nesse européenne. Jane l'encourageait dans cette voie. La jeunesse française en particulier était coincée, étouffée par le carcan paternaliste du gaullisme; mais selon elle il suffirait d'une étincelle pour tout embraser. Depuis quelques années le plus grand plaisir de Fran­cesco était de fumer des cigarettes de marijuana avec de très jeunes filles attirées par l'aura spirituelle du mouvement; puis de les baiser, au milieu des mandalas et des odeurs d'encens. Les filles qui débarquaient à Big Sur étaient en général de petites connes protestan­tes; au moins la moitié d'entre elles étaient vierges. Vers la fin des années soixante, le flux commença à se tarir. Il se dit alors qu'il était peut-être temps de rentrer en Europe; il trouvait lui-même bizarre d'y songer en cess termes, alors qu'il avait quitté l'Italie à peine âgé de cinq ans. Son père n'avait pas seulement été un mili­tant révolutionnaire, mais aussi un homme cultivé, amoureux du beau langage, un esthète. Cela avait dû laisser des traces en lui, probablement. Au fond, il avait toujours un peu considéré les Américains comme des cons.



 

Il était encore très bel homme, avec un visage ciselé et mat, de longs cheveux blancs, ondulés et épais; pourtant à l'intérieur de son corps les cellules se mettaient à proliférer n'importe comment, à détruire le code génétique des cellules avoisinantes, à sécréter des toxinés. Les spécialistes qu'il avait consultés se contredi­saient sur pas mal de points, sauf sur celui-ci, essentiel: il allait bientôt mourir. Son cancer était inopérable, il continuerait inéluctablement à développer ses métastases. La plupart des praticiens penchaient pour une ago­nie paisible, et même, avec quelques médicaments; exempte jusqu'à la fin de souffrances physiques; de fait, jusqu'à présent, il ne ressentait qu'une grande fatigue générale. Cependant, il n'acceptait pas; il n'avait même pas réussi à imaginer l'acceptation. Pour l'Occidental contemporain, même lorsqu'il est bien portant, la pensée de la mort constitue une sorte de bruit de fond qui vient emplir son cerveau dès que les projets et les désirs s'estompent. L'âge venant, la présence de ce bruit se fait de plus en plus envahissante; on peut le comparer à un ronflement sourd, parfois accompagné d'un grincément. À d'autres époques, le bruit de fond était consti­tué par l'attente du royaume du Seigneur; aujourd'hui, il est constitué par l'attente de la mort. C'est ainsi.

Huxley, il s'en souviendrait toujours, avait paru indif­férent à la perspective de sa propre mort; mais il était peut-être simplement abruti, ou drogué. Di Meola avait lu Platon, la Bhagavad-Gita et le Tao-te-King; aucuô de ces livres ne lui avait apporté le moindre apaisement. Il avait à peine soixante ans, et pourtant il était en train de mourir, tous les symptômes étaient là, on ne pouvait s'y tromper. Il commençait même à se désintéresser du sexe, et ce fut en quelque sorte distraitement qu'il prit note de la beauté d'Annabelle. Quant aux garçons, il ne les remarqua même pas. Depuis longtemps il vivait entouré de jeunes, et c'est peut-être par habitude qu’il avait manifesté une vague curiosité à l'idée de rencontrer les fils de Jane; au fond, de toute évidence, il s’en foutait complètement. Il les déposa au milieu de la propriété, leur indiquant qu'ils pouvaient planter leur tente n'importe où; il avait envie de se coucher, de préférence sans rencontrer personne. Physiquement il représentait encore à merveille le type de l'homme avisé et sensuel, au regard pétillant d'ironie, voire de sagesse; certaines filles particulièrement sottes avaient même jugé son visage lumineux et bienveillant. Il ne ressentait en lui-même aucune bienveillance, et de plus il avait l'impression d'être un comédien de valeur moyenne: comment tout le monde avait-il pu s'y laisser prendre? Décidément, se disait-il parfois avec une cer­taine tristesse, ces jeunes à la recherche de nouvelles valeurs spirituelles étaient vraiment des cons.

 

Dans les secondes qui suivirent leur descente de la jeep, Bruno comprit qu'il avait commis une erreur. Le domaine descendait en pente douce vers le Sud, légè­rement vallonné, il y avait des arbustes et des fleurs. Une cascade plongeait dans un trou d'eau, vert et calme; juste à côté, étendue sur une pierre plate, nue, une femme se faisait sécher au soleil, cependant qu'une autre se savonnait avant de plonger. Plus près d'eux, agenouillé sur une natte, un grand type barbu méditait ou dormait. Lui aussi était nu, et très bronzé; ses longs cheveux d'un blond pâle se détachaient de manière frappante sur sa peau brune; il ressemblait vaguement à Kris Kristofferson. Bruno se sentait découragé; à quoi d'autre, au juste, avait-il pu s'attendre? Il était peut-être encore temps de repartir, à condition de le faire tout de suite. Il jeta un coup d'œil sur ses compa­gnons; avec un calme surprenant, Annabelle commen­çait à déplier sa tente; assis sur une souche, Michel jouait avec la cordelette de fermeture de son sac à dos; il avait l'air complètement absent.

 

L’eau s'écoule le long de la ligne de moindre pente. Déterminé dans son principe et presque dans chacun de ses actes, le comportement humain n'admet que des bifurcations peu nombreuses, et ces bifurcations sont elles-mêmes peu suivies. En 1950, Francesco di Meola avait eu un fils d'une actrice italienne - une actrice de second plan, qui ne devait jamais dépasser les rôles d'esclave égyptienne, parvenant - ce fut le sommet de sa carrière - à obtenir deux répliques dans Quo vadis? Ils prénommèrent leur fils David. À l'âge de quinze ans, David rêvait de devenir rock star. Il n'était pas le seul. Beaucoup plus riches que les PDG et les banquiers, les rock stars n'en conservaient pas moins une image de rebelles. Jeunes, beaux, célèbres, désirés par toutes les femmes et enviés par tous les hommes, les rock stars constituaient le sommet absolu de la hié­rarchie sociale. Rien dans l'histoire humaine, depuis la divinisation des pharaons dans l'ancienne Egypte, ne pouvait se comparer au culte que la jeunesse euro­péenne et américaine vouait aux rock stars. Physique­ment, David avait tout pour parvenir à ses fins: il était d'une beauté totale, à la fois animale et diabolique; un visage viril, mais pourtant aux traits extrêmement purs; de longs cheveux noirs très épais, légèrement bouclés, de grands yeux d'un bleu profond.

Grâce aux relations de son père, David put enregis­trer un premier 45 tours dès l'âge de dix-sept ans; ce fut un échec total. Il faut dire qu'il sortait la même année que Sgt Peppers, Days of Future Passed, et tant d'autres. Jimi Hendrix, les Rolling Stones, les Doors étaient au sommet de leur production; Neil Young com­mençait à enregistrer, et on comptait encore beaucoup sur Brian Wilson. Il n'y avait pas de place, en ces années-là, pour un bassiste honorable mais peu inven­tif. David s'obstina, changea quatre fois de groupe, essaya différentes formules; trois ans après le départ de son père, il décida lui aussi de tenter sa chance en Europe. Il trouva facilement un engagement dans un club sur la Côte, cela n'était pas un problème; des nanas l'attendaient chaque soir dans sa loge, cela n'était pas un problème non plus. Mais personne, dans aucune maison de disques, ne prêta la moindre atten­tion à ses démos.

 

Lorsque David rencontra Annabelle, il avait déjà eu plus de cinq cents femmes; pourtant, il n'avait pas le souvenir d'une telle perfection plastique. Annabelle de son côté fut attirée par lui, comme l'avaient été toutes les autres. Elle résista plusieurs jours, et ne céda qu'une semaine après leur arrivée. Ils étaient une trentaine à danser, cela se passait à l'arrière de la maison, la nuit était étoilée et douce. Annabelle portait une jupe blan­che et un tee-shirt court sur lequel était dessiné un soleil. David dansait très près d'elle, la faisait parfois tourner dans une passe de rock. Ils dansaient sans fati­gue, depuis plus d'une heure, sur un rythme de tam­bourin tantôt rapide, tantôt lent. Bruno se tenait immobile contre un arbre, le cœur serré, vigilant, en état d'éveil. Tantôt Michel apparaissait à la lisière du cercle lumineux, tantôt il disparaissait dans la nuit. Tout à coup il fut là, à cinq mètres à peine. Bruno vit Annabelle quitter les danseurs pour venir se planter devant lui, il l'entendit nettement demander: «Tu ne danses pas?», son visage à ce moment était très triste. Michel eut pour décliner l'invitation un geste d'une incroyable lenteur, comme en aurait eu un animal pré­historique récemment rappelé à la vie. Annabelle demeura immobile devant lui pendant cinq à dix secondes, puis se retourna et rejoignit le groupe. David la prit par la taille et l'attira fermement contre lui. Elle posa la main sur ses épaules. Bruno regarda à nouveau Michel; il eut l'impression qu'un sourire flottait sur son visage; il baissa les yeux. Quand il les releva, Michel avait disparu. Annabelle était dans les bras de David; leurs lèvres étaient proches.

 

Allongé sous sa tente, Michel attendit l'aurore. Vers la fin de la nuit éclata un orage très violent, il fut surpris de constater qu'il avait un peu peur. Puis le ciel s’apaisa, il se mit à tomber une pluie régulière et lente. Les gouttes frappaient la toile de tente avec un bruit mat, à quelques centimètres de son visage, mais il était à l'abri de leur contact. Il eut soudain le pressentiment que sa vie entière ressemblerait à ce moment. Il traver­serait les émotions humaines, parfois il en serait très proche; d'autres connaîtraient le bonheur, ou le déses­poir; rien de tout cela ne pourrait jamais exactement le concerner ni l'atteindre. À plusieurs reprises dans la soirée, Annabelle avait jeté des regards dans sa direc­tion tout en dansant. Il avait souhaité bouger, mais il n'avait pas pu; il avait eu la sensation très nette de s'enfoncer dans une eau glacée. Tout, pourtant, était excessivement calme. Il se sentait séparé du monde par quelques centimètres de vide, formant autour de lui comme une carapace ou une armure.

 

 

 

Le lendemain matin, la tente de Michel était vide. Toutes ses affaires avaient disparu, mais il avait laissé un mot qui indiquait simplement: «NE VOUS INQUIE­TEZ PAS. »

Bruno repartit une semaine plus tard. En montant dans le train il se rendit compte qu'au cours de ce séjour il n'avait pas essayé de draguer, ni même, sur la fin, a parler à qui que ce soit.

Vers la fin du mois d'août, Annabelle s'aperçut qu'elle avait un retard de règles. Elle se dit que c'était mieux ainsi. Il n'y eut aucun problème: le père de David connaissait un médecin, un militant du Planning familial, qui opérait à Marseille. C'était un type d'une trentaine d'années, enthousiaste, avec une petite mous­tache rousse, qui s'appelait Laurent. Il tenait à ce qu'elle l'appelle par son prénom: Laurent. Il lui montra les différents instruments, lui expliqua les mécanismes de l'aspiration et du curetage. Il tenait à établir un dialogue démocratique avec ses clientes, qu'il considérait plutôt comme des copines. Depuis le début il soutenait la lutte des femmes, et selon lui il restait encore beau­coup à faire. L'opération fut fixée au lendemain; les frais seraient pris en charge par le Planning familial.

Annabelle rentra dans sa chambre d'hôtel à bout de nerfs. Le lendemain elle avorterait, elle dormirait encore une nuit à l'hôtel, puis elle rentrerait chez elle; c'est ce qu'elle avait décidé. Toutes les nuits depuis trois semaines elle avait rejoint David sous sa tente. La pre­mière fois elle avait eu un peu mal, mais ensuite elle avait éprouvé du plaisir, beaucoup de plaisir; elle ne soupçonnait même pas que le plaisir sexuel puisse être si intense. Pourtant, elle n'éprouvait aucune affection pour ce type; elle savait qu'il la remplacerait très vite, c'était même probablement ce qu'il était en train de faire.

Ce même soir, lors d'un dîner entre amis, Laurent évoqua avec enthousiasme le cas d'Annabelle. C'était pour des filles comme elle qu'ils avaient lutté, indiqua-t-il; pour éviter qu'une fille d'à peine dix-sept ans («et en plus jolie», faillit-il ajouter) ne voie sa vie gâchée par une aventure de vacances.

 

Annabelle appréhendait énormément son retour à Crécy-en-Brie, mais en fait il ne se passa rien. On était le 4 septembre; ses parents la félicitèrent pour son bronzage. Ils lui apprirent que Michel était parti, qu'il occupait déjà sa chambre à la résidence universitaire de Bures-sur-Yvette; ils ne se doutaient manifestement de rien. Elle se rendit chez la grand-mère de Michel. La vieille dame semblait fatiguée, niais elle lui fit bon accueil, et lui donna sans difficultés l'adresse de son petit-fils. Elle avait trouvé un peu bizarre que Michel rentre avant les autres, oui; elle avait également trouvé bizarre qu'il parte s'installer un mois avant la rentrée universitaire, mais Michel était un garçon bizarre.

Au milieu de la grande barbarie naturelle, les êtres humains ont parfois (rarement) pu créer de petites places chaudes irradiées par l'amour. De petits espaces clos, réservés, où régnaient l'intersubjectivité et l'amour.

Les deux semaines suivantes, Annabelle les consacra à écrire à Michel. Ce fut difficile, elle dut raturer et recommencer à de nombreuses reprises. Terminée, la lettre faisait quarante pages; pour la première fois c'était vraiment une lettre d'amour. Elle la posta le 17 septembre, le jour de la rentrée au lycée; puis elle attendit.

 

La faculté d'Orsay - Paris XI est la seule université en région parisienne réellement conçue selon le modèle américain du campus. Plusieurs résidences disséminées dans un parc accueillent les étudiants du premier au troisième cycle. Orsay n'est pas seulement un lieu d'enseignement, mais également un centre de recherches de très haut niveau en physique des particules élémentaires.

Michel habitait une chambre d'angle, au quatrième et dernier étage du bâtiment 233; il s'y trouva tout de suite très bien. Il y avait un petit lit, un bureau, des étagères pour ses livres. Sa fenêtre donnait sur une pelouse qui descendait jusqu'à la rivière; en se pen­chant un peu, tout à fait à droite, on pouvait distinguer la masse de béton de l'accélérateur de particules. En cette saison, un mois avant la rentrée, la résidence était presque vide; il n'y avait que quelques étudiants afri­cains - pour lesquels le problème était surtout de se loger en août, où les bâtiments fermaient totalement. Michel échangeait quelques mots avec la gardienne; dans la journée, il marchait le long de la rivière. Il ne se doutait pas encore qu'il allait rester dans cette résidence pendant plus de huit ans.

Un matin, vers onze heures, il s'allongea dans l'herbe, au milieu des arbres indifférents. Il s'étonnait de souffrir autant. Profondément éloignée des catégo­ries chrétiennes de la rédemption et de la grâce, étrangère à la notion même de liberté et de pardon, sa vision du monde en acquérait quelque chose de mécanique et d'impitoyable. Les conditions initiales étant données, pensait-il, le réseau des interactions initiales étant para­métré, les événements se développent dans un espace désenchanté et vide; leur déterminisme est inéluctable. Ce qui s'était produit devait se produire, il ne pouvait en être autrement; personne ne pouvait en être tenu pour responsable. La nuit Michel rêvait d'espaces abs­traits, recouverts de neige; son corps emmaillotté de bandages dérivait sous un ciel bas, entre des usines sidérurgiques. Le jour il croisait quelquefois un des Africains, un petit Malien à la peau grise; ils échan­geaient un signe de tête. Le restaurant universitaire n'était pas encore ouvert; il achetait des boîtes de thon au Continent de Courcelles-sur-Yvette, puis il regagnait la résidence. Le soir tombait. Il marchait dans des cou­loirs vides.

Vers la mi-octobre Annabelle lui écrivit une seconde lettre, plus brève que la précédente. Entre-temps elle avait téléphoné à Bruno, qui n'avait pas non plus de nouvelles: il savait juste que Michel téléphonait régulièrement à sa grand-mère, mais qu'il ne reviendrait probablement pas la voir avant Noël.

Un soir de novembre, en sortant d'un TD d'analyse, Michel trouva un message dans son casier à la rési­dence universitaire. Le message était ainsi libellé: «Rappelle ta tante Marie-Thérèse. URGENT.» Cela fai­sait deux ans qu'il n'avait pas beaucoup vu sa tante Marie-Thérèse, ni sa cousine Brigitte. Il rappela aussi­tôt. Sa grand-mère avait eu une nouvelle attaque, on avait dû l'hospitaliser à Meaux. C'était grave, et même probablement très grave. L'aorte était faible, le cœur risquait de lâcher.

 

Il traversa Meaux à pied, longea le lycée; il était à peu près dix heures. Au même moment, dans une salle de cours, Annabelle étudiait un texte d'Epicure - penseur lumineux, modéré, grec, et pour tout dire un peu emmerdant. Le ciel était sombre, les eaux de la Marne tumultueuses et sales. Il trouva sans difficulté le com­plexe hospitalier Saint-Antoine - un bâtiment ultramo­derne, tout en verre et en acier, qui avait été inauguré l'année précédente. Sa tante Marie-Thérèse et sa cousine Brigitte l'attendaient sur le palier du septième étage; elles avaient visiblement pleuré. «Je sais pas s’il faut que tu la voies...» dit Marie-Thérèse. Il ne releva pas. Ce qui devait être vécu, il allait le vivre.

C'était une chambre d'observation intensive, où sa grand-mère était seule. Le drap, d'une blancheur extrême, laissait à découvert ses bras et ses épaules; il lui fut difficile de détacher son regard de cette chair dénudée, ridée, blanchâtre, terriblement vieille. Ses bras perfusés étaient attachés au bord du lit par des sangles. Un tuyau cannelé pénétrait dans sa gorge. Des fils passaient sous le drap, reliés à des appareils enregistreurs. Ils lui avaient enlevé sa chemise de nuit; ils ne l'avaient pas laissée refaire son chignon, comme cha­que matin depuis des années. Avec ses longs cheveux gris dénoués, ce n'était plus tout à fait sa grand-mère; c'était une pauvre créature de chair, à la fois très jeune et très vieille, maintenant abandonnée entre les mains de la médecine. Michel lui prit la main; il n'y avait que sa main qu'il parvienne tout à fait à reconnaître. Il lui prenait souvent la main, il le faisait encore tout récemment, à dix-sept ans passés. Ses yeux ne s'ouvrirent pas; mais peut-être, malgré tout, est-ce qu'elle recon­naissait son contact. Il ne serrait pas très fort, il prenait simplement sa main dans la sienne, comme il le faisait auparavant; il espérait beaucoup qu'elle reconnaisse son contact.

Cette femme avait eu une enfance atroce, avec les travaux de la ferme dès l'âge de sept ans, au milieu de semi-brutes alcooliques. Son adolescence avait été trop brève pour qu'elle en garde un réel souvenir. Après la mort de son mari elle avait travaillé en usine tout en élevant ses quatre enfants; en plein hiver, elle avait été chercher de l'eau dans la cour pour la toilette de la famille. À plus de soixante ans, depuis peu en retraite, elle avait accepté de s'occuper à nouveau d'un enfant jeune - le fils de son fils. Lui non plus n'avait manqué de rien - ni de vêtements propres, ni de bons repas le dimanche midi, ni d'amour. Tout cela, dans sa vie, elle l'avait fait. Un examen un tant soit peu exhaustif de l'humanité doit nécessairement prendre en compte ce type de phénomènes. De tels êtres humains, historique­ment, ont existé. Des êtres humains qui travaillaient toute leur vie, et qui travaillaient dur, uniquement par dévouement et par amour; qui donnaient littéralement leur vie aux autres dans un esprit de dévouement et d'amour; qui n'avaient cependant nullement l'impres­sion de se sacrifier; qui n'envisageaient en réalité d'autre manière de vivre que de donner leur vie aux autres dans un esprit de dévouement et d'amour. En pratique, ces êtres humains étaient généralement des femmes.

Michel demeura dans la salle environ un quart d'heure, tenant la main de sa grand-mère dans la sienne; puis un interne vint le prévenir qu'il risquait prochainement de gêner. Il y avait peut-être quelque chose à faire; pas une opération, non, ça c'était impos­sible; mais peut-être quand même, quelque chose, en somme rien n'était perdu.

 

Le trajet de retour se déroula sans un mot; Marie-Thérèse conduisait machinalement la Renault 16. Ils mangèrent sans beaucoup parler non plus, évoquant de temps à autre un souvenir. Marie-Thérèse les servait, elle avait besoin de s'agiter; de temps en temps elle s’arrêtait, pleurait un petit peu, puis retournait vers la cuisinière.

Annabelle avait assisté au départ de l'ambulance, puis au retour de la Renault 16. Vers une heure du matin elle se leva et s'habilla, ses parents dormaient déjà; elle marcha jusqu'à la grille du pavillon de Michel. Toutes les lumières étaient allumées, ils étaient probablement dans le salon; mais à travers les rideaux il était impossible de distinguer quoi que ce soit. Il tom­bait à ce moment une pluie fine. Dix minutes environ s'écoulèrent. Annabelle savait qu'elle pouvait sonner à la porte, et voir Michel; elle pouvait aussi, finalement, ne rien faire. Elle ne savait pas exactement qu'elle était en train de vivre l'expérience concrète de la liberté; en tout cas c'était parfaitement atroce, et elle ne devait jamais plus tout à fait être la même, après ces dix minu­tes. Bien des années plus tard, Michel devait proposer une brève théorie de la liberté humaine sur la base d'une analogie avec le comportement de l'hélium super-fluide. Phénomènes atomiques discrets, les échanges d'électrons entre les neurones et les synapses à l'inté­rieur du cerveau sont en principe soumis à l'imprévisi­bilité quantique; le grand nombre de neurones fait cependant, par annulation statistique des différences élémentaires, que le comportement humain est - dans ses grandes lignes comme dans ses détails - aussi rigou­reusement déterminé que celui de tout autre système naturel. Pourtant, dans certaines circonstances, extrê­mement rares - les chrétiens parlaient d'opération de la grâce - une onde de cohérence nouvelle surgit et se propage à l'intérieur du cerveau; un comportement nouveau apparaît, de manière temporaire ou définitive, régi par un système entièrement différent d'oscillateurs harmoniques; on observe alors ce qu'il est convenu d'appeler un acte libre.

Rien de tel ne se produisit cette nuit-là, et Annabelle rentra dans la maison de son père. Elle se sentait sen­siblement plus vieille. Il devait s'écouler près de vingt-cinq ans avant qu'elle ne revoie Michel.

 

Le téléphone sonna vers trois heures; l'infirmière semblait sincèrement désolée. On avait, réellement, fait tout ce qui était possible; mais au fond pratiquement rien n'était possible. Le cœur était trop vieux, voilà tout. Au moins elle n'avait pas souffert, ça on pouvait le dire. Mais, il fallait le dire aussi, c'était fini.

Michel se dirigea vers sa chambre, il faisait de tout petits pas, vingt centimètres tout au plus. Brigitte voulut se lever, Marie-Thérèse l'arrêta d'un geste. Il se passa environ deux minutes, puis on entendit, venant de la chambre, une sorte de miaulement ou de hurlement. Cette fois, Brigitte se précipita. Michel était enroulé sur lui-même au pied du lit. Ses yeux étaient légèrement exorbités. Son visage ne reflétait rien qui ressemble au chagrin, ni à aucun autre sentiment humain. Son visage était plein d'une terreur animale et abjecte.

 

 

DEUXIÈME PARTIE


Date: 2015-12-11; view: 911


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