"On ne peut rien voir de plus admirable dans le monde que l'homme."
Pic de la Mirandole (De dignitate hominis).
La fréquentation des auteurs anciens à travers les manuscrits apportés en Italie par les Grecs développe dès le XVème siècle l'étude des humaniores litterae (ces lettres qui rendent plus humain) que les Romains opposaient aux diviniores litterae (lettres divines) : ces "lettres humaines", ou "humanités", longtemps mises sous le boisseau par l'Église, rassemblent les connaissances profanes dont l'homme est le centre. « Faire ses humanités » signifiera longtemps étudier les auteurs grecs et latins et s'employer à les traduire et à les commenter.
Mais ce travail de traduction et d'exégèse qui, appliqué à l'Écriture sainte, fortifie l'évangélisme, ne pouvait manquer d'inspirer aussi tous les espoirs de progrès que devaient permettre l'esprit d'examen et l'expérimentation scientifique. C'est ce deuxième sens que privilégiera le mot "humanisme", à partir du XIXème siècle, en désignant une confiance exaltée dans les facultés humaines, qu'à vrai dire la Renaissance, ensanglantée par les luttes religieuses, mettra vite à mal.
Chronologie
Prise de Constantinople par les Turcs
Colomb découvre l'Amérique
Début des guerres d'Italie
Avènement de François Premier
Luther prêche la Réforme
Cortez au Mexique
Ordonnance de Villers-Cotterêts
Calvin à Genève
Massacre de la Saint-Barthélemy
Avènement d'Henri IV
Édit de Nantes
La référence antique: l'humanitas
Depuis le XIXe siècle, le terme d'«humanisme» désigne le mouvement de rénovation des lettres et de la pensée s'appuyant sur l'étude des textes antiques qui se dessina dès le XIIIe siècle en Italie et qui s'épanouit jusqu'au XVIe siècle dans l'ensemble de l'Europe de la Renaissance. Mais le mot se trouve investi de plusieurs significations, selon qu'on le limite strictement dans le temps, ou qu'on l'applique, par extension, à des états d'esprit ultérieurs, significations dont le seul point commun est de privilégier une philosophie résolument optimiste de l'homme.
L'«humanisme» rassemble, en les généralisant et en les simplifiant, des pratiques (philologie, analyse rationnelle) et des thèmes remis en vogue à partir de formulations latines: humanitas et humanores litterae. Conçue comme une réalisation, en l'homme, de sa spécificité de culture et de douceur, l'humanitas s'oppose chez les Romains à la virtus, qui épanouit les vertus mâles de courage et d'énergie. La philosophie, la poésie, toutes les formes de disciplines intellectuelles qui concourent à cet effet civilisateur sont dites «lettres humaines». Cet idéal est exprimé, par exemple, dans les traités cicéroniens et dans les écrits d'Horace. L'humanitas est donc bien notre actuelle «humanité», mais associée à l'idée de culture comme essence de l'homme, non à la compassion. C'est en ce sens que les savants qui retrouvent les textes latins peuvent s'enthousiasmer pour un idéal civil qui ne soit ni la sainteté ni l'héroïsme militaire, ces deux modèles médiévaux de perfection. Ils ne l'appellent pas «humanisme», mais «sapience», «sagesse». Cette conception lie philosophie, morale et bien-dire.
Les débuts en Italie
Le retour à l'Antiquité et à ses textes comme modèles de sagesse et de formation d'hommes dignes de ce nom s'amorce très tôt en Italie, où le développement d'élites urbaines enrichit la vie culturelle et où arrivent bientôt, fuyant l'avancée des Turcs, des réfugiés grecs porteurs de manuscrits et de traditions exégétiques; ces réfugiés auront pour protecteur un théologien byzantin rallié au parti de l'Union des Eglises, le cardinal Bessarion, qui sera un fervent défenseur de l'hellénisme en Occident. Avec la redécouverte des manuscrits grecs et latins, la multiplication des traductions - qui ouvre des champs de lecture depuis longtemps inaccessibles -, l'apprentissage systématique des langues anciennes allié à une exigence de pureté grammaticale nouvelle apparaît un état d'esprit qui, sautant par-dessus la période médiévale, désormais jugée ignorante, vise à renouer avec une époque prestigieuse. Le nouvel idéal se répand grâce à l'invention de l'imprimerie, au développement définitif des villes, à la création massive d'universités, au développement des institutions administratives et judiciaires. Savoir parler, savoir penser, savoir vivre sont conçus comme des éléments d'une même formation et peuvent faire l'objet d'une éducation systématique, s'opposant ainsi aux vertus nobiliaires, considérées comme innées. Des métiers apparaissent, liés au professorat, à l'édition, à la réflexion sur la vie en société. Un réseau d'éditeurs-libraires et de philologues préparant les éditions de textes s'implante dans les grandes villes, souvent constitué en dynasties.
Les princes protègent historiographes, juristes et poètes, qui, en retour, contribuent à asseoir leur prestige personnel, et par là même leur pouvoir. Les Médicis, à Florence, jouent un rôle exemplaire: Ficin rassemble les humanistes, parmi lesquels Bembo, Politien et Pic de La Mirandole, en une académie, avec la protection de Cosme de Médicis, dont le petit-fils Laurent fonde la Bibliothèque médicéenne; sous leur égide, Marsile Ficin traduit Platon et les platoniciens tardifs. Les papes eux-mêmes encouragent toutes sortes de recherches sur les traditions textuelles et religieuses - y compris des audaces que les Eglises locales censurent, comme à Cologne, où le tribunal ecclésiastique veut condamner l'hébraïsant Reuchlin, qui s'est opposé à l'autodafé de livres juifs, alors que le pape emploie des bibliothécaires juifs à la traduction de la kabbale.
La propagation en Europe
L'humanisme se répand en Europe, tout d'abord en Rhénanie, de l'Allemagne à la Hollande, région la mieux pourvue en villes, riche en échanges culturels et première zone d'expansion de l'imprimerie et des foires aux livres. Le collège trilingue de Louvain est le premier de ce type. Erasme est le phare de la nouvelle culture, encore très liée à la religion: ses éditions des Pères de l'Eglise, ses Dialogues et ses Adages, son Eloge de la folie (1511), ses réflexions sur le christianisme, sur la formation des princes chrétiens le posent en maître à penser de l'Europe. Une abondante correspondance le relie aux lettrés de tous les pays.
L'humanisme pénètre en France grâce à la cour pontificale d'Avignon, où séjournent au XIV e siècle Pétrarque et Boccace. Déjà à la cour de Charles V, puis à celle des ducs de Bourgogne, des traducteurs ont fait redécouvrir la philosophie antique (la Politique et l'Ethique d' Aristote), l'histoire romaine (Tite-Live). Les guerres d'Italie amplifient la communication culturelle, l'impulsion décisive venant de François I, roi lettré, qui décide une véritable importation de professeurs et d'artistes, puis, poussé par Guillaume Budé, fonde le Collège des lecteurs royaux, collège trilingue où seront enseignés le latin, le grec et l'hébreu.
Mais le mouvement existe aussi en Europe de l'Est, encouragé en Hongrie par le roi Mathias Corvin; les Polonais nobles parlent latin couramment quand les seigneurs de France en sont encore aux rudiments.
En Espagne, le grand défenseur de l'humanisme est le cardinal Cisneros, qui fonde l'université trilingue d'Alcalá de Henares, d'où sortira la première Bible polyglotte. Mais, après une génération enthousiaste, les querelles religieuses enveniment le mouvement, les disciples d'Erasme sont pourchassés.
L'Angleterre est plus tardivement touchée, sans doute en raison de son instabilité politique au XV e siècle. Mais, au XVI e siècle, tout s'accélère: le chancelier Thomas More et sa célèbre Utopie (1516) préparent la voie à l'art élisabéthain.
Humanisme et individu
Vers 1530, le renouveau et l'expansion intellectuels semblent fédérer la culture européenne. La confiance dans le progrès humain, dans la civilisation, dans la capacité humaine à embrasser la connaissance caractérise une philosophie optimiste et conquérante inspirée du platonisme, dont le symbole serait Pic de La Mirandole et ses connaissances en ce «beau rond de sciences qu'on appelle encyclopédie». La multiplicité des curiosités, le mélange entre rationalisme et magie, l'absence de spécialisation par la diversité des talents unissent les gens de religion et les artistes ( Léonard de Vinci), les lettrés (tels Rabelais et les auteurs de la Pléiade) et les philosophes scientifiques ( Bacon). Des sciences nouvelles apparaissent - philosophie politique, géographie, cosmologie - et la pensée historique fait des progrès décisifs.
Simultanément, les XV e et XVI e siècles sont une période de relative prospérité et d'ouverture des groupes sociaux dans la montée de monarchies renforcées, grâce à quoi savants et artistes rencontrent une réussite individuelle valorisant l'esprit de découverte, les capacités techniques et mentales: l'humanisme est un auxiliaire de l'invention de la notion d'individu.
Les résistances à l'humanisme
Cette montée irrésistible ne va pourtant pas sans rencontrer des résistances.
Le mépris des nobles
Tout d'abord, un fond de mépris de la part des nobles: en italien, le plus ancien emploi de umanista désigne le professeur de langues anciennes, avec une connotation péjorative («pédant», «grammairien»), et longtemps ce modèle aura besoin de la protection des princes pour s'imposer dans les cours. Le prix de cette protection est le conformisme social des premières générations, auxiliaires d'une centralisation du pouvoir princier, avant que les nobles n'atteignent à une culture minimale effective (le Livre du Courtisan, de Baldassare Castiglione, publié en 1528), les lettrés choisissant eux-mêmes entre érudition pure et littérature.
La méfiance des universités
En un deuxième temps, les résistances viennent des universités, et surtout des facultés de théologie, qui s'aperçoivent que l'esprit d'examen engendre la critique religieuse (comparaison de l'Eglise primitive avec l'Eglise moderne) et juge de l'authenticité des vieux parchemins (la Donation de Constantin sera dénoncée comme faux par Lorenzo Valla). Si le grec doit faire douter des traductions le plus en usage, on assimile vite son apprentissage à une pensée subversive. Même chez les humanistes, des doutes surgissent sur l'usage que le monde chrétien peut faire de la pensée païenne, et Erasme réprimande fortement les lettrés romains qui, selon lui, s'éloignent du christianisme. L'éclosion de la Réforme contribue à faire du savoir un enjeu: la liberté de penser, sitôt découverte, est réfrénée par la censure. Face à une Eglise qui suspecte tout, la réaction des lettrés est aussi de défendre leur cause (parfois jusqu'au bûcher, comme Etienne Dolet) et de diffuser leurs découvertes, même contestataires: travaux des philosophes padouans sur Aristote, découvertes de Copernic, tentation d'une religion syncrétique.
La paresse des mondains
En un troisième temps, la résistance - passive - vient des mondains: un peu de culture, soit; mais un excès d'érudition entraîne une grande fatigue intellectuelle, et n'est bon que pour les pauvres, les professeurs, les subalternes.
La postérité de l'humanisme
A la fin du XVI e siècle, le public commence à imposer des mutations culturelles qui sont l'héritage de l'humanisme déjà transformé.
Le système éducatif se trouve nettement rénové hors des universités, et surtout sous l'impulsion des Jésuites. Le programme du père Possevino est encore à la base des études de lettres quatre siècles plus tard. Il est définitivement acquis que la culture est latinisée et pétrie de citations. L'exemple en est Montaigne, pour qui le modèle romain régit toute réflexion et pour qui la vie intellectuelle s'oriente vers une morale personnelle et sociale.
La postérité de l'effort originel pour comprendre les textes et les analyser se manifestera dans la grande érudition, critique - des philologues français Joseph Juste Scaliger et Isaac Casaubon au Flamand Juste Lipse -, collectionneuse - avec Jean Mabillon (De re diplomatica, 1681) et Pierre Daniel Huet, qui publie en 1685 Ad usum Delphini, édition des classiques destinée au fils de Louis XIV - et marginalisée hors des lettres humaines, qui se scinderont en sciences et en belles-lettres.
La postérité des idées est plus floue, d'abord parce qu'elles n'ont jamais été très homogènes, si ce n'est dans un relatif optimisme à l'égard de la pensée et de la raison humaines, malgré tous les démentis pratiques. Le début du XVII e siècle connaît un humanisme chrétien, voire un humanisme dévot, qui intègre cette version optimiste à la religion de la Réforme catholique, avec saint François de Sales et, toujours, les Jésuites. Puis la vague pessimiste et moraliste, contrepoids d'une vague mondaine et libertine, recouvre le tout. S'agit-il pour autant d'«antihumanisme»? On l'a dit à propos de Pascal et de la morale janséniste du XVII e siècle, qui donne à l'homme une condition irrémédiablement pécheresse et n'encourage aucune résistance critique à des institutions elles-mêmes faillibles. En réaction, la philosophie des Lumières, malgré d'innombrables différences, notamment de rationalisme, renouera avec la confiance dans le progrès et avec l'affirmation des valeurs primordiales libératrices.
A strictement parler donc, l'humanisme est le mouvement restreint dans le temps où les langues anciennes sont des instruments de rénovation qui excitent une nouvelle culture, qui, elle, va s'exprimer dans les langues vulgaires avec un acquis érudit, diffusant une philosophie chrétienne optimiste.
Le corpus présenté ici souhaite évoquer ces aspects en quatre textes qui pourront faire l'objet de questions destinées à la lecture analytique ou au commentaire.
1. « Faire ses humanités »
C'est tout naturellement autour de l'éducation que se rejoignent d'abord les humanistes, soucieux de la débarrasser du psittacisme scolastique et de l'ouvrir aux nouvelles branches du savoir. On appréciera dans le texte ci-dessous l'ampleur du programme auquel Gargantua invite son fils, comme à un festin d'où devrait sortir un homme nouveau.
François Rabelais (1494-1553)
PANTAGRUEL (1532)
Chapitre VIII
Comment Pantagruel étant à Paris reçut des lettres de son père Gargantua, et la copie de celles-ci.
Très cher fils,
[...] bien que feu mon regretté père Grandgousier eût déployé tous ses efforts pour que je progresse en perfection et savoir politique, et que mon labeur et mon étude correspondissent bien à son désir et même l'aient dépassé, l'époque toutefois, comme tu peux bien le comprendre, n'était pas aussi opportune ni commode pour étudier les lettres qu'elle l'est à présent, et il n'existait alors aucun précepteur qui puisse ressembler à ceux que tu as eus. Les temps étaient encore ténébreux, ils sentaient l'infélicité et la calamité des Goths, qui avaient ruiné toute bonne littérature. Mais, grâce à la bonté divine, la lumière et la dignité ont été à mon époque rendues aux lettres, et j'y vois de tels progrès qu'il me serait aujourd'hui difficile d'être reçu dans la première classe des petits écoliers, moi qui, dans mon âge mûr, étais réputé (non à tort) comme le plus savant du siècle. [...]
Maintenant toutes les disciplines sont restaurées, les langues mises à l'honneur : le grec, sans lequel il est honteux qu'on se dise savant, l'hébreu, le chaldéen, le latin. Des livres imprimés, fort élégants et corrects, sont utilisés partout, qui ont été inventés à mon époque par inspiration divine, comme inversement l'artillerie l'a été par suggestion du diable. Le monde entier est plein de gens savants, de précepteurs très doctes, de bibliothèques très vastes, au point qu'à l'époque de Platon, de Cicéron ou de Papinien, il n'y avait, à mon avis, autant de commodité d'étude qu'il s'en rencontre aujourd'hui; et il ne faudra plus dorénavant trouver en lieu et compagnie qui ne sera bien poli dans l'atelier de Minerve. Je vois les brigands, les bourreaux, les aventuriers, les palefreniers d'aujourd'hui plus savants que les docteurs et les prêcheurs de mon temps. Que dirai-je ? Les femmes et les filles elles-mêmes ont aspiré à cette gloire, à cette manne céleste du beau savoir. Tant et si bien qu'à mon âge, j'ai été contraint d'apprendre le grec, que je n'avais pas méprisé comme Caton, mais que je n'avais pas eu le loisir d'apprendre en ma jeunesse, et je me délecte volontiers à la lecture des Œuvres morales de Plutarque, des beaux Dialogues de Platon, des Monuments de Pausanias et des Antiquités d'Athénée, attendant l'heure qu'il plaira à Dieu mon créateur de m'appeler et de m'ordonner de quitter cette terre.
Pour cette raison, mon fils, je te conjure d'employer ta jeunesse à bien profiter en étude et en vertu. Tu es à Paris, tu as ton précepteur Epistémon : l'un, par de vivantes leçons, l'autre par de louables exemples, peuvent bien t'éduquer. J'entends et veux que tu apprennes parfaitement les langues, d'abord le grec, comme le veut Quintilien, puis le latin et l'hébreu pour l'Écriture sainte, le chaldéen et l'arabe pour la même raison; pour le grec, forme ton style en imitant Platon, et Cicéron pour le latin. Qu'il n'y ait aucun fait historique que tu n'aies en mémoire, ce à quoi t'aidera la cosmographie établie par ceux qui ont traité le sujet. Des arts libéraux, la géométrie, l'arithmétique et la musique, je t'ai donné le goût quand tu étais encore petit, à cinq ou six ans : continue et deviens savant dans tous les domaines de l'astronomie, mais laisse-moi de côté l'astrologie divinatrice et l'art de Lulle qui ne sont que tromperies et futilités. Du droit civil, je veux que tu saches par cœur tous les beaux textes, et me les commentes avec sagesse. Quant à la connaissance de la nature, je veux que tu t'y appliques avec soin : qu'il n'y ait mer, rivière ou source dont tu ne connaisses les poissons; tous les oiseaux de l'air, tous les arbres, arbustes et buissons des forêts, toutes les herbes de la terre, tous les métaux cachés au ventre des abîmes, les pierreries de tout l'Orient et du Midi. Que rien ne te soit inconnu.
Puis relis soigneusement les livres des médecins grecs, arabes et latins, sans mépriser les talmudistes et cabalistes, et, par de fréquentes dissections, acquiers une parfaite connaissance de cet autre monde qu'est l'homme. Et quelques heures par jour, commence à lire l'Écriture sainte, d'abord en grec le Nouveau Testament et les Épîtres des Apôtres, puis en hébreu l'Ancien Testament. En somme, que je voie en toi un abîme de science : car maintenant que tu es un homme et te fais grand, il te faudra sortir de la tranquillité et du repos de l'étude et apprendre la chevalerie et les armes pour défendre ma maison et secourir nos amis dans toutes leurs affaires contre les assauts des malfaisants. Et je veux que rapidement tu mettes tes progrès en application, ce que tu ne pourras mieux faire qu'en soutenant des discussions publiques sur tous les sujets, envers et contre tous, et en fréquentant les gens lettrés, tant à Paris qu'ailleurs.
Mais parce que, selon le sage Salomon, la sagesse n'entre jamais dans une âme méchante, et que science sans conscience n'est que ruine de l'âme, il te faut servir, aimer et craindre Dieu, et en Lui mettre toutes tes pensées et tout ton espoir, et, par une foi faite de charité, t'unir à Lui de manière à n'en être jamais séparé par le péché. Prends garde aux tromperies du monde, ne t'adonne pas à des choses vaines, car cette vie est passagère, mais la parole de Dieu demeure éternellement. Sois serviable envers ton prochain, et aime-le comme toi-même. Respecte tes précepteurs, fuis la compagnie des gens à qui tu ne veux pas ressembler, et ne gaspille pas les grâces que Dieu t'a données. Et quand tu t'apercevras que tu disposes de tout le savoir que tu peux acquérir là-bas, reviens vers moi, afin que je te voie et te donne ma bénédiction avant de mourir. Mon fils, que la paix et la grâce de notre Seigneur soient avec toi. Amen.
D'Utopie, le dix-sept mars,
ton père, Gargantua.
Questions :
- L'évocation d'une époque : dans sa lettre Gargantua souligne les profondes mutations des temps nouveaux. Recensez-les. Comment se manifeste son enthousiasme ?
- « Un abîme de science » : faites l'inventaire des disciplines énumérées par Gargantua. Comment s'exprime sa volonté de rassembler ici un savoir encyclopédique ?
- « Science sans conscience n'est que ruine de l'âme » : montrez que ce savoir ne se contente pas d'être livresque. En quoi vise-t-il à former l'âme plus que l'esprit ?
2. « Un homme réellement expert et rompu à la pratique »
Avant les rationalistes et les encyclopédistes, les humanistes ont été soucieux de fonder le savoir sur l'expérimentation (on pourra utilement comparer le texte ci-dessous à La dent d'or de Fontenelle). C'est en autodidacte que le céramiste Bernard Palissy prévient ici son lecteur, dans un avertissement où l'on pourra apprécier une profession de foi faite d'humilité et d'arrogance.