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Aristotle (384—322 BCE) 1 page

 

 

JORDANO BRUNO,

par Chr. Bartholmess. – 2 vol. in 80. [1]

 


Le XVIe siècle a fait deux grandes choses. Dans le domaine de la religion, il a secoué le joug de Rome ; dans celui de la philosophie, il a brisé le despotisme de la scholastique : double réforme, fille d’un même esprit, et qui, abattant une double tyrannie, émancipait à la fois les esprits et les consciences. Voilà la liberté dans le monde ; laissez-la faire : elle saura bien marquer sa place dans les institutions sociales et politiques. De Luther et de Bruno à Descartes, de Descartes à Voltaire, de Voltaire à Mirabeau, chacun de ses pas sera une conquête. Elle marche, elle avance, elle triomphe. Du sein de l’homme intérieur, affranchi par trois siècles d’épreuves et de combats, la révolution française fait naître le citoyen.

Si le XVIe siècle est grand dans l’histoire, pour avoir préparé l’enfantement de la société moderne, ce n’est point à dire qu’il ait eu clairement conscience de cette haute mission. Comme la plupart des révolutionnaires, les hommes de la renaissance ne savent qu’imparfaitement ce qu’ils font. Chose remarquable, ce n’est point vers l’avenir que se tournent leurs espérances, mais vers le passé. Que font les grands artistes de cette époque, les Brunelleschi, les Michel-Ange, les Germain Pilon, les Pierre Lescot, les Jean Goujon ? Épris des types merveilleux de l’antiquité, ils veulent substituer aux formes vieillissantes de l’art gothique les beautés rajeunies de la Grèce et de Rome. Dans un ordre de réformes bien différent, c’est encore à une restauration que Luther, Zwingle, Calvin, s’imaginent travailler. Interrogez les écrits de ces pères du protestantisme, en qui nous saluons les plus hardis des novateurs ; sous les violences de l’homme de parti, vous trouverez le théologien austère et subtil qui de la meilleure foi du monde croit restituer le pur christianisme de saint Paul, et caresse avec une naïve ardeur la chimère d’un retour à la primitive église. Dans la philosophie de la renaissance, même contraste. Tout l’effort de ses plus hardis interprètes se réduit à ranimer quelqu’un des systèmes de l’antiquité. Certes, on n’a pas plus d’imagination que Marsile Ficin, une humeur plus entreprenante, un esprit plus souple et plus ouvert que Pic de la Mirandole, plus de subtilité que Cesalpini, plus d’esprit que Telesio, plus de fougue et d’audace dans la pensée et dans le caractère qu’un Pomponace, un Ramus, un Bruno, un Vanini, un Campanella. Eh bien ! quiconque dépouillera les conceptions de ces ardens génies de certaines formes bizarres, qui leur prêtent une apparente originalité, s’assurera qu’il n’en est pas une seule qui n’ait sa source, prochaine ou éloignée, dans les deux grandes écoles de la Grèce, celle d’Aristote et celle de Platon. On a beau s’exalter à Florence et à Rome ; on a beau raffiner à Bologne et à Padoue ; on a beau courir le monde et les universités, faire retentir Genève, Paris, Oxford, Wittemberg, de ses protestations contre la routine et l’antiquité : cette antiquité sainte dont on dissipe le prestige, c’est par une autre antiquité qu’on la veut remplacer. Le platonisme et l’aristotélisme, telles sont les deux seules machines de guerre dont on se serve pour miner et pour abattre la scholastique.



Ainsi, c’est Aristote et Platon qui, au XVIe siècle, ont vaincu la philosophie de l’église. Voilà un phénomène historique assez étrange. Comment cet Aristote, qui depuis trois siècles dominait en roi dans l’école et dont l’autorité semblait être entrée en partage de l’infaillibilité de l’église, cet Aristote qui n’était pas seulement pour le moyen-âge un grand philosophe, mais le philosophe, et qui n’échappa qu’avec peine à l’honneur bizarre d’être inscrit au nombre des saints, comment ce même Aristote a-t-il pu devenir, d’interprète consacré de la philosophie de l’église, l’oracle de ses plus décidés adversaires ? Et, d’un autre côté, n’est-ce point une chose fort surprenante de voir le platonisme créer, au XVIe siècle, un foyer actif d’opposition contre cette religion chrétienne dont il protégea le berceau ? Était-ce à Giordano Bruno d’invoquer le nom du religieux génie qui inspirait à saint Jean le début sublime de son Évangile, de ce sage vénéré que saint Augustin comptait au nombre de ses deux maîtres, à côté ou bien près de Jésus-Christ, et dont les divins dialogues arrachaient à l’enthousiasme de saint Justin cette mémorable parole : que le Verbe de Dieu, avant de paraître sur terre, semblait s’être révélé aux philosophes ?

L’explication de cette anomalie apparente serait très simple, si l’on n’avait pas aujourd’hui obscurci et altéré comme à plaisir le vrai caractère de la philosophie d’Aristote et de celle de Platon. Il suffirait de dire en deux mots que l’Aristote spiritualiste et orthodoxe de la scholastique était un faux Aristote, auquel la renaissance vint substituer l’Aristote véritable, et que le Platon de Marsile Ficin et de Bruno était aussi un Platon corrompu, le Platon d’Alexandrie, et non le vrai, le sage, le divin Platon. Cette simple remarque expliquerait tout ; mais il semble, en vérité, à entendre quelques-uns des plus récens interprètes de la philosophie ancienne, que ces études si patientes, si vastes, si profondes, qu’ils ont consacrées à l’histoire de la pensée humaine, et où, du reste, ils font briller tant de science et de subtilité, surtout tant d’imagination, n’aient abouti trop souvent qu’à dénaturer les systèmes les plus originaux de l’antiquité et à en altérer les véritables rapports et le réel enchaînement. On recommence à faire d’Aristote une sorte de philosophe infaillible, comme au temps d’Averroës et d’Albert-le-Grand. On lui dresse un autel sur lequel sont tour à tour immolées à sa gloire toutes les écoles philosophiques. Pendant que les autres systèmes naissent et passent, on nous montre l’aristotélisme investi d’une sorte d’immortalité. Stoïcisme, épicurisme, académie, école alexandrine, tout se dissout et succombe sous le souffle chrétien. Aristote seul est debout. Que dis-je ? le souffle du christianisme, c’est encore son souffle, et peu s’en faut qu’après avoir vu dans son système le suprême effort de la sagesse antique, on n’en fasse l’ame du monde moderne et jusqu’à la pensée de l’avenir.

Pendant que nos Averroës composent ce roman ingénieux, que devient l’honneur de la philosophie de Platon ? C’est ce dont ils prennent infiniment peu de souci. Platon n’est à leurs yeux qu’un logicien ou plutôt un rêveur. On ne lui refuse pas, je suppose, une assez belle imagination, on accorde qu’il aurait pu réussir en poésie ; mais la science n’était pas son fait. Sa dialectique tant vantée n’est qu’un jeu d’esprit stérile et frivole. Enfermée dans un monde factice, elle est condamnée à se repaître de vaines généralités. D’abstractions en abstractions, elle poursuit sa marche fantastique, s’éloignant un peu plus, à chaque nouveau pas, de la réalité, jusqu’à ce qu’elle aboutisse à une unité vide et morte, le plus stérile des universaux. C’est cet être-néant où s’était perdu Parménide, où s’égara Alexandrie, abîme ou plutôt chaos où toutes les contradictions se rassemblent, Dieu sans pensée, sans amour, qui ne laisse à l’ame humaine d’autre asile que l’abrutissement de l’extase.

Voilà le Platon, voilà l’Aristote de nos nouveaux péripatéticiens. Entre mille questions qu’on pourrait leur adresser, je serais particulièrement curieux de savoir comment ils nous expliqueraient la philosophie du XVIe siècle. Quoi ! cet Aristote, si profondément d’accord avec l’esprit du christianisme, il se trouve qu’aussitôt qu’on a commencé de le connaître et à mesure qu’on l’a mieux connu, on l’a jugé de plus en plus contraire à la philosophie de l’église ! Quoi ! Pomponace, Zabarella, Cesalpini, ont moins bien compris Aristote que ne faisaient Raban Maur et Pierre le Lombard ! Quoi ! c’est au moyen-âge seulement qu’on s’est aperçu de l’harmonie parfaite de la métaphysique d’Aristote et des dogmes du christianisme ! et saint Justin, saint Clément, saint Athanase, saint Augustin, ne s’en étaient pas douté ! et ils s’étaient accordés à lui préférer Platon ! Quel amas d’impossibilités ! Évidemment, si nos péripatéticiens ont raison, le XVIe siècle reste une énigme impénétrable. Essayons pourtant de la déchiffrer, et prouvons par quelques argumens très simples et très décisifs que, le vrai Aristote étant contraire au christianisme autant que le vrai Platon lui est conforme, il a fallu que le XVIe siècle retrouvât le vrai Aristote et altérât le vrai Platon pour les faire servir tous deux au renversement de la scholastique.

 

I.

Tout le monde sait que le moyen-âge ne connut d’abord d’Aristote que sa logique. Or, la logique d’Aristote est parfaitement indépendante de son système proprement dit. Des yeux clairvoyans peuvent bien reconnaître dans lesCatégories et surtout dans les Analytiques la trace de certaines vues particulières sur l’intelligence et sur l’ame humaines ; mais, au total, l’Organonreste un monument distinct et complet. En général, la logique est un terrain neutre pour les philosophes. C’est dans ce sens qu’il faut entendre le mot spirituel et profond de Dante, que le diable, lui aussi, est bon logicien. Qu’est-ce en effet que le syllogisme, sinon un pur instrument qu’on peut mettre indifféremment au service des doctrines les plus contraires ? Or, ce n’est point telle ou telle doctrine que le moyen-âge pouvait demander à Aristote, Le moyen-âge avait la sienne, que lui enseignait l’église et à laquelle il donnait toute sa foi ; mais elle était bien haute, cette doctrine. Il était bien profond, bien épuré, le spiritualisme de saint Paul et de saint Augustin. Que de difficultés à lever, de contradictions à résoudre, de lacunes à combler ! Venu de sources diverses, résultat compliqué de la sagesse des conciles et d’une lente élaboration, l’on peut dire que le dogme chrétien satisfaisait et surpassait à la fois les besoins, intellectuels d’une époque encore barbare. Il fallait donc se rendre compte de cette vaste doctrine ; il fallait en disposer toutes les parties, en coordonner tous les principes, en éclaircir tous les aspects, en déduire toutes les conséquences ; il fallait lui imprimer le caractère de la science et les formes régulières de l’enseignement. Voilà ce qu’il fallait au moyen-âge, et il trouvait tout cela dans la logique d’Aristote. On dit que le célèbre calife Aaroun-al-Raschild, voulant donner à Charlemagne un témoignage expressif de sa sympathie, lui envoya un exemplaire de l’Organon. Le présent était choisi avec une sagacité admirable, et l’on ne pouvait s’associer plus finement aux vues d’organisation intellectuelle et morale du grand empereur. Au surplus, que l’exemplaire du calife fût grec ou arabe, personne, à la cour de Charlemagne, pas même Alcuin, n’en pouvait directement profiter. C’est à travers les traductions latines de Boëce, de Cassiodore, de Martien Capella, que le moyen-âge arrivait jusqu’à certaines parties de l’Organon. Malgré cette extrême ignorance et un peu aussi à cause de cette ignorance même, on s’explique à merveille que cet art consommé d’analyser la pensée et le langage, cette science, toute géométrique, des lois et des formes du raisonnement, cette théorie si complète et si ingénieuse de l’argumentation, cet ordre, cette rigueur, cette subtilité partout répandus, aient inspiré au moyen-âge le plus vif enthousiasme. La sublime philosophie du christianisme, pour fond, l’art accompli d’Aristote pour forme, n’est-ce point l’idéal de l’esprit humain ? De là ces Sommes du moyen-âge, où la magnifique suite des vérités chrétiennes, depuis les mystérieuses merveilles de la Trinité jusqu’aux plus humbles facultés de l’ame humaine, et depuis la naissance et la chute de l’humanité jusqu’à la consommation éternelle de ses destinées, se déroule sous la discipline uniforme et sévère du syllogisme aristotélicien ; œuvres imposantes encore à travers la poussière qui les couvre et la rouille qui les dévore, monumens à demi écroulés, mais pleins dans leur ruine de grandeur et de majesté, et dont le chef-d’œuvre est la Summa theologioe de saint Thomas.

Déjà cependant, avec saint Thomas comme avec son maître Albert-le-Grand, nous entrons dans une période nouvelle. Le moyen-âge s’est éclairé. Par ses communications avec l’Orient et surtout avec les Arabes, il a acquis une connaissance déjà assez profonde des monumens du péripatétisme. Ce n’est pas, en effet, seulement à l’Organon qu’avaient affaire les commentateurs arabes, Al-Kendi, Al-Farabi, Avicenne. L’Histoire des Animaux, le Traité de l’Ame, la Métaphysique, avaient été l’objet de leurs subtiles et savantes recherches, et ils en livrèrent le trésor à la scholastique.

Ici, à de grandes lumières vinrent se joindre de grands embarras ; car l’Aristote des Arabes, bien plus près du vrai Aristote que celui du XIIe siècle, était par cela même beaucoup plus éloigné du dogme chrétien. Comment concilier le culte d’Aristote avec l’orthodoxie ? Comment admettre à la fois une philosophie qui fait la matière éternelle et nécessaire, nie la Providence et supprime l’immortalité de l’ame, et une religion qui proclame un divin créateur, père des hommes et asile de l’ame purifiée ? Certes, si le problème s’était posé dans ces termes pour Alexandre de Hales, pour Albert-le-Grand, pour saint Thomas, pour Duns Scott, nul doute qu’il ne leur eût paru insoluble et qu’Aristote n’eût été sacrifié ; mais il n’en fut pas ainsi, pour diverses raisons d’abord les Arabes avaient commenté Aristote à l’aide de l’école d’Alexandrie, c’est-à-dire en atténuant, autant que possible, les différences profondes qui le séparent de Platon, et en mêlant à sa philosophie des idées spiritualistes et mystiques qui lui sont radicalement étrangères. Le génie arabe est subtil, et, par cet endroit, il s’accommodait à merveille du péripatétisme ; mais il est en même temps exalté et enthousiaste, et de là le vif attrait que lui inspira le néoplatonisme. On comprend que cet Aristote, modifié par l’éclectisme alexandrin et tout pénétré du génie mystique de l’Arabie, ait paru aux docteurs scholastiques très conciliable avec la doctrine chrétienne. Ajoutez à cela l’habitude invétérée de suivre Aristote, l’enthousiasme que son génie excitait, l’autorité de sa logique, qui s’était incorporée avec le dogme, et ce prestige d’infaillibilité qui, faisant considérer le philosophe comme la raison même, portait à lui attribuer aisément toutes les doctrines qui paraissaient saintes et vraies, et vous aurez tout le secret de cette alliance qui se maintint, pendant tout le moyen-âge, entre l’église et Aristote ; alliance unique, si forte, qu’il fallut trois siècles de luttes pour la dissoudre, et qu’il en reste encore aujourd’hui plus de traces qu’on ne croit dans la langue et dans l’enseignement de l’église.

Ce qui dessilla les yeux des hommes pénétrans et hardis du XVe et du XVIe siècle, ce fut la lecture même des écrits d’Aristote, faite dans l’original et éclairée par les commentaires de l’antiquité. Quand on eut dans les mains ces grands traités que les exilés de Byzance apportaient à l’Europe occidentale ; quand on eut appris à les lire à l’école des Argyrophile et des Lascaris ; quand on put interpréter Aristote à l’aide de commentateurs fidèles, tels que Simplicius et Alexandre d’Aphrodise ; quand l’imprimerie eut rendu plus facile et plus général l’abord de tous ces monumens, il n’y eut plus alors à se faire d’illusion sur les doctrines du philosophe de Stagyre, et la chimère de son orthodoxie s’évanouit, En même temps, un esprit nouveau soufflait dans le monde, excitant les intelligences à l’examen, ébranlant toutes les vieilles doctrines, discutant toutes les autorités, appelant l’Europe aux nouveautés et à l’indépendance. Dès-lors, l’hétérodoxie profonde d’Aristote, loin de le rendre suspect, devint un attrait. Plus d’un esprit hardi en doctrine autant que prudent en conduite, Cesalpini, par exemple, trouva piquant et commode tout à la fois d’enseigner des nouveautés équivoques au nom d’Aristote, sous la protection de son antique infaillibilité. Deux grandes écoles de philosophie péripatéticienne se formèrent : l’une qui prenait pour guide l’éminent commentateur Alexandre d’Aphrodise, l’autre qui suivait le drapeau d’Averroès ; mais alexandristes et averroïstes, élèves de Cesalpini ou de Pomponace, péripatéticiens plus timides ou plus décidés, partout, à Bologne comme à Padoue, comme à Toulouse, pour Cremonini, pour Zabarella, pour Achillini, pour Porta, pour Vanini, Aristote est un ennemi de l’orthodoxie, un auxiliaire de l’esprit nouveau, une arme contre l’église.

Je sais bien qu’aux premiers jours de la renaissance il se rencontra quelques écrivains pour soutenir que la doctrine d’Aristote était conforme au christianisme ; mais, sans vouloir ranimer ici la vieille querelle de George de Trébisonde et de Théodore Gaza avec Gémiste Plethon et le cardinal Bessarion, je me bornerai à poser à nos péripatéticiens fanatiques les trois questions suivantes : 1° Est-il vrai, oui ou non, que le fond de la doctrine d’Aristote, ce soit le dualisme de la puissance et de l’acte, ou, pour parler plus clairement, l’existence nécessaire et coéternelle de la matière et de Dieu ? 2° Est-il vrai, oui ou non, que le Dieu d’Aristote ne connaisse pas le monde, et, à ce titre au moins, n’en soit pas et n’en puisse pas être la providence ? 3° Est-il vrai, oui ou non, que l’homme d’Aristote, en perdant la vie organique, perde la mémoire et la conscience, et, à ce titre au moins, soit incapable d’immortalité ?

Je serais un peu honteux d’insister longuement pour établir ici de quel côté est le vrai entre ces trois alternatives. Il serait étrange que vingt années d’études sur Aristote n’eussent point abouti à nous faire savoir au juste ce que pensait ce personnage sur les trois ou quatre questions fondamentales de la philosophie. Ce serait à dégoûter de l’érudition et à donner gain de cause aux adversaires des études historiques. Grace à Dieu, nous n’en sommes pas réduits à cette extrémité. Le système d’Aristote est aujourd’hui parfaitement connu. Ceux même qui font en ce moment du péripatétisme à outrance, quand ils ne songeaient qu’à comprendre et à exposer fidèlement le système qui depuis les a comme enivrés, rendons-leur hautement cette justice qu’ils en reproduisaient les véritables traits [2]. Laissons donc à la scholastique et à larenaissance ces enthousiasmes sans mesure. Nous sommes dans un siècle équitable. Jugeons Aristote et Platon sans dénigrement et sans fanatisme, avec cette haute impartialité qui est l’ame de la vraie critique.

On est tombé et l’on tombe encore dans deux excès contraires en appréciant Aristote. Depuis Descartes, on s’est accoutumé à voir dans l’adversaire de Platon le père du sensualisme, et, à ce titre, il a été invoqué et glorifié par les matérialistes du XVIIIe siècle et du nôtre. Dans ces derniers temps, on a été frappé, et à bon droit, de l’inexactitude de ce jugement : on s’est attaché aux belles parties de la psychologie et de la théodicée péripatéticiennes, pour les remettre en honneur, et on a bien fait ; mais bientôt le mouvement de réaction entraînant les esprits, l’on en est venu à proclamer dans Aristote le plus profond et le plus pur spiritualiste de l’antiquité. La dernière limite de cet excès, c’était de considérer l’auteur de la Métaphysiquecomme un philosophe éminemment religieux et presque chrétien. A moins de proposer de nouveau la canonisation d’Aristote, il semble impossible d’aller plus loin.

Ces deux jugemens extrêmes sont également erronés. Aristote est si peu un philosophe matérialiste, qu’il reconnaît expressément dans l’homme un principe invisible, parfaitement un, parfaitement simple, qui anime et gouverne le corps. Que nos matérialistes, admirateurs d’Aristote sur parole, veuillent bien jeter un coup d’œil sur le Traité, de l’Ame que M. Saint-Hilaire vient de nous traduire ; ils y trouveront la démonstration la plus ingénieuse et la plus concluante de l’immatérialité de la pensée, et, chose piquante, c’est cette même démonstration, qu’on répète depuis des siècles dans nos collèges et dans nos séminaires, sans savoir qu’elle vient d’un philosophe grec et d’un païen.

Si Aristote n’est point un philosophe matérialiste, il est encore moins un athée. L’idée qui fait le fond de la physiologie et de la théodicée d’Aristote est l’idée de cause finale. Voilà encore nos matérialistes un peu surpris. Oui, Aristote est cause-finalier, pour parler avec Voltaire, et il l’est comme genre humain.

Tout être se meut dans ce monde et tout mouvement a une fin. Cette fin du mouvement des êtres, c’est la perfection de leur nature ; mais chaque espèce a une perfection propre, et les êtres s’échelonnent dans l’univers, suivant qu’ils peuvent parvenir à une perfection plus ou moins grande. A chaque pas que fait la nature, elle monte un degré de cette échelle, toujours pressée de faire un pas nouveau, et comme aiguillonnée par un désir immense de progrès et de perfection. Une certaine espèce d’êtres n’est pour elle qu’un moyen d’atteindre une fin plus haute, qui sert elle-même de moyen pour une fin supérieure. L’homme est dans le monde sublunaire le dernier terme de cette ascension de la nature, il résume en lui tous les règnes, en concentre et en accroît toutes les beautés ; mais l’homme n’est pas son idéal à lui-même. Il se meut, s’agite, et tout être qui s’agite est imparfait. Supposez au-dessus de l’homme un être qui ne doive son mouvement qu’à sa propre force, qui accomplisse son évolution avec une régularité merveilleuse, qui pense en toute plénitude et qui jouisse pleinement de sa pure et libre pensée ; cet être, s’il se meut, n’est pas encore l’idéal suprême. Il faut faire un dernier pas et concevoir par-delà l’univers visible, par-delà l’humanité, par-delà les intelligences supérieures, par-delà le ciel et tout ce qui se mêle à la matière, une intelligence absolue, immatérielle, qui, repliée éternellement sur elle-même, se pense éternellement et jouit dans cette contemplation immobile d’une ineffable félicité.

Tel est le Dieu d’Aristote, et cette haute doctrine, retrouvée par notre siècle, va sans doute refroidir singulièrement l’admiration qu’ont vouée à ce génie mal connu les matérialistes et les athées. Mais quelle est la misère des plus grands esprits et des plus profondes doctrines ! Cette ame humaine, invisible et spirituelle, Aristote ne la sépare pas du principe de la vie organique. Digérer et penser, c’est l’ouvrage de la même cause. Le principe qui, dans l’homme, aime le bien et admire le beau, est un principe analogue à celui qui, dans le zoophyte, remue pesamment une matière presque inerte. La pensée est chose divine, et Aristote en parle magnifiquement ; mais, dans l’homme, elle tient au corps. C’est une lumière qui vient de plus haut que la nature, et qui un instant illumine cet être privilégié où l’univers entier résume ses puissances ; mais la mort emporte ce rayon dans des ténèbres éternelles. Oui, sans doute, l’intelligence en soi subsiste, quand Socrate a bu la ciguë, quand Platon s’est endormi, l’œil fixé sur son plus parfait chef-d’œuvre, quand Aristote s’est dérobé (par le poison peut-être) aux coups du fanatisme ; mais, hélas ! Socrate lui-même n’est plus, sa grande ame n’est qu’un vain souvenir. Que reste-t-il d’Aristote et de Platon ? Rien, si ce n’est les vérités que ces bienfaisans génies ont déposées parmi leurs semblables. Que fait cependant la Providence, tandis que les plus belles de ses images disparaissent pour jamais ? La Providence n’est qu’un mot pour les partisans d’Aristote. Cette pensée oisive et solitaire qui plane au-delà des mondes, que lui importe qu’au-dessous d’elle un être naisse, souffre et meure ? que lui font les luttes du génie et les épreuves de la vertu ? Absorbée dans la contemplation d’elle-même, elle savoure en paix les délices d’une égoïste félicité. Regarder au-dessous d’elle, ce serait déchoir ; agir sur la nature, ce serait tomber dans le mouvement et s’exposer à la fatigue ; aimer l’humanité, ce serait partager sa misère et ces alternatives d’agitation et de repos où notre faiblesse se consume. D’ailleurs, comment Dieu pourrait-il connaître le monde ? Il ne l’a point fait. Le monde existe hors de lui, par sa force propre ; il est éternel et, pour être, n’a besoin que de soi. Son mouvement seul, qui fait son ordre et sa beauté, demande un moteur, ou, pour mieux dire, une loi suivant laquelle il se dirige et une fin idéale où il se termine. Aristote était donc fidèle aux principes fondamentaux de sa métaphysique en établissant une barrière infranchissable entre son univers et son Dieu. Et de là, l’ame humaine condamnée à ne pas sortir de l’enceinte de la nature, comme Dieu est incapable d’y pénétrer ; en un mot, Dieu sans amour et l’ame humaine sans avenir.


Date: 2014-12-21; view: 782


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