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PHILOSOPHIE AU SEIZIEME SIECLE.

Ancient Greek mathematics contributed many important developments to the field of mathematics, including the basic rules of geometry, the idea of formal mathematical proof, and discoveries in number theory, mathematical analysis, applied mathematics, and approached close to establishing integral calculus. The discoveries of several Greek mathematicians, including Pythagoras, Euclid, and Archimedes, are still used in mathematical teaching today.

The Greeks developed astronomy, which they treated as a branch of mathematics, to a highly sophisticated level. The first geometrical, three-dimensional models to explain the apparent motion of the planets were developed in the 4th century BC by Eudoxus of Cnidus andCallippus of Cyzicus

. Their younger contemporary Heraclides Ponticus proposed that the Earth rotates around its axis. In the 3rd century BC Aristarchus of Samos was the first to suggest a heliocentric system. Archimedes in his treatise The Sand Reckoner revives Aristarchus' hypothesis that "the fixed stars and the Sun remain unmoved, while the Earth revolves about the Sun on the circumference of a circle". Otherwise, only fragmentary descriptions of Aristarchus' idea survive.[28] Eratosthenes, using the angles of shadows created at widely separated regions, estimated the circumference of the Earth with great accuracy.[29] In the 2nd century BC Hipparchus of Nicea made a number of contributions, including the first measurement of precession and the compilation of the first star catalog in which he proposed the modern system of apparent magnitudes.

The Antikythera mechanism, a device for calculating the movements of planets, dates from about 80 BC, and was the first ancestor of the astronomical computer. It was discovered in an ancient shipwreck off the Greek island of Antikythera, between Kythera

and Crete. The device became famous for its use of adifferential gear , previously believed to have been invented in the 16th century, and the miniaturization and complexity of its parts, comparable to a clock made in the 18th century. The original mechanism is displayed in the Bronze collection of the National Archaeological Museum of Athens, accompanied by a replica.

PHILOSOPHIE AU SEIZIEME SIECLE.

 

 

JORDANO BRUNO,

par Chr. Bartholmess. – 2 vol. in 80. [1]

 


Le XVIe siècle a fait deux grandes choses. Dans le domaine de la religion, il a secoué le joug de Rome ; dans celui de la philosophie, il a brisé le despotisme de la scholastique : double réforme, fille d’un même esprit, et qui, abattant une double tyrannie, émancipait à la fois les esprits et les consciences. Voilà la liberté dans le monde ; laissez-la faire : elle saura bien marquer sa place dans les institutions sociales et politiques. De Luther et de Bruno à Descartes, de Descartes à Voltaire, de Voltaire à Mirabeau, chacun de ses pas sera une conquête. Elle marche, elle avance, elle triomphe. Du sein de l’homme intérieur, affranchi par trois siècles d’épreuves et de combats, la révolution française fait naître le citoyen.



Si le XVIe siècle est grand dans l’histoire, pour avoir préparé l’enfantement de la société moderne, ce n’est point à dire qu’il ait eu clairement conscience de cette haute mission. Comme la plupart des révolutionnaires, les hommes de la renaissance ne savent qu’imparfaitement ce qu’ils font. Chose remarquable, ce n’est point vers l’avenir que se tournent leurs espérances, mais vers le passé. Que font les grands artistes de cette époque, les Brunelleschi, les Michel-Ange, les Germain Pilon, les Pierre Lescot, les Jean Goujon ? Épris des types merveilleux de l’antiquité, ils veulent substituer aux formes vieillissantes de l’art gothique les beautés rajeunies de la Grèce et de Rome. Dans un ordre de réformes bien différent, c’est encore à une restauration que Luther, Zwingle, Calvin, s’imaginent travailler. Interrogez les écrits de ces pères du protestantisme, en qui nous saluons les plus hardis des novateurs ; sous les violences de l’homme de parti, vous trouverez le théologien austère et subtil qui de la meilleure foi du monde croit restituer le pur christianisme de saint Paul, et caresse avec une naïve ardeur la chimère d’un retour à la primitive église. Dans la philosophie de la renaissance, même contraste. Tout l’effort de ses plus hardis interprètes se réduit à ranimer quelqu’un des systèmes de l’antiquité. Certes, on n’a pas plus d’imagination que Marsile Ficin, une humeur plus entreprenante, un esprit plus souple et plus ouvert que Pic de la Mirandole, plus de subtilité que Cesalpini, plus d’esprit que Telesio, plus de fougue et d’audace dans la pensée et dans le caractère qu’un Pomponace, un Ramus, un Bruno, un Vanini, un Campanella. Eh bien ! quiconque dépouillera les conceptions de ces ardens génies de certaines formes bizarres, qui leur prêtent une apparente originalité, s’assurera qu’il n’en est pas une seule qui n’ait sa source, prochaine ou éloignée, dans les deux grandes écoles de la Grèce, celle d’Aristote et celle de Platon. On a beau s’exalter à Florence et à Rome ; on a beau raffiner à Bologne et à Padoue ; on a beau courir le monde et les universités, faire retentir Genève, Paris, Oxford, Wittemberg, de ses protestations contre la routine et l’antiquité : cette antiquité sainte dont on dissipe le prestige, c’est par une autre antiquité qu’on la veut remplacer. Le platonisme et l’aristotélisme, telles sont les deux seules machines de guerre dont on se serve pour miner et pour abattre la scholastique.

Ainsi, c’est Aristote et Platon qui, au XVIe siècle, ont vaincu la philosophie de l’église. Voilà un phénomène historique assez étrange. Comment cet Aristote, qui depuis trois siècles dominait en roi dans l’école et dont l’autorité semblait être entrée en partage de l’infaillibilité de l’église, cet Aristote qui n’était pas seulement pour le moyen-âge un grand philosophe, mais le philosophe, et qui n’échappa qu’avec peine à l’honneur bizarre d’être inscrit au nombre des saints, comment ce même Aristote a-t-il pu devenir, d’interprète consacré de la philosophie de l’église, l’oracle de ses plus décidés adversaires ? Et, d’un autre côté, n’est-ce point une chose fort surprenante de voir le platonisme créer, au XVIe siècle, un foyer actif d’opposition contre cette religion chrétienne dont il protégea le berceau ? Était-ce à Giordano Bruno d’invoquer le nom du religieux génie qui inspirait à saint Jean le début sublime de son Évangile, de ce sage vénéré que saint Augustin comptait au nombre de ses deux maîtres, à côté ou bien près de Jésus-Christ, et dont les divins dialogues arrachaient à l’enthousiasme de saint Justin cette mémorable parole : que le Verbe de Dieu, avant de paraître sur terre, semblait s’être révélé aux philosophes ?

L’explication de cette anomalie apparente serait très simple, si l’on n’avait pas aujourd’hui obscurci et altéré comme à plaisir le vrai caractère de la philosophie d’Aristote et de celle de Platon. Il suffirait de dire en deux mots que l’Aristote spiritualiste et orthodoxe de la scholastique était un faux Aristote, auquel la renaissance vint substituer l’Aristote véritable, et que le Platon de Marsile Ficin et de Bruno était aussi un Platon corrompu, le Platon d’Alexandrie, et non le vrai, le sage, le divin Platon. Cette simple remarque expliquerait tout ; mais il semble, en vérité, à entendre quelques-uns des plus récens interprètes de la philosophie ancienne, que ces études si patientes, si vastes, si profondes, qu’ils ont consacrées à l’histoire de la pensée humaine, et où, du reste, ils font briller tant de science et de subtilité, surtout tant d’imagination, n’aient abouti trop souvent qu’à dénaturer les systèmes les plus originaux de l’antiquité et à en altérer les véritables rapports et le réel enchaînement. On recommence à faire d’Aristote une sorte de philosophe infaillible, comme au temps d’Averroës et d’Albert-le-Grand. On lui dresse un autel sur lequel sont tour à tour immolées à sa gloire toutes les écoles philosophiques. Pendant que les autres systèmes naissent et passent, on nous montre l’aristotélisme investi d’une sorte d’immortalité. Stoïcisme, épicurisme, académie, école alexandrine, tout se dissout et succombe sous le souffle chrétien. Aristote seul est debout. Que dis-je ? le souffle du christianisme, c’est encore son souffle, et peu s’en faut qu’après avoir vu dans son système le suprême effort de la sagesse antique, on n’en fasse l’ame du monde moderne et jusqu’à la pensée de l’avenir.

Pendant que nos Averroës composent ce roman ingénieux, que devient l’honneur de la philosophie de Platon ? C’est ce dont ils prennent infiniment peu de souci. Platon n’est à leurs yeux qu’un logicien ou plutôt un rêveur. On ne lui refuse pas, je suppose, une assez belle imagination, on accorde qu’il aurait pu réussir en poésie ; mais la science n’était pas son fait. Sa dialectique tant vantée n’est qu’un jeu d’esprit stérile et frivole. Enfermée dans un monde factice, elle est condamnée à se repaître de vaines généralités. D’abstractions en abstractions, elle poursuit sa marche fantastique, s’éloignant un peu plus, à chaque nouveau pas, de la réalité, jusqu’à ce qu’elle aboutisse à une unité vide et morte, le plus stérile des universaux. C’est cet être-néant où s’était perdu Parménide, où s’égara Alexandrie, abîme ou plutôt chaos où toutes les contradictions se rassemblent, Dieu sans pensée, sans amour, qui ne laisse à l’ame humaine d’autre asile que l’abrutissement de l’extase.

Voilà le Platon, voilà l’Aristote de nos nouveaux péripatéticiens. Entre mille questions qu’on pourrait leur adresser, je serais particulièrement curieux de savoir comment ils nous expliqueraient la philosophie du XVIe siècle. Quoi ! cet Aristote, si profondément d’accord avec l’esprit du christianisme, il se trouve qu’aussitôt qu’on a commencé de le connaître et à mesure qu’on l’a mieux connu, on l’a jugé de plus en plus contraire à la philosophie de l’église ! Quoi ! Pomponace, Zabarella, Cesalpini, ont moins bien compris Aristote que ne faisaient Raban Maur et Pierre le Lombard ! Quoi ! c’est au moyen-âge seulement qu’on s’est aperçu de l’harmonie parfaite de la métaphysique d’Aristote et des dogmes du christianisme ! et saint Justin, saint Clément, saint Athanase, saint Augustin, ne s’en étaient pas douté ! et ils s’étaient accordés à lui préférer Platon ! Quel amas d’impossibilités ! Évidemment, si nos péripatéticiens ont raison, le XVIe siècle reste une énigme impénétrable. Essayons pourtant de la déchiffrer, et prouvons par quelques argumens très simples et très décisifs que, le vrai Aristote étant contraire au christianisme autant que le vrai Platon lui est conforme, il a fallu que le XVIe siècle retrouvât le vrai Aristote et altérât le vrai Platon pour les faire servir tous deux au renversement de la scholastique.

 

I.

Tout le monde sait que le moyen-âge ne connut d’abord d’Aristote que sa logique. Or, la logique d’Aristote est parfaitement indépendante de son système proprement dit. Des yeux clairvoyans peuvent bien reconnaître dans lesCatégories et surtout dans les Analytiques la trace de certaines vues particulières sur l’intelligence et sur l’ame humaines ; mais, au total, l’Organonreste un monument distinct et complet. En général, la logique est un terrain neutre pour les philosophes. C’est dans ce sens qu’il faut entendre le mot spirituel et profond de Dante, que le diable, lui aussi, est bon logicien. Qu’est-ce en effet que le syllogisme, sinon un pur instrument qu’on peut mettre indifféremment au service des doctrines les plus contraires ? Or, ce n’est point telle ou telle doctrine que le moyen-âge pouvait demander à Aristote, Le moyen-âge avait la sienne, que lui enseignait l’église et à laquelle il donnait toute sa foi ; mais elle était bien haute, cette doctrine. Il était bien profond, bien épuré, le spiritualisme de saint Paul et de saint Augustin. Que de difficultés à lever, de contradictions à résoudre, de lacunes à combler ! Venu de sources diverses, résultat compliqué de la sagesse des conciles et d’une lente élaboration, l’on peut dire que le dogme chrétien satisfaisait et surpassait à la fois les besoins, intellectuels d’une époque encore barbare. Il fallait donc se rendre compte de cette vaste doctrine ; il fallait en disposer toutes les parties, en coordonner tous les principes, en éclaircir tous les aspects, en déduire toutes les conséquences ; il fallait lui imprimer le caractère de la science et les formes régulières de l’enseignement. Voilà ce qu’il fallait au moyen-âge, et il trouvait tout cela dans la logique d’Aristote. On dit que le célèbre calife Aaroun-al-Raschild, voulant donner à Charlemagne un témoignage expressif de sa sympathie, lui envoya un exemplaire de l’Organon. Le présent était choisi avec une sagacité admirable, et l’on ne pouvait s’associer plus finement aux vues d’organisation intellectuelle et morale du grand empereur. Au surplus, que l’exemplaire du calife fût grec ou arabe, personne, à la cour de Charlemagne, pas même Alcuin, n’en pouvait directement profiter. C’est à travers les traductions latines de Boëce, de Cassiodore, de Martien Capella, que le moyen-âge arrivait jusqu’à certaines parties de l’Organon. Malgré cette extrême ignorance et un peu aussi à cause de cette ignorance même, on s’explique à merveille que cet art consommé d’analyser la pensée et le langage, cette science, toute géométrique, des lois et des formes du raisonnement, cette théorie si complète et si ingénieuse de l’argumentation, cet ordre, cette rigueur, cette subtilité partout répandus, aient inspiré au moyen-âge le plus vif enthousiasme. La sublime philosophie du christianisme, pour fond, l’art accompli d’Aristote pour forme, n’est-ce point l’idéal de l’esprit humain ? De là ces Sommes du moyen-âge, où la magnifique suite des vérités chrétiennes, depuis les mystérieuses merveilles de la Trinité jusqu’aux plus humbles facultés de l’ame humaine, et depuis la naissance et la chute de l’humanité jusqu’à la consommation éternelle de ses destinées, se déroule sous la discipline uniforme et sévère du syllogisme aristotélicien ; œuvres imposantes encore à travers la poussière qui les couvre et la rouille qui les dévore, monumens à demi écroulés, mais pleins dans leur ruine de grandeur et de majesté, et dont le chef-d’œuvre est la Summa theologioe de saint Thomas.

Déjà cependant, avec saint Thomas comme avec son maître Albert-le-Grand, nous entrons dans une période nouvelle. Le moyen-âge s’est éclairé. Par ses communications avec l’Orient et surtout avec les Arabes, il a acquis une connaissance déjà assez profonde des monumens du péripatétisme. Ce n’est pas, en effet, seulement à l’Organon qu’avaient affaire les commentateurs arabes, Al-Kendi, Al-Farabi, Avicenne. L’Histoire des Animaux, le Traité de l’Ame, la Métaphysique, avaient été l’objet de leurs subtiles et savantes recherches, et ils en livrèrent le trésor à la scholastique.

Ici, à de grandes lumières vinrent se joindre de grands embarras ; car l’Aristote des Arabes, bien plus près du vrai Aristote que celui du XIIe siècle, était par cela même beaucoup plus éloigné du dogme chrétien. Comment concilier le culte d’Aristote avec l’orthodoxie ? Comment admettre à la fois une philosophie qui fait la matière éternelle et nécessaire, nie la Providence et supprime l’immortalité de l’ame, et une religion qui proclame un divin créateur, père des hommes et asile de l’ame purifiée ? Certes, si le problème s’était posé dans ces termes pour Alexandre de Hales, pour Albert-le-Grand, pour saint Thomas, pour Duns Scott, nul doute qu’il ne leur eût paru insoluble et qu’Aristote n’eût été sacrifié ; mais il n’en fut pas ainsi, pour diverses raisons d’abord les Arabes avaient commenté Aristote à l’aide de l’école d’Alexandrie, c’est-à-dire en atténuant, autant que possible, les différences profondes qui le séparent de Platon, et en mêlant à sa philosophie des idées spiritualistes et mystiques qui lui sont radicalement étrangères. Le génie arabe est subtil, et, par cet endroit, il s’accommodait à merveille du péripatétisme ; mais il est en même temps exalté et enthousiaste, et de là le vif attrait que lui inspira le néoplatonisme. On comprend que cet Aristote, modifié par l’éclectisme alexandrin et tout pénétré du génie mystique de l’Arabie, ait paru aux docteurs scholastiques très conciliable avec la doctrine chrétienne. Ajoutez à cela l’habitude invétérée de suivre Aristote, l’enthousiasme que son génie excitait, l’autorité de sa logique, qui s’était incorporée avec le dogme, et ce prestige d’infaillibilité qui, faisant considérer le philosophe comme la raison même, portait à lui attribuer aisément toutes les doctrines qui paraissaient saintes et vraies, et vous aurez tout le secret de cette alliance qui se maintint, pendant tout le moyen-âge, entre l’église et Aristote ; alliance unique, si forte, qu’il fallut trois siècles de luttes pour la dissoudre, et qu’il en reste encore aujourd’hui plus de traces qu’on ne croit dans la langue et dans l’enseignement de l’église.

Ce qui dessilla les yeux des hommes pénétrans et hardis du XVe et du XVIe siècle, ce fut la lecture même des écrits d’Aristote, faite dans l’original et éclairée par les commentaires de l’antiquité. Quand on eut dans les mains ces grands traités que les exilés de Byzance apportaient à l’Europe occidentale ; quand on eut appris à les lire à l’école des Argyrophile et des Lascaris ; quand on put interpréter Aristote à l’aide de commentateurs fidèles, tels que Simplicius et Alexandre d’Aphrodise ; quand l’imprimerie eut rendu plus facile et plus général l’abord de tous ces monumens, il n’y eut plus alors à se faire d’illusion sur les doctrines du philosophe de Stagyre, et la chimère de son orthodoxie s’évanouit, En même temps, un esprit nouveau soufflait dans le monde, excitant les intelligences à l’examen, ébranlant toutes les vieilles doctrines, discutant toutes les autorités, appelant l’Europe aux nouveautés et à l’indépendance. Dès-lors, l’hétérodoxie profonde d’Aristote, loin de le rendre suspect, devint un attrait. Plus d’un esprit hardi en doctrine autant que prudent en conduite, Cesalpini, par exemple, trouva piquant et commode tout à la fois d’enseigner des nouveautés équivoques au nom d’Aristote, sous la protection de son antique infaillibilité. Deux grandes écoles de philosophie péripatéticienne se formèrent : l’une qui prenait pour guide l’éminent commentateur Alexandre d’Aphrodise, l’autre qui suivait le drapeau d’Averroès ; mais alexandristes et averroïstes, élèves de Cesalpini ou de Pomponace, péripatéticiens plus timides ou plus décidés, partout, à Bologne comme à Padoue, comme à Toulouse, pour Cremonini, pour Zabarella, pour Achillini, pour Porta, pour Vanini, Aristote est un ennemi de l’orthodoxie, un auxiliaire de l’esprit nouveau, une arme contre l’église.

Je sais bien qu’aux premiers jours de la renaissance il se rencontra quelques écrivains pour soutenir que la doctrine d’Aristote était conforme au christianisme ; mais, sans vouloir ranimer ici la vieille querelle de George de Trébisonde et de Théodore Gaza avec Gémiste Plethon et le cardinal Bessarion, je me bornerai à poser à nos péripatéticiens fanatiques les trois questions suivantes : 1° Est-il vrai, oui ou non, que le fond de la doctrine d’Aristote, ce soit le dualisme de la puissance et de l’acte, ou, pour parler plus clairement, l’existence nécessaire et coéternelle de la matière et de Dieu ? 2° Est-il vrai, oui ou non, que le Dieu d’Aristote ne connaisse pas le monde, et, à ce titre au moins, n’en soit pas et n’en puisse pas être la providence ? 3° Est-il vrai, oui ou non, que l’homme d’Aristote, en perdant la vie organique, perde la mémoire et la conscience, et, à ce titre au moins, soit incapable d’immortalité ?

Je serais un peu honteux d’insister longuement pour établir ici de quel côté est le vrai entre ces trois alternatives. Il serait étrange que vingt années d’études sur Aristote n’eussent point abouti à nous faire savoir au juste ce que pensait ce personnage sur les trois ou quatre questions fondamentales de la philosophie. Ce serait à dégoûter de l’érudition et à donner gain de cause aux adversaires des études historiques. Grace à Dieu, nous n’en sommes pas réduits à cette extrémité. Le système d’Aristote est aujourd’hui parfaitement connu. Ceux même qui font en ce moment du péripatétisme à outrance, quand ils ne songeaient qu’à comprendre et à exposer fidèlement le système qui depuis les a comme enivrés, rendons-leur hautement cette justice qu’ils en reproduisaient les véritables traits [2]. Laissons donc à la scholastique et à larenaissance ces enthousiasmes sans mesure. Nous sommes dans un siècle équitable. Jugeons Aristote et Platon sans dénigrement et sans fanatisme, avec cette haute impartialité qui est l’ame de la vraie critique.

On est tombé et l’on tombe encore dans deux excès contraires en appréciant Aristote. Depuis Descartes, on s’est accoutumé à voir dans l’adversaire de Platon le père du sensualisme, et, à ce titre, il a été invoqué et glorifié par les matérialistes du XVIIIe siècle et du nôtre. Dans ces derniers temps, on a été frappé, et à bon droit, de l’inexactitude de ce jugement : on s’est attaché aux belles parties de la psychologie et de la théodicée péripatéticiennes, pour les remettre en honneur, et on a bien fait ; mais bientôt le mouvement de réaction entraînant les esprits, l’on en est venu à proclamer dans Aristote le plus profond et le plus pur spiritualiste de l’antiquité. La dernière limite de cet excès, c’était de considérer l’auteur de la Métaphysiquecomme un philosophe éminemment religieux et presque chrétien. A moins de proposer de nouveau la canonisation d’Aristote, il semble impossible d’aller plus loin.

Ces deux jugemens extrêmes sont également erronés. Aristote est si peu un philosophe matérialiste, qu’il reconnaît expressément dans l’homme un principe invisible, parfaitement un, parfaitement simple, qui anime et gouverne le corps. Que nos matérialistes, admirateurs d’Aristote sur parole, veuillent bien jeter un coup d’œil sur le Traité, de l’Ame que M. Saint-Hilaire vient de nous traduire ; ils y trouveront la démonstration la plus ingénieuse et la plus concluante de l’immatérialité de la pensée, et, chose piquante, c’est cette même démonstration, qu’on répète depuis des siècles dans nos collèges et dans nos séminaires, sans savoir qu’elle vient d’un philosophe grec et d’un païen.

Si Aristote n’est point un philosophe matérialiste, il est encore moins un athée. L’idée qui fait le fond de la physiologie et de la théodicée d’Aristote est l’idée de cause finale. Voilà encore nos matérialistes un peu surpris. Oui, Aristote est cause-finalier, pour parler avec Voltaire, et il l’est comme genre humain.

Tout être se meut dans ce monde et tout mouvement a une fin. Cette fin du mouvement des êtres, c’est la perfection de leur nature ; mais chaque espèce a une perfection propre, et les êtres s’échelonnent dans l’univers, suivant qu’ils peuvent parvenir à une perfection plus ou moins grande. A chaque pas que fait la nature, elle monte un degré de cette échelle, toujours pressée de faire un pas nouveau, et comme aiguillonnée par un désir immense de progrès et de perfection. Une certaine espèce d’êtres n’est pour elle qu’un moyen d’atteindre une fin plus haute, qui sert elle-même de moyen pour une fin supérieure. L’homme est dans le monde sublunaire le dernier terme de cette ascension de la nature, il résume en lui tous les règnes, en concentre et en accroît toutes les beautés ; mais l’homme n’est pas son idéal à lui-même. Il se meut, s’agite, et tout être qui s’agite est imparfait. Supposez au-dessus de l’homme un être qui ne doive son mouvement qu’à sa propre force, qui accomplisse son évolution avec une régularité merveilleuse, qui pense en toute plénitude et qui jouisse pleinement de sa pure et libre pensée ; cet être, s’il se meut, n’est pas encore l’idéal suprême. Il faut faire un dernier pas et concevoir par-delà l’univers visible, par-delà l’humanité, par-delà les intelligences supérieures, par-delà le ciel et tout ce qui se mêle à la matière, une intelligence absolue, immatérielle, qui, repliée éternellement sur elle-même, se pense éternellement et jouit dans cette contemplation immobile d’une ineffable félicité.

Tel est le Dieu d’Aristote, et cette haute doctrine, retrouvée par notre siècle, va sans doute refroidir singulièrement l’admiration qu’ont vouée à ce génie mal connu les matérialistes et les athées. Mais quelle est la misère des plus grands esprits et des plus profondes doctrines ! Cette ame humaine, invisible et spirituelle, Aristote ne la sépare pas du principe de la vie organique. Digérer et penser, c’est l’ouvrage de la même cause. Le principe qui, dans l’homme, aime le bien et admire le beau, est un principe analogue à celui qui, dans le zoophyte, remue pesamment une matière presque inerte. La pensée est chose divine, et Aristote en parle magnifiquement ; mais, dans l’homme, elle tient au corps. C’est une lumière qui vient de plus haut que la nature, et qui un instant illumine cet être privilégié où l’univers entier résume ses puissances ; mais la mort emporte ce rayon dans des ténèbres éternelles. Oui, sans doute, l’intelligence en soi subsiste, quand Socrate a bu la ciguë, quand Platon s’est endormi, l’œil fixé sur son plus parfait chef-d’œuvre, quand Aristote s’est dérobé (par le poison peut-être) aux coups du fanatisme ; mais, hélas ! Socrate lui-même n’est plus, sa grande ame n’est qu’un vain souvenir. Que reste-t-il d’Aristote et de Platon ? Rien, si ce n’est les vérités que ces bienfaisans génies ont déposées parmi leurs semblables. Que fait cependant la Providence, tandis que les plus belles de ses images disparaissent pour jamais ? La Providence n’est qu’un mot pour les partisans d’Aristote. Cette pensée oisive et solitaire qui plane au-delà des mondes, que lui importe qu’au-dessous d’elle un être naisse, souffre et meure ? que lui font les luttes du génie et les épreuves de la vertu ? Absorbée dans la contemplation d’elle-même, elle savoure en paix les délices d’une égoïste félicité. Regarder au-dessous d’elle, ce serait déchoir ; agir sur la nature, ce serait tomber dans le mouvement et s’exposer à la fatigue ; aimer l’humanité, ce serait partager sa misère et ces alternatives d’agitation et de repos où notre faiblesse se consume. D’ailleurs, comment Dieu pourrait-il connaître le monde ? Il ne l’a point fait. Le monde existe hors de lui, par sa force propre ; il est éternel et, pour être, n’a besoin que de soi. Son mouvement seul, qui fait son ordre et sa beauté, demande un moteur, ou, pour mieux dire, une loi suivant laquelle il se dirige et une fin idéale où il se termine. Aristote était donc fidèle aux principes fondamentaux de sa métaphysique en établissant une barrière infranchissable entre son univers et son Dieu. Et de là, l’ame humaine condamnée à ne pas sortir de l’enceinte de la nature, comme Dieu est incapable d’y pénétrer ; en un mot, Dieu sans amour et l’ame humaine sans avenir.

Est-ce là l’esprit du christianisme, et n’en est-ce pas plutôt la radicale négation ? L’essence du christianisme, c’est d’établir entre l’homme et Dieu une alliance dont le nœud est l’amour. Les philosophes admirent avec raison la définition sublime que Dieu donne de soi-même dans l’ancien Testament : Je suis celui qui est ; ego sum qui sum. J’en connais une plus sublime encore, c’est celle du nouveau Testament : Je suis amour ; ego sum charitas. Toute la différence du mosaïsme et du christianisme est là ; le Dieu de l’Évangile aime les hommes ; il les aime à ce point qu’il veut s’incarner en eux. L’infini deviendra-t-il fini, le créateur créature ? Oui, l’amour accomplit ce mystère qui déconcerte la raison. Dieu veut être homme, non tel ou tel homme, mais tous les hommes en un. Il veut boire goutte à goutte le calice entier des douleurs humaines. Il veut mourir pour les hommes, non une fois, mais toujours. Ce sang mystique qui coule sans tarir sur l’autel des chrétiens, c’est l’amour qui le répand, c’est lui qui le renouvelle et le féconde. Voilà l’esprit du christianisme, voilà sa force, voilà sa grandeur ; c’est parce que la croix de bois est le symbole de l’amour, c’est parce qu’elle nous montre l’union de Dieu et de l’homme, consommée dans le sacrifice suprême, c’est pour cela qu’elle a conquis le monde.

Mais, avant d’être annoncé par les apôtres du Christ au genre humain, ce Dieu aimant et juste s’était révélé à la raison de quelques sages. Le Timée, le dixième livre des Lois, le Phédon, sont la préface de l’Évangile. Le Dieu de Platon n’est pas seulement une intelligence, mais un intarissable foyer d’amour. Son plus haut caractère, c’est d’être bon. Son nom le plus vrai est celui de père. S’il sort de son repos pour former l’univers, ce n’est point par un caprice de sa toute-puissance, ou par une nécessité de sa nature, c’est par une effusion de sa bonté. Quand il voit le monde s’agiter sous sa main, il frémit de joie. Image admirable, qui peut-être fera sourire de dédain plus d’une forte tête métaphysique, mais qui touchera le vrai philosophe, parce qu’elle fait descendre jusqu’au plus profond du cœur l’idée de l’être des êtres. C’est sans doute la lecture de ce passage du Timée qui faisait dire à saint Augustin : « J’ai eu deux maîtres, Platon et Jésus-Christ. Platon m’a fait connaître le vrai Dieu ; Jésus-Christ m’a montré la voie qui y mène. » Qu’ajouterais-je à ce mot, et comment mieux marquer l’union étroite du platonisme et de la religion chrétienne ?

Il devient de mode aujourd’hui de décrier la théodicée du Timée et des Lois, et de n’y voir que des allégories brillantes où se complaisait l’imagination de l’artiste grec, ou tout au plus des inconséquences que le bon sens du disciple de Socrate arrachait à la logique du dialecticien. Le Dieu de la dialectique platonicienne, c’est, nous dit-on, l’unité absolue, sans détermination, et partant sans pensée, sans action et sans vie ; tout le reste est étranger au système.

Ceux qui défigurent Platon de la sorte tombent dans une confusion contre laquelle il a protesté toute sa vie. Ils confondent la creuse dialectique d’Élée, ressuscitée plus tard par Alexandrie, avec la méthode de Platon. C’est confondre le spiritualisme avec ses excès ; c’est entièrement méconnaître le vrai caractère de la philosophie platonicienne. La dialectique n’est point un procédé purement logique, partant de l’abstraction pour aboutir à l’abstraction et s’y consumer. C’est une méthode à la fois expérimentale et rationnelle qui plonge par ses racines dans la réalité vivante et atteint à son faîte le principe même de toute réalité. Pénétré de l’inconsistance des choses sensibles, Platon se replie sur la conscience, et, de ce ferme point d’appui, il s’élève sur les ailes de la réminiscence jusqu’aux idées, c’est-à-dire jusqu’aux types absolus de l’existence. Les idées une fois atteintes le conduisent d’elles-mêmes à leur principe, qui est la perfection absolue, le bien, soleil du monde spirituel, lumière de l’esprit, aliment de l’ame, principe de tout ordre, de tout mouvement, de toute beauté. Est-ce là, dirai-je avec Platon, une unité vide et immobile ? « Mais quoi ! par Jupiter ! nous persuadera-t-on si facilement qu’en réalité, le mouvement, la vie, l’ame, l’intelligence, ne conviennent pas à l’être absolu ? que cet être ne vit ni ne pense, et qu’il demeure immobile, immuable, sans avoir part à l’auguste et sainte intelligence [3] ! » Voilà le Dieu légitime de la dialectique. Dira-t-on maintenant qu’avec cette méthode Platon n’a pas résolu tous les problèmes de la philosophie, qu’il ne s’est expliqué que d’une manière imparfaite, incertaine, sur le rapport de Dieu au monde ? J’en conviens. Dira-t-on aussi que cette même méthode dialectique, entre les mains d’esprits téméraires, peut conduire au mysticisme, au panthéisme, au fatalisme, à toutes les folies ? J’en conviens encore, et c’est, en effet, dans cet excès que s’est jetée l’école d’Alexandrie. Déjà Platon avait affaibli l’individualité et trop dédaigné l’expérience. Alexandrie, perdant toute mesure et ne gardant plus aucun souvenir de la sobriété socratique, atteint en trois pas, d’Ammonius à Plotin, de Plotin à Porphyre, et de Porphyre à Iamblique, jusqu’aux dernières extravagances d’un illuminisme sans frein. Aussi, tandis que le vrai platonisme s’était fait pour le salut du monde l’allié de la religion chrétienne, Alexandrie en devient la plus acharnée adversaire.

Cela devait être. Le Dieu de Platon et du christianisme est un Dieu profondément distinct du monde ; le Dieu d’Alexandrie et le monde ne font qu’un. Le Dieu de Platon et du christianisme devient fécond parce qu’il aime et parce qu’il veut être aimé ; le Dieu d’Alexandrie produit le monde comme la mer produit les nuages, comme le germe produit le fruit, comme un vase trop plein épanche une partie de son onde. Fait à l’image d’un Dieu libre, l’homme, pour Platon et pour le christianisme, marche librement à sa fin, sous l’œil de la Providence. L’homme et le Dieu d’Alexandrie obéissent à la loi de l’émanation, suivant laquelle les êtres se succèdent et se développent comme des ondes fugitives, ou, pour mieux dire, comme les anneaux d’airain d’une chaîne inflexible. Le Dieu de Platon et du christianisme, idéal de l’ame humaine, dénoue doucement les chaînes qui l’unissent au corps, et, purifiant son être sans altérer son individualité, lui ouvre dans son sein un asile éternel de contemplation et de bonheur. Cet idéal sacré ne suffit pas à Alexandrie : au lieu de délivrer l’ame, elle préfère l’anéantir ; son Dieu, qui, sans le vouloir, a produit l’humanité, l’absorbe comme il l’a exhalée, ou plutôt il n’y a ici ni Dieu ni humanité ; il y a un gouffre, et, sur ses bords, de vaines ombres qui, à peine sorties pour un rapide instant, n’ont rien de mieux à faire que de s’y abîmer sans retour.

Ainsi donc, autant le vrai platonisme est d’accord avec l’esprit chrétien, autant le faux platonisme lui est contraire. Voilà tout le secret des néo-platoniciens du XVIe siècle. La philosophie de Marsile Ficin, de Bruno, de Patrizzi, ce n’est pas la philosophie de Platon, c’est le platonisme panthéiste d’Alexandrie. Je n’entends pas dire que tous ces philosophes aient été au fond de leurs pensées, que tous aient eu conscience de l’opposition de leurs doctrines avec l’esprit du christianisme ; mais orthodoxes ou hérétiques, adversaires d’intention ou simplement de fait, tous tombent dans le même excès. Gémiste Pléthon, l’un des premiers Byzantins qui aient porté dans l’Occident les lettres grecques, prétend associer Platon et Zoroastre. Le fondateur de l’académie platonicienne de Florence, Marsile Ficin, est un chrétien sincère et plein de candeur. Seulement, entre Platon et Plotin son enthousiasme hésite, ou plutôt il ne les distingue pas, et, en les traduisant et les interprétant tous deux, il croit de bonne foi les concilier. Pic de la Mirandole marche sur ses traces, et, comme autrefois Philon, il applique à la cosmogonie de Moïse une exégèse mystique. Patrizzi est un esprit violent et déréglé qui, sous le nom de Platon et d’Hermès, donne carrière à ses folles rêveries. Mais voici dans l’école platonicienne deux graves personnages, deux princes de l’église, le cardinal Bessarion et le cardinal Nicolas de Cuss : sont-ce là des interprètes fidèles du Phédon et du Timée ? Non, ce sont des élèves d’Alexandrie mêlant et brouillant ensemble Platon, Aristote et Plotin. L’un voit la Trinité dans le Timée ; l’autre se forge aussi une Trinité fantastique dont l’unité plotinienne fait le fond et qu’il lègue, encore bien confuse, à Giordano Bruno.

Le trait commun de tous ces philosophes, c’est donc de substituer au vrai Platon, au Platon chrétien, le Platon défiguré, perverti, de l’école d’Alexandrie. Et c’est ce qui explique à merveille que le platonisme du XVIe siècle, frère de celui de Porphyre et de Julien, ait été, comme son aîné, un instrument d’opposition contre la religion chrétienne.

On peut maintenant : se faire une idée juste de la philosophie de la renaissance. Cette philosophie manque d’originalité. Son mérite est dans la fougue et la hardiesse de son opposition. Elle puise toutes ses idées à deux grandes sources, le péripatétisme et le platonisme ; mais, en substituant à l’Aristote orthodoxe et chrétien de la scholastique l’Aristote véritable, et en ramenant sur la scène le Platon mystique et panthéiste de l’école d’Alexandrie, elle tourne avec puissance et avec audace contre la philosophie de l’église les deux plus grandes forces intellectuelles et les deux noms les plus glorieux du passé.

 

II.

Au milieu de ce mouvement universel et fécond d’études historiques, où le goût de notre siècle entraîne les esprits, et qui a ramené tour à tour à la lumière les principales époques de la pensée humaine, restitué tant d’antiques systèmes, ranimé tant de souvenirs, remué tant d’idées, labouré enfin en des sens si divers le champ du passé, on peut remarquer que la philosophie du XVe et du XVIe siècle a été presque entièrement négligée. Autant la littérature de la renaissance est aujourd’hui bien connue, grace aux belles esquisses de M. Saint-Marc Girardin, de M. Chasles, et au tableau achevé qu’en a tracé depuis M. Sainte-Beuve, autant est restée dans l’ombre la philosophie de cette époque. Il ne faut ni s’en étonner ni même s’en plaindre. L’antiquité, les temps modernes, méritaient d’attirer les premiers regards de l’histoire par l’originalité de leurs idées et l’incomparable beauté de leurs monumens. Le moyen-âge a eu ensuite son tour, et il le méritait, car lui aussi a son caractère propre et ses durables créations. La renaissance n’est venue et ne devait venir que la dernière : c’est une époque de transition, et, par cela même, elle n’a pas de physionomie bien distincte, et n’a pu marquer ses créations intellectuelles d’une empreinte simple, forte, indélébile. Ce n’est plus la nuit du moyen-âge, ce n’est pas encore le plein jour des temps modernes : c’est une lumière mêlée de ténèbres, une agitation prodigieuse, mais sans règle, une aspiration immense, mais vers un but ignoré. De là des œuvres plus bizarres qu’originales, où le génie ne brille que par éclairs, où l’imagination anime et altère à la fois une érudition sans critique, et qui n’ont ni la régularité imposante du siècle de saint Thomas ni la liberté réglée du siècle de Descartes et de Bossuet.

Si la vraie originalité et la vraie grandeur manquent aux monumens philosophiques de la renaissance, on peut dire, avec M. Cousin [4], que les hommes de ce temps valent mieux que leurs ouvrages. Ces hommes sont des martyrs. La règle a manqué, il est vrai, à leur esprit, mais la foi et la force n’ont jamais fait défaut dans leur ame ; ils n’ont pas connu l’usage vrai de la liberté, mais ils ont su combattre, souffrir et mourir pour elle. En lisant leurs écrits, il est bien difficile de ne pas être sévère pour quelques-unes de leurs doctrines. Quand on les suit au fond des cachots et sur les bûchers, on ne peut que les plaindre, les admirer et les absoudre. Quelle tragédie que la vie et la mort des plus grands esprits du XVIe siècle ! L’un, condamné au feu par ce parlement auquel s’attache le nom de Calas, marche au supplice d’un pas ferme et ne pousse un cri de douleur que lorsque sa langue est arrachée par les tenailles du bourreau ; l’autre lutte vingt-sept ans dans les fers, livré sept fois à des tortures effroyables ; un troisième est massacré dans la nuit de la Saint-Barthélemy, et d’ingrats écoliers, ameutés par le fanatisme, mutilent et déshonorent son cadavre ; un autre enfin, hardi et courageux entre tous, précède Galilée dans les prisons de l’inquisition romaine, et, après huit ans de souffrances qui n’ont pu ébranler son courage, il est livré aux flammes au sein de cette Rome qui autrefois écoutait Lucrèce, applaudissait Cicéron, honorait Plotin.

C’est à l’honneur de cette dernière victime qu’un jeune écrivain vient de consacrer le premier essai de son talent [5]. Disons sans hésiter que l’ouvrage de M. Bartholmess sur Giordano Bruno est un travail plein de savoir et de mérite ; ajoutons que, s’il est déjà très précieux par tout ce qu’il nous donne, il l’est plus encore par tout ce qu’il nous promet. Si j’avais un idéal à proposer à M. Bartholmess, ou, comme dirait un homme du XVIe siècle, si j’avais à tirer son horoscope, je lui dirais qu’il est destiné à devenir l’historien de la philosophie de la renaissance. Le XVIe siècle est un siècle d’érudition, et M. Bartholmess est avant tout un érudit. L’érudition, une érudition universelle et sans bornes, voilà son goût, son talent, sa muse, quelquefois son mauvais génie. L’histoire de la philosophie de la renaissance demande, outre la connaissance des deux grandes langues de l’antiquité, celle de la langue et de la littérature de l’Italie, de l’Angleterre, de l’Allemagne. M. Bartholmess sait le latin, il n’ignore pas le grec ; il manie avec aisance l’italien, l’anglais, l’allemand, l’espagnol, le hollandais ; il sait même, je crois, un peu d’hébreu ; du moins il en cite, et je désire qu’il soit en effet bon hébraïsant pour mieux nous faire connaître une époque où les idées cabalistiques ont joué un grand rôle.

Deux grandes qualités, nécessaires à tout historien de la philosophie, sont particulièrement essentielles à un historien du XVIe siècle : d’abord, un esprit assez libre, assez souple, assez pénétrant pour comprendre les tentatives les plus hardies et même les plus déréglées de l’esprit humain ; puis une critique assez ferme pour résister à la séduction des faux systèmes et pour les dominer en les expliquant. L’auteur de Jordano Bruno possède la première de ces qualités à un degré notable ; il n’est pas dépourvu de la seconde. M. Bartholmess est une intelligence ouverte, sympathique, bienveillante, je dirais volontiers aimable et même caressante ; mais en même temps il a des principes trop fermes pour manquer absolument de critique, pour rendre sa sympathie banale en la prodiguant, pour rester indifférent entre le bien et le mal, entre l’erreur et la vérité. Il est d’une école très compréhensive, mais très décidée, et inébranlablement attachée à la cause du spiritualisme. Cette impartialité sans faiblesse est le véritable esprit de l’histoire. Que M. Bartholmess s’en pénètre de plus en plus ; qu’il affermisse encore sa critique ; qu’il concentre de plus en plus son érudition qu’il lui donne en profondeur ce qu’elle a déjà en surface ; qu’il préfère une idée juste à une anecdote, un bon raisonnement à une citation, le mouvement aisé, la lumière égale d’une composition simple et forte au scintillement éblouissant d’une science de détail, aux mille épisodes, aux mille sentiers tortueux et quelquefois épineux où s’égare l’érudition ; en deux mots, que M. Bartholmess gouverne ses immenses lectures au lieu d’en être gouverné, et il a une belle place à prendre parmi les historiens de la philosophie.

Arrêtons-nous avec lui sur l’homme en qui le génie de la renaissance se produit avec le plus d’éclat. Giordano Bruno est généralement regardé aujourd’hui comme le grand métaphysicien du XVIe siècle. En Allemagne, depuis ces quarante dernières années, l’admiration qu’il a excitée s’est exaltée jusqu’à l’enthousiasme. Jacobi a donné le signal. C’est une des contradictions de cet esprit bizarre, à la fois sceptique et romanesque, négatif et sentimental, d’avoir choisi parmi les philosophes, pour l’objet de ses prédilections, deux panthéistes, Bruno et Spinoza. M. Schelling a rendu au philosophe napolitain l’hommage dont autrefois Platon honora Timée, en mettant dans sa bouche ses théories les plus hardies et les plus brillantes. Moins complaisant que M. Schelling pour le panthéisme exalté de Jordano Bruno, Hegel respecte en lui le précurseur de l’idéalisme. L’Allemagne a ses raisons pour tant célébrer Spinoza et Bruno ; en les glorifiant, c’est elle-même qu’elle glorifie, car elle salue en tous deux l’avènement d’une idée qu’elle s’honore d’avoir pour jamais acquise à la science, l’idée de l’universelle identité. Et c’est en effet Bruno qui, le premier, a jeté cette idée dans le monde avec l’imagination d’un poète et le courage fanatique d’un sectaire. C’est cette idée qui, au sein même du cloître, apparaît de bonne heure à ce fougueux jeune homme. Elle l’enflamme, elle le possède. Du couvent, elle le jette dans le siècle ; elle l’entraîne sur tous les champs de bataille de la philosophie européenne ; elle le met aux prises avec les théologiens de la Sorbonne, les docteurs d’Oxford, les réformés de Wittenberg ; elle anime et colore de ses reflets ses dialogues, ses poèmes, ses comédies. Elle le conduit enfin sous les plombs de Venise, et remplit son ame de sérénité jusque sur le bûcher du champ de Flore. Cette persévérance dans la même idée, cette audace à la proclamer, cette ferveur à la répandre, cette fermeté à la soutenir jusqu’à la mort, voilà ce qui donne à Bruno une physionomie distincte. Parmi ces amans de l’antiquité, presque seul il conserve une certaine indépendance ; parmi ces esprits ardens et confus, c’est celui qui s’entend le mieux avec lui-même, quoiqu’il ne s’entende pas toujours ; c’est lui, enfin, qui, entre tous ces novateurs turbulens, sait le mieux pourquoi il combat à la fois la scholastique, Aristote et l’église.

Sans partager l’engouement de l’Allemagne pour un génie incomplet, il faut donc reconnaître qu’à plusieurs titres, comme le plus indépendant des néo-platoniciens, comme le plus audacieux des adversaires de la scholastique, comme père de l’école panthéiste qui a produit Spinoza, Schelling et Hegel, enfin comme serviteur dévoué et martyr héroïque de la philosophie et de la liberté, Giordano Bruno a une grande place dans le XVIe siècle, et offre un sujet très intéressant d’études à la philosophie du nôtre.

L’Allemagne a plus vanté Bruno qu’elle ne l’a fait connaître. Brucker, qui raconte savamment sa vie, n’entend pas sa doctrine ; Tennemann la dédaigne, en bon kantien qu’il est. Moins exclusif, un autre disciple de Kant, Buhle, expose longuement et pesamment des idées dont il ne paraît pas avoir le secret. Les écrits de Bruno ont une réputation d’obscurité assez bien méritée, et de plus quelques-uns sont fort rares ; il suffit de citer la Cabala del Cavallo Pegaso, qui coûta si cher au duc de La Vallière, et le fameux Spaccio de la bestia trionfante, bonheur ou désespoir des bibliophiles. M. Wagner est venu enfin nous donner la collection complètes des écrits italiens de Bruno ; mais les écrits latins, surtout le De triplici Minimo et le De Monade, ont aussi leur importance, et M. Gfloerer, qui les avait tous promis, nous rendrait un grand service s’il tenait parole. M. Bartholmess a profité de tous ces travaux [6], et il y a considérablement ajouté. Dans une vie de Bruno très étendue et très complète, l’auteur débrouille et même éclaire d’un jour nouveau quelques particularités de cette existence orageuse et mobile. Viennent ensuite des extraits abondans des écrits du philosophe napolitain. L’ouvrage se termine par une exposition générale et par une sage appréciation de la philosophie de Bruno. Voilà de grandes richesses. Profitons-en pour mettre en lumière les traits les plus saillans du caractère de Bruno et les lignes principales de sa philosophie.

 

III.

Giordano Bruno naquit à Nola, près de Naples, en 1550, dix ans après la mort de Kopernic, dont il devait recueillir et cultiver l’héritage, dix ans avant la naissance de Bacon, à qui il devait léguer le sien. La destinée, qui plaça son berceau au pied du Vésuve et le fit grandir sous un ciel de feu, lui avait donné une ame ardente, impétueuse, une inquiète et mobile imagination. Il arrive aux caractères de cette trempe de se croire destinés aux austérités du cloître, aux recueillemens de la solitude : Bruno prit l’habit de dominicain. Vingt ans après, un autre enfant de l’Italie, Campanella, dupe d’une pareille illusion, emprisonnait aussi sous le froc les ardeurs et les bouillonnemens de son génie. L’historien de l’ordre de Saint-Dominique, Échart, a nié que Bruno ait jamais été un des siens. La seule raison qu’en donne ce savant homme, c’est que, si Bruno eût été une fois dominicain, il n’eût jamais cessé de l’être et fût resté bon catholique. Adorable naïveté, qui croit l’éducation plus forte que l’esprit du siècle ! Qu’eût dit l’honnête Échart, s’il eût vu Voltaire sortir, après Descartes, des mains des jésuites ? En tout temps, même ironie de la destinée : du XIVe siècle au XVIe, la même terre, le même ordre, ont porté saint Thomas et Giordano Bruno. Que va devenir au cloître notre jeune Napolitain ? Beau, spirituel, éloquent, nourri de poésie, avide de gloire, affamé de bruit, les triomphes et les orages du siècle l’appellent. La règle du couvent, et plus encore la règle de la foi, sont un insupportable joug à son indocilité. A peine a-t-il revêtu l’habit monastique, il n’est déjà plus chrétien. Ses questions hardies, ses doutes illimités sur la virginité de Marie, sur le mystère de la trans-substantiation, inquiètent et irritent ses supérieurs. D’un seul bond, cet esprit extrême s’est élancé de la foi d’un moine catholique aux dernières limites du scepticisme. Je crois voir Spinoza, élevé sous l’aile des rabbins, leur échapper tout à coup, et passer sans transition du culte de la synagogue à la religion sans autel des libres penseurs. Ce n’est point en effet à telle ou telle pratique, à, telle ou telle institution que s’attaque le doute du moine dominicain. Il va droit au dogme essentiel, l’eucharistie, et le nie radicalement. Luther s’était borné à transformer le mystère eucharistique, croyant de bonne foi le ramener à sa pureté primitive. Bruno attaque la forme et le fond, car il nie la divinité de Jésus-Christ, base de l’eucharistie, et de tout vrai christianisme. C’est que le souffle qui de bonne heure a passé sur l’ame de Bruno, ce n’est pas celui de la religieuse et mystique Allemagne, c’est le souffle sec et brûlant de l’incrédulité italienne. Où est la foi chrétienne en Italie au XVIe siècle ? Est-ce dans ces savantes écoles de Florence et de Padoue, de Cozence et de Rome, autour desquelles se groupent les hardis explorateurs de la nature, les adorateurs fanatiques de l’antiquité, ces ingénieux Lincei, ces académiciens de la Cruscaet de Segreti ? Est-ce au sein de ce bas clergé, livré au plus scandaleux dérèglement et à la plus profonde ignorance, ou parmi ces hauts prélats, éclairés et amollis à la fois par la richesse, les arts, le culte des lettres antiques ? Est-ce parmi ces cardinaux qui délaissent la Bible pour Cicéron et attestent les dieux immortels sous les voûtes du Vatican ? Non ; la foi, dans l’Italie du XVIe siècle, n’est nulle part, pas même sur la chaise de saint Pierre. Il y a de savans théologiens, de profonds canonistes, un Baronius, un Bellarmin ; il y a des artistes dont l’imagination s’est éprise des types chrétiens. On bâtit Saint-Pierre de Rome, et l’on peint la chapelle Sixtine. On fait des Vierges adorables ; mais on n’a pas la foi du Giotto et de Cimabuë ; on donne à la religion ses pinceaux, et son ame à la Fornarina. Jamais au surplus l’inquisition romaine n’a été plus vigilante et plus cruelle : on emprisonne, on torture, on brûle les hérétiques ; mais on est soi-même plus qu’hérétique, car on est loin de la foi naïve et réglée du moyen-âge, et l’on n’a pas davantage la foi libre de Luther et de Calvin.

C’est cet esprit universel de doute et d’incrédulité qui s’empare de Bruno ; il y joint un besoin profond de croire, une soif insatiable de nouveautés et de découvertes, le pressentiment confus et l’enthousiasme de l’avenir. Agité d’une inquiétude infinie, il commence sa vie errante et aventureuse. De Naples, il court à Gênes, à Nice, à Milan, à Venise. Partout il intéresse, il inquiète, il étonne ; partout il appelle et brave les tempêtes. Chassé de ville en ville, il se décide, à trente ans, à quitter l’Italie, où il n’aurait jamais dû revenir, pour aller répandre dans toute l’Europe la fièvre d’opposition et d’innovation dont il est consumé.

A-t-il un but, et quel est-il ? Bruno n’aspire point à un rôle politique. Il sent instinctivement ce qu’un calcul profond inspira depuis à Voltaire : c’est qu’il faut un point d’appui dans les forces temporelles pour attaquer plus sûrement les spirituelles, et il concentre son activité dans le domaine des idées. Sur ce terrain, il ne respecte aucune autorité, et marche audacieusement à une révolution générale. Quelles étaient alors les grandes puissances intellectuelles ? L’école, l’église, la religion chrétienne. Bruno attaque tout cela à la fois. Ce qui dominait dans l’école et dans l’église, c’était la logique et la physique d’Aristote, avec l’astronomie de Ptolémée, étroitement associées au dogme chrétien. A la logique d’Aristote Bruno en substitue une nouvelle, dont ilemprunte le germe à Raymond Lulle ; à l’astronomie de Ptolémée, il oppose celle de Kopernic et de Pythagore ; à la physique d’Aristote, à son monde fini, à son ciel incorruptible, il oppose l’idée d’un monde infini, livré à une évolution universelle et éternelle ; à la religion chrétienne, religion de la grace et de l’esprit, il oppose la religion de la nature, expliquant le surnaturel par la physique, et ne voyant dans les religions qu’un amas de superstitions et de symboles. La logique rajeunie de Lulle, l’astronomie de Kopernic, un panthéisme où Parménide, Platon, Plotin et Nicolas de Cuss ont chacun leur part, voilà le bagage qu’emporte Bruno, quand il quitte le cloître, la patrie, l’église, pour entreprendre sa croisade européenne, pour aller, sans autre appui que son audace, déclarer la guerre à toutes les autorités établies, défier tous les pouvoirs spirituels, braver les foudres de l’école et de l’église.

Aussi sa course est d’une rapidité prodigieuse. Il n’évite un orage qu’en courant en exciter un nouveau. Il semble choisir de préférence les pays où l’autorité la plus ombrageuse domine, où les périls sont l


Date: 2014-12-21; view: 783


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