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Première Partie 14 page


Le patron, à qui il communiqua la lettre de la jeune femme, donna en grognant son autorisation. Il répétait :

 

 

« Mais revenez vite, vous nous êtes indispensable. »

 

 

Georges Duroy partit pour Cannes le lendemain par le rapide de sept heures, après avoir prévenu le ménage de Marelle par un télégramme.

 

 

Il arriva, le jour suivant, vers quatre heures du soir.

 

 

Un commissionnaire le guida vers la villa Jolie, bâtie à mi- côte, dans cette forêt de sapins peuplée de maisons blanches, qui va du Cannet au golfe Juan.

 

 

La maison était petite, basse, de style italien, au bord de la route qui monte en zigzag à travers les arbres, montrant à chaque détour d’admirables points de vue.

 

 

Le domestique ouvrit la porte et s’écria :

 

 

« Oh ! monsieur, madame vous attend avec bien de l’impatience. »

 

 

Duroy demanda :

 

 

« Comment va votre maître ?

 

 

– Oh ! pas bien, monsieur. Il n’en a pas pour longtemps. »

 

 

Le salon où le jeune homme entra était tendu de perse rose à dessins bleus. La fenêtre, large et haute, donnait sur la ville et sur la mer.

 

 

Duroy murmurait : « Bigre, c’est chic ici comme maison de campagne. Où diable prennent-ils tout cet argent-là ? »


 

Un bruit de robe le fit se retourner.

 

 

Mme Forestier lui tendait les deux mains : « Comme vous êtes gentil, comme c’est gentil d’être venu ! » Et brusquement elle l’embrassa. Puis ils se regardèrent.

 

 

Elle était un peu pâlie, un peu maigrie, mais toujours fraîche, et peut-être plus jolie encore avec son air plus délicat. Elle murmura :

 

 

« Il est terrible, voyez-vous, il se sait perdu et il me tyrannise atrocement. Je lui ai annoncé votre arrivée. Mais où est votre malle ? »

 

 

Duroy répondit :

 

 

« Je l’ai laissée au chemin de fer, ne sachant pas dans quel hôtel vous me conseilleriez de descendre pour être près de vous. »

 

 

Elle hésita, puis reprit :

 

 

« Vous descendrez ici, dans la villa. Votre chambre est prête, du reste. Il peut mourir d’un moment à l’autre, et si cela arrivait la nuit, je serais seule. J’enverrai chercher votre bagage. »

 

 

Il s’inclina :

 

 

« Comme vous voudrez.

 

 

– Maintenant, montons », dit-elle,

 

 

Il la suivit. Elle ouvrit une porte au premier étage, et Duroy aperçut auprès d’une fenêtre, assis dans un fauteuil et enroulé dans des couvertures, livide sous la clarté rouge du soleil


couchant, une espèce de cadavre qui le regardait. Il le reconnaissait à peine ; il devina plutôt que c’était son ami.



 

 

On sentait dans cette chambre la fièvre, la tisane, l’éther, le goudron, cette odeur innommable et lourde des appartements où respire un poitrinaire.

 

 

Forestier souleva sa main d’un geste pénible et lent.

« Te voilà, dit-il, tu viens me voir mourir. Je te remercie. » Duroy affecta de rire : « Te voir mourir ! ce ne serait pas un

spectacle amusant, et je ne choisirais point cette occasion-là pour visiter Cannes. Je viens te dire bonjour et me reposer un peu. »

 

 

L’autre murmura : « Assieds-toi », et il baissa la tête comme enfoncé en des méditations désespérées.

 

 

Il respirait d’une façon rapide, essoufflée, et parfois poussait une sorte de gémissement, comme s’il eût voulu rappeler aux autres combien il était malade.

 

 

Voyant qu’il ne parlait point, sa femme vint s’appuyer à la fenêtre et elle dit en montrant l’horizon d’un coup de tête :

« Regardez cela ! Est-ce beau ? »

 

 

En face d’eux, la côte semée de villas descendait jusqu’à la ville qui était couchée le long du rivage en demi-cercle, avec sa tête à droite vers la jetée que dominait la vieille cité surmontée d’un vieux beffroi, et ses pieds à gauche à la pointe de la Croisette, en face des îles de Lérins. Elles avaient l’air, ces îles, de deux taches vertes, dans l’eau toute bleue. On eût dit qu’elles flottaient comme deux feuilles immenses, tant elles semblaient plates de là- haut.


Et, tout au loin, fermant l’horizon de l’autre côté du golfe, au- dessus de la jetée et du beffroi, une longue suite de montagnes bleuâtres dessinait sur un ciel éclatant une ligne bizarre et charmante de sommets tantôt arrondis, tantôt crochus, tantôt pointus, et qui finissait par un grand mont en pyramide plongeant son pied dans la pleine mer.

 

 

Mme Forestier l’indiqua : « C’est l’Estérel. »

 

 

L’espace derrière les cimes sombres était rouge, d’un rouge sanglant et doré que l’œil ne pouvait soutenir.

 

 

Duroy subissait malgré lui la majesté de cette fin du jour.

 

 

Il murmura, ne trouvant point d’autre terme assez imagé pour exprimer son admiration :

 

 

« Oh ! oui, c’est épatant, ça ! »

 

 

Forestier releva la tête vers sa femme et demanda :

 

 

« Donne-moi un peu d’air. » Elle répondit :

« Prends garde, il est tard, le soleil se couche, tu vas encore attraper froid, et tu sais que ça ne te vaut rien dans ton état de santé. »

 

 

Il fit de la main droite un geste fébrile et faible qui aurait voulu être un coup de poing et il murmura avec une grimace de colère, une grimace de mourant qui montrait la minceur des lèvres, la maigreur des joues et la saillie de tous les os :

 

 

« Je te dis que j’étouffe. Qu’est-ce que ça te fait que je meure un jour plus tôt ou un jour plus tard, puisque je suis foutu… »


 

Elle ouvrit toute grande la fenêtre.

 

 

Le souffle qui entra les surprit tous les trois comme une caresse. C’était une brise molle, tiède, paisible, une brise de printemps nourrie déjà par les parfums des arbustes et des fleurs capiteuses qui poussent sur cette côte. On y distinguait un goût puissant de résine et l’âcre saveur des eucalyptus.

 

 

Forestier la buvait d’une haleine courte et fiévreuse. Il crispa les ongles de ses mains sur les bras de son fauteuil, et dit d’une voix basse, sifflante, rageuse :

 

 

« Ferme la fenêtre. Cela me fait mal. J’aimerais mieux crever dans une cave. »

 

 

Et sa femme ferma la fenêtre lentement, puis elle regarda au loin, le front contre la vitre.

 

 

Duroy, mal à l’aise, aurait voulu causer avec le malade, le rassurer.

 

 

Mais il n’imaginait rien de propre à le réconforter. Il balbutia :

« Alors ça ne va pas mieux depuis que tu es ici ? »

 

 

L’autre haussa les épaules avec une impatience accablée :

« Tu le vois bien. » Et il baissa de nouveau la tête.

 

 

Duroy reprit :

 

 

« Sacristi, il fait rudement bon ici, comparativement à Paris. Là-bas on est encore en plein hiver. Il neige, il grêle, il pleut, et il


fait sombre à allumer les lampes dès trois heures de l’après- midi. »

 

 

Forestier demanda :

 

 

« Rien de nouveau au journal ?

 

 

– Rien de nouveau. On a pris pour te remplacer le petit Lacrin qui sort du Voltaire ; mais il n’est pas mûr. Il est temps que tu reviennes ! »

 

 

Le malade balbutia :

 

 

« Moi ? J’irai faire de la chronique à six pieds sous terre maintenant. »

 

 

L’idée fixe revenait comme un coup de cloche à propos de tout, reparaissait sans cesse dans chaque pensée, dans chaque phrase.

 

 

Il y eut un long silence ; un silence douloureux et profond. L’ardeur du couchant se calmait lentement ; et les montagnes devenaient noires sur le ciel rouge qui s’assombrissait. Une ombre colorée, un commencement de nuit qui gardait des lueurs de brasier mourant, entrait dans la chambre, semblait teindre les meubles, les murs, les tentures, les coins avec des tons mêlés d’encre et de pourpre. La glace de la cheminée, reflétant l’horizon, avait l’air d’une plaque de sang.

 

 

Mme Forestier ne remuait point, toujours debout, le dos à l’appartement, le visage contre le carreau.

 

 

Et Forestier se mit à parler d’une voix saccadée, essoufflée, déchirante à entendre :


« Combien est-ce que j’en verrai encore, de couchers de soleil ?… huit… dix… quinze ou vingt… peut-être trente, pas plus… Vous avez du temps, vous autres… moi, c’est fini… Et ça continuera… après moi, comme si j’étais là… »

 

 

Il demeura muet quelques minutes, puis reprit :

 

 

« Tout ce que je vois me rappelle que je ne le verrai plus dans quelques jours… C’est horrible… je ne verrai plus rien… rien de ce qui existe… les plus petits objets qu’on manie… les verres… les assiettes… les lits où l’on se repose si bien… les voitures. C’est bon de se promener en voiture, le soir… Comme j’aimais tout çà. »

 

 

Il faisait avec les doigts de chaque main un mouvement nerveux et léger, comme s’il eût joué du piano sur les deux bras de son siège. Et chacun de ses silences était plus pénible que ses paroles, tant on sentait qu’il devait penser à d’épouvantables choses.

 

 

Et Duroy tout à coup se rappela ce que lui disait Norbert de

Varenne, quelques semaines auparavant :

 

 

« Moi, maintenant, je vois la mort de si près que j’ai souvent envie d’étendre le bras pour la repousser… Je la découvre partout. Les petites bêtes écrasées sur les routes, les feuilles qui tombent, le poil blanc aperçu dans la barbe d’un ami, me ravagent le cœur et me crient : La voilà ! »

 

 

Il n’avait pas compris, ce jour-là, maintenant il comprenait en regardant Forestier. Et une angoisse inconnue, atroce, entrait en lui, comme s’il eût senti tout près, sur ce fauteuil où haletait cet homme, la hideuse mort à portée de sa main. Il avait envie de se lever, de s’en aller, de se sauver, de retourner à Paris tout de suite ! Oh ! s’il avait su, il ne serait pas venu.

 

 

La nuit maintenant s’était répandue dans la chambre comme un deuil hâtif qui serait tombé sur ce moribond. Seule la fenêtre


restait visible encore, dessinant, dans son carré plus clair, la silhouette immobile de la jeune femme.

 

 

Et Forestier demanda avec irritation :

 

 

« Eh bien, on n’apporte pas la lampe aujourd’hui ? Voilà ce qu’on appelle soigner un malade. »

 

 

L’ombre du corps qui se découpait sur les carreaux disparut, et on entendit tinter un timbre électrique dans la maison sonore.

 

 

Un domestique entra bientôt qui posa une lampe sur la cheminée. Mme Forestier dit à son mari :

 

 

« Veux-tu te coucher, ou descendras-tu pour dîner ? » Il murmura :

« Je descendrai. »

 

 

Et l’attente du repas les fit demeurer encore près d’une heure immobiles, tous les trois, prononçant seulement parfois un mot, un mot quelconque, inutile, banal, comme s’il y eût du danger, un danger mystérieux, à laisser durer trop longtemps ce silence, à laisser se figer l’air muet de cette chambre, de cette chambre où rôdait la mort.

 

 

Enfin le dîner fut annoncé. Il sembla long à Duroy, interminable. Ils ne parlaient pas, ils mangeaient sans bruit, puis émiettaient du pain du bout des doigts. Et le domestique faisait le service, marchait, allait et venait sans qu’on entendit ses pieds, car le bruit des semelles irritant Charles, l’homme était chaussé de savates. Seul le tic-tac dur d’une horloge de bois troublait le calme des murs de son mouvement mécanique et régulier.


Dès qu’on eut fini de manger, Duroy, sous prétexte de fatigue, se retira dans sa chambre, et, accoudé à sa fenêtre, il regardait la pleine lune au milieu du ciel, comme un globe de lampe énorme, jeter sur les murs blancs des villas sa clarté sèche et voilée, et semer sur la mer une sorte d’écaille de lumière mouvante et douce. Et il cherchait une raison pour s’en aller bien vite, inventant des ruses, des télégrammes qu’il allait recevoir, un appel de M. Walter.

 

 

Mais ses résolutions de fuite lui parurent plus difficiles à réaliser, en s’éveillant le lendemain. Mme Forestier ne se laisserait point prendre à ses adresses, et il perdrait par sa couardise tout le bénéfice de son dévouement. Il se dit : « Bah ! c’est embêtant ; eh bien, tant pis, il y a des passes désagréables dans la vie ; et puis, ça ne sera peut-être pas long. »

 

 

Il faisait un temps bleu, de ce bleu du Midi qui vous emplit le cœur de joie ; et Duroy descendit jusqu’à la mer, trouvant qu’il serait assez tôt de voir Forestier dans la journée.

 

 

Quand il rentra pour déjeuner, le domestique lui dit :

 

 

« Monsieur a déjà demandé monsieur deux ou trois fois. Si monsieur veut monter chez monsieur. » Il monta. Forestier semblait dormir dans un fauteuil. Sa femme lisait, allongée sur le canapé.

 

 

Le malade releva la tête. Duroy demanda :

 

 

« Eh bien, comment vas-tu ? Tu m’as l’air gaillard ce matin. » L’autre murmura :

« Oui, ça va mieux, j’ai repris des forces. Déjeune bien vite

avec Madeleine, parce que nous allons faire un tour en voiture. »


La jeune femme, dès qu’elle fut seule avec Duroy, lui dit :

 

 

« Voilà ! aujourd’hui il se croit sauvé. Il fait des projets depuis le matin. Nous allons tout à l’heure au golfe Juan acheter des faïences pour notre appartement de Paris. Il veut sortir à toute force, mais j’ai horriblement peur d’un accident. Il ne pourra pas supporter les secousses de la route. »

 

 

Quand le landau fut arrivé, Forestier descendit l’escalier pas à pas, soutenu par son domestique. Mais dès qu’il aperçut la voiture, il voulut qu’on la découvrît.

 

 

Sa femme résistait :

 

 

« Tu vas prendre froid. C’est de la folie. » Il s’obstina :

« Non, je vais beaucoup mieux. Je le sens bien. »

 

 

On passa d’abord dans ces chemins ombreux qui vont toujours entre deux jardins et qui font de Cannes une sorte de parc anglais, puis on gagna la route d’Antibes, le long de la mer.

 

 

Forestier expliquait le pays. Il avait indiqué d’abord la villa du comte de Paris. Il en nommait d’autres. Il était gai, d’une gaieté voulue, factice et débile de condamné. Il levait le doigt, n’ayant point la force de tendre le bras.

 

 

« Tiens, voici l’île Sainte-Marguerite et le château dont Bazaine s’est évadé. Nous en a-t-on donné à garder avec cette affaire-là ! »

 

 

Puis il eut des souvenirs de régiment ; il nomma des officiers qui leur rappelaient des histoires. Mais, tout à coup, la route


ayant tourné, on découvrit le golfe Juan tout entier avec son village blanc dans le fond et la pointe d’Antibes à l’autre bout.

 

 

Et Forestier, saisi soudain d’une joie enfantine, balbutia :

 

 

« Ah ! l’escadre, tu vas voir l’escadre ! »

 

 

Au milieu de la vaste baie, on apercevait, en effet, une demi- douzaine de gros navires qui ressemblaient à des rochers couverts de ramures. Ils étaient bizarres, difformes, énormes, avec des excroissances, des tours, des éperons s’enfonçant dans l’eau comme pour aller prendre racine sous la mer.

 

 

On ne comprenait pas que cela pût se déplacer, remuer, tant ils semblaient lourds et attachés au fond. Une batterie flottante, ronde, haute, en forme d’observatoire, ressemblait à ces phares qu’on bâtit sur des. écueils.

 

 

Et un grand trois-mâts passait auprès d’eux pour gagner le large, toutes ses voiles déployées, blanches et joyeuses. Il était gracieux et joli auprès des monstres de guerre, des monstres de fer, des vilains monstres accroupis sur l’eau.

 

 

Forestier s’efforçait de les reconnaître. Il nommait : « Le Colbert, Le Suffren, L’Amiral-Duperré, Le Redoutable, La Dévastation », puis il reprenait : « Non, je me trompe, c’est celui- là La Dévastation. »

 

 

Ils arrivèrent devant une sorte de grand pavillon où on lisait :

« Faïences d’art du golfe Juan », et la voiture ayant tourné autour d’un gazon s’arrêta devant la porte.

 

 

Forestier voulait acheter deux vases pour les poser sur sa bibliothèque. Comme il ne pouvait guère descendre de voiture, on lui apportait les modèles l’un après l’autre. Il fut longtemps à choisir, consultant sa femme et Duroy :


 

« Tu sais, c’est pour le meuble au fond de mon cabinet. De mon fauteuil, j’ai cela sous les yeux tout le temps. Je tiens à une forme ancienne, à une forme grecque. »

 

 

Il examinait les échantillons, s’en faisait apporter d’autres, reprenait les premiers. Enfin, il se décida ; et ayant payé, il exigea que l’expédition fût faite tout de suite.

 

 

« Je retourne à Paris dans quelques jours », disait-il.

 

 

Ils revinrent, mais, le long du golfe, un courant d’air froid les frappa soudain glissé dans le pli d’un vallon, et le malade se mit à tousser.

 

 

Ce ne fut rien d’abord, une petite crise ; mais elle grandit, devint une quinte ininterrompue, puis une sorte de hoquet, un râle.

 

 

Forestier suffoquait, et chaque fois qu’il voulait respirer la toux lui déchirait la gorge, sortie du fond de sa poitrine. Rien ne la calmait, rien ne l’apaisait. Il fallut le porter du landau dans sa chambre, et Duroy, qui lui tenait les jambes, sentait les secousses de ses pieds, à chaque convulsion de ses poumons.

 

 

La chaleur du lit n’arrêta point l’accès qui dura jusqu’à minuit ; puis les narcotiques, enfin, engourdirent les spasmes mortels de la toux. Et le malade demeura jusqu’au jour, assis dans son lit, les yeux ouverts.

 

 

Les premières paroles qu’il prononça furent pour demander le barbier, car il tenait à être rasé chaque matin. Il se leva pour cette opération de toilette ; mais il fallut le recoucher aussitôt, et il se mit à respirer d’une façon si courte, si dure, si pénible, que Mme Forestier, épouvantée, fit réveiller Duroy, qui venait de se coucher, pour le prier d’aller chercher le médecin.


Il ramena presque immédiatement le docteur Gavaut qui prescrivit un breuvage et donna quelques conseils ; mais comme le journaliste le reconduisait pour lui demander son avis :

 

 

« C’est l’agonie, dit-il. Il sera mort demain matin. Prévenez cette pauvre jeune femme et envoyez chercher un prêtre. Moi, je n’ai plus rien à faire. Je me tiens cependant entièrement à votre disposition. »

 

 

Duroy fit appeler Mme Forestier :

 

 

« Il va mourir. Le docteur conseille d’envoyer chercher un prêtre. Que voulez-vous faire ? »

 

 

Elle hésita longtemps, puis, d’une voix lente, ayant tout calculé :

 

 

« Oui, ça vaut mieux… sous bien des rapports… Je vais le préparer, lui dire que le curé désire le voir… Je ne sais quoi, enfin. Vous seriez bien gentil, vous, d’aller m’en chercher un, un curé, et de le choisir. Prenez-en un qui ne nous fasse pas trop de simagrées. Tâchez qu’il se contente de la confession, et nous tienne quittes du reste. »

 

 

Le jeune homme ramena un vieil ecclésiastique complaisant qui se prêtait à la situation. Dès qu’il fut entré chez l’agonisant, Mme Forestier sortit, et s’assit, avec Duroy, dans la pièce voisine.

 

 

« Ça l’a bouleversé, dit-elle. Quand j’ai parlé d’un prêtre, sa figure a pris une expression épouvantable comme… comme s’il avait senti… senti… un souffle… vous savez… Il a compris que c’était fini, enfin, et qu’il fallait compter les heures… »

 

 

Elle était fort pâle. Elle reprit :


« Je n’oublierai jamais l’expression de son visage. Certes, il a vu la mort à ce moment-là. Il l’a vue… »

 

 

Ils entendaient le prêtre, qui parlait un peu haut, étant un peu sourd, et qui disait :

 

 

« Mais non, mais non, vous n’êtes pas si bas que ça. Vous êtes malade, mais nullement en danger. Et la preuve c’est que je viens en ami, en voisin. »

 

 

Ils ne distinguèrent pas ce que répondit Forestier. Le vieillard reprit :

 

 

« Non, je ne vous ferai pas communier. Nous causerons de ça quand vous irez bien. Si vous voulez profiter de ma visite pour vous confesser par exemple, je ne demande pas mieux. Je suis un pasteur, moi, je saisis toutes les occasions pour ramener mes brebis. »

 

 

Un long silence suivit. Forestier devait parler de sa voix haletante et sans timbre.

 

 

Puis tout d’un coup, le prêtre prononça, d’un ton différent, d’un ton d’officiant à l’autel :

 

 

« La miséricorde de Dieu est infinie, récitez le Confiteor, mon enfant. – Vous l’avez peut-être oublié, je vais vous aider. – Répétez avec moi : Confiteor Deo omnipotenti… Beatae Mariae semper virgini… »

 

 

Il s’arrêtait de temps en temps pour permettre au moribond de le rattraper. Puis il dit :

 

 

« Maintenant, confessez-vous… »


La jeune femme et Duroy ne remuaient plus, saisis par un trouble singulier, émus d’une attente anxieuse.

 

 

Le malade avait murmuré quelque chose. Le prêtre répéta :

 

 

« Vous avez eu des complaisances coupables… de quelle nature, mon enfant ? »

 

 

La jeune femme se leva, et dit simplement :

 

 

« Descendons un peu au jardin. Il ne faut pas écouter ses secrets. »

 

 

Et ils allèrent s’asseoir sur un banc, devant la porte, au- dessous d’un rosier fleuri, et derrière une corbeille d’œillets qui répandait dans l’air pur son parfum puissant et doux.

 

 

Duroy après quelques minutes de silence, demanda :

 

 

« Est-ce que vous tarderez beaucoup à rentrer à Paris ? » Elle répondit :

« Oh ! non. Dès que tout sera fini je reviendrai.

 

 

– Dans une dizaine de jours ?

 

 

– Oui, au plus. » Il reprit :

« Il n’a donc aucun parent ?

 

 

– Aucun, sauf des cousins. Son père et sa mère sont morts comme il était tout jeune. »


 

Ils regardaient tous deux un papillon cueillant sa vie sur les œillets, allant de l’un à l’autre avec une rapide palpitation des ailes qui continuaient à battre lentement quand il s’était posé sur la fleur. Et ils restèrent longtemps silencieux.

 

 

Le domestique vint les prévenir que « M. le curé avait fini ». Et ils remontèrent ensemble.

 

 

Forestier semblait avoir encore maigri depuis la veille. Le prêtre lui tenait la main.

« Au revoir, mon enfant, je reviendrai demain matin. » Et il s’en alla.

Dès qu’il fut sorti, le moribond, qui haletait, essaya de

soulever ses deux mains vers sa femme et il bégaya :

 

 

« Sauve-moi… sauve-moi… ma chérie… je ne veux pas mourir… je ne veux pas mourir… Oh ! sauvez-moi… Dites ce qu’il faut faire, allez chercher le médecin… Je prendrai ce qu’on voudra… Je ne veux pas… Je ne veux pas… »

 

 

Il pleurait. De grosses larmes coulaient de ses yeux sur ses joues décharnées ; et les coins maigres de sa bouche se plissaient comme ceux des petits enfants qui ont du chagrin.

 

 

Alors ses mains retombées sur le lit commencèrent un mouvement continu, lent et régulier, comme pour recueillir quelque chose sur les draps.

 

 

Sa femme qui se mettait à pleurer aussi balbutiait :


« Mais non, ce n’est rien. C’est une crise, demain tu iras mieux, tu t’es fatigué hier avec cette promenade. »

 

 

L’haleine de Forestier était plus rapide que celle d’un chien qui vient de courir, si pressée qu’on ne la pouvait point compter, et si faible qu’on l’entendait à peine.

 

 

Il répétait toujours :

 


Date: 2015-12-18; view: 485


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