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Première Partie 13 page

 

Il se mit à raisonner en philosophe sur la possibilité de cette chose : « Aurais-je peur ? »

 

 

Non certes il n’aurait pas peur puisqu’il était résolu à aller jusqu’au bout, puisqu’il avait cette volonté bien arrêtée de se battre, de ne pas trembler. Mais il se sentait si profondément ému qu’il se demanda : « Peut-on avoir peur malgré soi ? » Et ce doute l’envahit, cette inquiétude, cette épouvante ! Si une force plus puissante que sa volonté, dominatrice, irrésistible, le domptait, qu’arriverait-il ? Oui, que pouvait-il arriver ?

 

 

Certes il irait sur le terrain puisqu’il voulait y aller. Mais s’il tremblait ? Mais s’il perdait connaissance ? Et il songea à sa situation, à sa réputation, à son avenir.

 

 

Et un singulier besoin le prit tout à coup de se relever pour se regarder dans la glace. Il ralluma sa bougie. Quand il aperçut son visage reflété dans le verre poli, il se reconnut à peine, et il lui sembla qu’il ne s’était jamais vu. Ses yeux lui parurent énormes ; et il était pâle, certes, il était pâle, très pâle.


Tout d’un coup, cette pensée entra en lui à la façon d’une balle : « Demain, à cette heure-ci, je serai peut-être mort. » Et son cœur se remit à battre furieusement.

 

 

Il se retourna vers sa couche et il se vit distinctement étendu sur le dos dans ces mêmes draps qu’il venait de quitter. Il avait ce visage creux qu’ont les morts et cette blancheur des mains qui ne remueront plus.

 

 

Alors il eut peur de son lit, et afin de ne plus le voir il ouvrit la fenêtre pour regarder dehors.

 

 

Un froid glacial lui mordit la chair de la tête aux pieds, et il se recula, haletant.

 

 

La pensée lui vint de faire du feu. Il l’attisa lentement sans se retourner. Ses mains tremblaient un peu d’un frémissement nerveux quand elles touchaient les objets. Sa tête s’égarait ; ses pensées tournoyantes, hachées, devenaient fuyantes, douloureuses ; une ivresse envahissait son esprit comme s’il eût bu.

 

 

Et sans cesse il se demandait : « Que vais-je faire ? que vais-je devenir ? »

 

 

Il se remit à marcher, répétant, d’une façon continue, machinale : « Il faut que je sois énergique, très énergique. »

 

 

Puis il se dit : « Je vais écrire à mes parents, en cas d’accident. »

 

 

Il s’assit de nouveau, prit un cahier de papier à lettres, traça :

« Mon cher papa, ma chère maman… »

 

 

Puis il jugea ces termes trop familiers dans une circonstance aussi tragique. Il déchira la première feuille, et recommença :




« Mon cher père, ma chère mère ; je vais me battre au point du jour, et comme il peut arriver que… »

 

 

Il n’osa pas écrire le reste et se releva d’une secousse.

 

 

Cette pensée l’écrasait maintenant. « Il allait se battre en duel. Il ne pouvait plus éviter cela. Que se passait-il donc en lui ? Il voulait se battre ; il avait cette intention et cette résolution fermement arrêtées ; et il lui semblait, malgré tout l’effort de sa volonté, qu’il ne pourrait même pas conserver la force nécessaire pour aller jusqu’au lieu de la rencontre. »

 

 

De temps en temps ses dents s’entrechoquaient dans sa bouche avec un petit bruit sec ; et il demandait :

 

 

« Mon adversaire s’est-il déjà battu ? a-t-il fréquenté les tirs ? est-il connu ? est-il classé ? » Il n’avait jamais entendu prononcer ce nom. Et cependant si cet homme n’était pas un tireur au pistolet remarquable, il n’aurait point accepté ainsi, sans hésitation, sans discussion, cette arme dangereuse.

 

 

Alors Duroy se figurait leur rencontre, son attitude à lui et la tenue de son ennemi. Il se fatiguait la pensée à imaginer les moindres détails du combat ; et tout à coup il voyait en face de lui ce petit trou noir et profond du canon dont allait sortir une balle.

 

 

Et il fut pris brusquement d’une crise de désespoir épouvantable. Tout son corps vibrait, parcouru de tressaillements saccadés. Il serrait les dents pour ne pas crier, avec un besoin fou de se rouler par terre, de déchirer quelque chose, de mordre. Mais il aperçut un verre sur sa cheminée et il se rappela qu’il possédait dans son armoire un litre d’eau-de-vie presque plein ; car il avait conservé l’habitude militaire de tuer le ver chaque matin.

 

 

Il saisit la bouteille et but, à même le goulot, à longues gorgées, avec avidité. Et il la reposa seulement lorsque le souffle lui manqua. Elle était vide d’un tiers.


 

Une chaleur pareille à une flamme lui brûla bientôt l’estomac, se répandit dans ses membres, raffermit son âme en l’étourdissant.

 

 

Il se dit : « Je tiens le moyen. » Et comme il se sentait maintenant la peau brûlante, il rouvrit la fenêtre.

 

 

Le jour naissait, calme et glacial. Là-haut, les étoiles semblaient mourir au fond du firmament éclairci, et dans la tranchée profonde du chemin de fer les signaux verts, rouges et blancs pâlissaient.

 

 

Les premières locomotives sortaient du garage et s’en venaient en sifflant chercher les premiers trains. D’autres, dans le lointain, jetaient des appels aigus et répétés, leurs cris de réveil, comme font les coqs dans les champs.

 

 

Duroy pensait : « Je ne verrai peut-être plus tout ça. » Mais comme il sentit qu’il allait de nouveau s’attendrir sur lui-même, il réagit violemment : « Allons, il ne faut songer à rien jusqu’au moment de la rencontre, c’est le seul moyen d’être crâne. »

 

 

Et il se mit à sa toilette. Il eut encore, en se rasant, une seconde de défaillance en songeant que c’était peut-être la dernière fois qu’il regardait son visage.

 

 

Il but une nouvelle gorgée d’eau-de-vie, et acheva de s’habiller.

 

 

L’heure qui suivit fut difficile à passer. Il marchait de long en large en s’efforçant en effet d’immobiliser son âme. Lorsqu’il entendit frapper à sa porte, il faillit s’abattre sur le dos, tant la commotion fut violente. C’étaient ses témoins.

 

 

« Déjà ! »


 

Ils étaient enveloppés de fourrures. Rival déclara, après avoir serré la main de son client :

 

 

« Il fait un froid de Sibérie. » Puis il demanda : « Ça va bien ?

 

 

– Oui, très bien.

 

 

– On est calme ?

 

 

– Très calme.

 

 

– Allons, ça ira. Avez-vous bu et mangé quelque chose ?

 

 

– Oui, je n’ai besoin de rien. »

 

 

Boisrenard, pour la circonstance, portait une décoration étrangère, verte et jaune, que Duroy ne lui avait jamais vue.

 

 

Ils descendirent. Un monsieur les attendait dans le landau. Rival nomma : « Le docteur Le Brument. » Duroy lui serra la main en balbutiant : « Je vous remercie », puis il voulut prendre place sur la banquette du devant et il s’assit sur quelque chose de dur qui le fit relever comme si un ressort l’eût redressé. C’était la boîte aux pistolets.

 

 

Rival répétait : « Non ! Au fond le combattant et le médecin, au fond ! » Duroy finit par comprendre et il s’affaissa à côté du docteur.

 

 

Les deux témoins montèrent à leur tour et le cocher partit. Il savait où on devait aller.

 

 

Mais la boîte aux pistolets gênait tout le monde, surtout Duroy, qui eût préféré ne pas la voir. On essaya de la placer derrière le dos ; elle cassait les reins ; puis on la mit debout entre


Rival et Boisrenard ; elle tombait tout le temps. On finit par la glisser sous les pieds.

 

 

La conversation languissait, bien que le médecin racontât des anecdotes. Rival seul répondait. Duroy eût voulu prouver de la présence d’esprit, mais il avait peur de perdre le fil de ses idées, de montrer le trouble de son âme ; et il était hanté par la crainte torturante de se mettre à trembler.

 

 

La voiture fut bientôt en pleine campagne. Il était neuf heures environ. C’était une de ces rudes matinées d’hiver où toute la nature est luisante, cassante et dure comme du cristal. Les arbres, vêtus de givre, semblent avoir sué de la glace ; la terre sonne sous les pas ; l’air sec porte au loin les moindres bruits : le ciel bleu paraît brillant à la façon des miroirs et le soleil passe dans. l’espace, éclatant et froid lui-même, jetant sur la création gelée des rayons qui n’échauffent rien.

 

 

Rival disait à Duroy :

 

 

« J’ai pris les pistolets chez Gastine-Renette. Il les a chargés lui-même. La boîte est cachetée. On les tirera au sort, d’ailleurs, avec ceux de notre adversaire. »

 

 

Duroy répondit machinalement :

 

 

« Je vous remercie. »

 

 

Alors Rival lui fit des recommandations minutieuses, car il tenait à ce que son client ne commît aucune erreur. Il insistait sur chaque point plusieurs fois : « Quand on demandera : « Êtes-vous prêts, messieurs ? » vous répondrez d’une voix forte : « Oui ! » Quand on commandera « Feu ! » vous élèverez vivement le bras, et vous tirerez avant qu’on ait prononcé trois. »


Et Duroy se répétait mentalement : « Quand on commandera feu, j’élèverai le bras, – quand on commandera feu, j’élèverai le bras, – quand on commandera feu, j’élèverai le bras. »

 

 

Il apprenait cela comme les enfants apprennent leurs leçons, en le murmurant à satiété pour se le bien graver dans la tête. « Quand on commandera feu, j’élèverai le bras. »

 

 

Le landau entra sous un bois, tourna à droite dans une avenue, puis encore à droite. Rival, brusquement, ouvrit la portière pour crier au cocher : « Là, par ce petit chemin. » Et la voiture s’engagea dans une route à ornières entre deux taillis où tremblotaient des feuilles mortes bordées d’un liséré de glace.

 

 

Duroy marmottait toujours :

 

 

« Quand on commandera feu, j’élèverai le bras. » Et il pensa qu’un accident de voiture arrangerait tout. Oh ! si on pouvait verser, quelle chance ! s’il pouvait se casser une jambe !… »

 

 

Mais il aperçut au bout d’une clairière une autre voiture arrêtée et quatre messieurs qui piétinaient pour s’échauffer les pieds ; et il fut obligé d’ouvrir la bouche tant sa respiration devenait pénible.

 

 

Les témoins descendirent d’abord, puis le médecin et le combattant. Rival avait pris la boîte aux pistolets et il s’en alla avec Boisrenard vers deux des étrangers qui venaient à eux. Duroy les vit se saluer avec cérémonie puis marcher ensemble dans la clairière en regardant tantôt par terre et tantôt dans les arbres, comme s’ils avaient cherché quelque chose qui aurait pu tomber ou s’envoler. Puis ils comptèrent des pas et enfoncèrent avec grand-peine deux cannes dans le sol gelé. Ils se réunirent ensuite en groupe et ils firent les mouvements du jeu de pile ou face, comme des enfants qui s’amusent.

 

 

Le docteur Le Brument demandait à Duroy :


 

« Vous vous sentez bien ? Vous n’avez besoin de rien ?

 

 

– Non, de rien, merci. »

 

 

Il lui semblait qu’il était fou, qu’il dormait, qu’il rêvait, que quelque chose de surnaturel était survenu qui l’enveloppait.

 

 

Avait-il peur ? Peut-être ? Mais il ne savait pas. Tout était changé autour de lui.

 

 

Jacques Rival revint et lui annonça tout bas avec satisfaction :

 

 

« Tout est prêt. La chance nous a favorisés pour les pistolets. »

 

 

Voilà une chose qui était indifférente à Duroy.

 

 

On lui ôta son pardessus. Il se laissa faire. On tâta les poches de sa redingote pour s’assurer qu’il ne portait point de papiers ni de portefeuille protecteur.

 

 

Il répétait en lui-même, comme une prière : « Quand on commandera feu, j’élèverai le bras. »

 

 

Puis on l’amena jusqu’à une des cannes piquées en terre et on lui remit son pistolet. Alors il aperçut un homme debout, en face de lui, tout près, un petit homme ventru, chauve, qui portait des lunettes. C’était son adversaire.

 

 

Il le vit très bien, mais il ne pensait à rien qu’à ceci : « Quand on commandera feu, j’élèverai le bras et je tirerai. » Une voix résonna dans le grand silence de l’espace, une voix qui semblait venir de très loin, et elle demanda :

 

 

« Êtes-vous prêts, messieurs ? »


 

Georges cria :

 

 

« Oui. »

 

 

Alors la même voix ordonna :

 

 

« Feu ! »

 

 

Il n’écouta rien de plus, il ne s’aperçut de rien, il ne se rendit compte de rien, il sentit seulement qu’il levait le bras en appuyant de toute sa force sur la gâchette.

 

 

Et il n’entendit rien.

 

 

Mais il vit aussitôt un peu de fumée au bout du canon de son pistolet ; et comme l’homme en face de lui demeurait toujours debout, dans la même posture également, il aperçut aussi un autre petit nuage blanc qui s’envolait au-dessus de la tête de son adversaire.

 

 

Ils avaient tiré tous les deux. C’était fini.

 

 

Ses témoins et le médecin le touchaient, le palpaient, déboutonnaient ses vêtements en demandant avec anxiété :

 

 

« Vous n’êtes pas blessé ? » Il répondit au hasard.

 

 

« Non, je ne crois pas. »

 

 

Langremont d’ailleurs demeurait aussi intact que son ennemi, et Jacques Rival murmura d’un ton mécontent :

 

 

« Avec ce sacré pistolet, c’est toujours comme ça, on se rate ou on se tue. Quel sale instrument ! »


 

Duroy ne bougeait point, paralysé de surprise et de joie :

« C’était fini ! » Il fallut lui enlever son arme qu’il tenait toujours serrée dans sa main. Il lui semblait maintenant qu’il se serait battu contre l’univers entier. C’était fini. Quel bonheur ! il se sentait brave tout à coup à provoquer n’importe qui.

 

 

Tous les témoins causèrent quelques minutes, prenant rendez-vous dans le jour pour la rédaction du procès-verbal, puis on remonta dans la voiture, et le cocher, qui riait sur son siège, repartit en faisant claquer son fouet.

 

 

Ils déjeunèrent tous les quatre sur le boulevard, en causant de l’événement. Duroy disait ses impressions.

 

 

« Ça ne m’a rien fait, absolument rien. Vous avez dû le voir du reste ? »

 

 

Rival répondit :

 

 

« Oui, vous vous êtes bien tenu. »

 

 

Quand le procès-verbal fut rédigé, on le présenta à Duroy qui devait l’insérer dans les échos. Il s’étonna de voir qu’il avait échangé deux balles avec M. Louis Langremont, et, un peu inquiet, il interrogea Rival :

 

 

« Mais nous n’avons tiré qu’une balle. » L’autre sourit :

« Oui, une balle… une balle chacun… ça fait deux balles. »

 

 

Et Duroy, trouvant l’explication satisfaisante, n’insista pas. Le père Walter l’embrassa :


« Bravo, bravo, vous avez défendu le drapeau de La Vie

Française, bravo ! »

 

 

Georges se montra, le soir, dans les principaux grands journaux et dans les principaux grands cafés du boulevard. Il rencontra deux fois son adversaire qui se montrait également.

 

 

Ils ne se saluèrent pas. Si l’un des deux avait été blessé, ils se seraient serrés les mains. Chacun jurait d’ailleurs avec conviction avoir entendu siffler la balle de l’autre.

 

 

Le lendemain, vers onze heures du matin, Duroy reçut un petit bleu : « Mon Dieu, que j’ai eu peur ! Viens donc tantôt rue de Constantinople, que je t’embrasse, mon amour. Comme tu es brave – je t’adore. – Clo. »

 

 

Il alla au rendez-vous et elle s’élança dans ses bras, le couvrant de baisers :

 

 

« Oh ! mon chéri, si tu savais mon émotion quand j’ai lu les journaux ce matin. Oh ! raconte-moi. Dis-moi tout. Je veux savoir. »

 

 

Il dut raconter les détails avec minutie. Elle demandait :

 

 

« Comme tu as dû avoir une mauvaise nuit avant le duel !

 

 

– Mais non. J’ai bien dormi.

 

 

– Moi, je n’aurais pas fermé l’œil. Et sur le terrain, dis-moi comment ça s’est passé. »

 

 

Il fit un récit dramatique :

 

 

« Lorsque nous fûmes en face l’un de l’autre, à vingt pas, quatre fois seulement la longueur de cette chambre, Jacques,


après avoir demandé si nous étions prêts, commanda : « Feu. » J’ai élevé mon bras immédiatement, bien en ligne, mais j’ai eu le tort de vouloir viser la tête. J’avais une arme fort dure et je suis accoutumé à des pistolets bien doux, de sorte que la résistance de la gâchette a relevé le coup. N’importe, ça n’a pas dû passer loin. Lui aussi il tire bien, le gredin. Sa balle m’a effleuré la tempe. J’en ai senti le vent. »

 

 

Elle était assise sur ses genoux et le tenait dans ses bras comme pour prendre part à son danger. Elle balbutiait : « Oh ! mon pauvre chéri, mon pauvre chéri… »

 

 

Puis, quand il eut fini de conter, elle lui dit :

 

 

« Tu ne sais pas, je ne peux plus me passer de toi ! Il faut que je te voie, et, avec mon mari à Paris, ça n’est pas commode. Souvent, j’aurais une heure le matin, avant que tu sois levé, et je pourrais aller t’embrasser, mais je ne veux pas rentrer dans ton affreuse maison. Comment faire ? »

 

 

Il eut brusquement une inspiration et demanda :

 

 

« Combien paies-tu ici ?

 

 

– Cent francs par mois.

 

 

– Eh bien, je prends l’appartement à mon compte et je vais l’habiter tout à fait. Le mien n’est plus suffisant dans ma nouvelle position. »

 

 

Elle réfléchit quelques instants, puis répondit :

 

 

« Non. Je ne veux pas. » Il s’étonna :


« Pourquoi ça ?

 

 

– Parce que…

 

 

– Ce n’est pas une raison. Ce logement me convient très bien. J’y suis. J’y reste. »

 

 

Il se mit à rire :

 

 

« D’ailleurs, il est à mon nom. » Mais elle refusait toujours :

« Non, non, je ne veux pas…

 

 

– Pourquoi ça, enfin ? »

 

 

Alors elle chuchota tout bas, tendrement : « Parce que tu y amènerais des femmes, et je ne veux pas. »

 

 

Il s’indigna :

 

 

« Jamais de la vie, par exemple. Je te le promets.

 

 

– Non, tu en amènerais tout de même.

 

 

– Je te le jure.

 

 

– Bien vrai ?

 

 

– Bien vrai. Parole d’honneur. C’est notre maison, ça, rien qu’à nous. »

 

 

Elle l’étreignit dans un élan d’amour :


« Alors je veux bien, mon chéri. Mais tu sais, si tu me trompes une fois, rien qu’une fois, ce sera fini entre nous, fini pour toujours. »

 

 

Il jura encore avec des protestations, et il fut convenu qu’il s’installerait le jour même, afin qu’elle pût le voir quand elle passerait devant la porte.

 

 

Puis elle lui dit :

 

 

« En tout cas, viens dîner dimanche. Mon mari te trouve charmant. »

 

 

Il fut flatté :

 

 

« Ah ! vraiment ?…

 

 

– Oui, tu as fait sa conquête. Et puis écoute, tu m’as dit que tu avais été élevé dans un château à la campagne, n’est-ce pas ?

 

 

– Oui, pourquoi ?

 

 

– Alors tu dois connaître un peu la culture ?

 

 

– Oui.

 

 

– Eh bien, parle-lui de jardinage et de récoltes, il aime beaucoup ça.

 

 

– Bon. Je n’oublierai pas. »

 

 

Elle le quitta, après l’avoir indéfiniment embrassé, ce duel ayant exaspéré sa tendresse.


Et Duroy pensait, en se rendant au journal : « Quel drôle d’être ça fait ! Quelle tête d’oiseau ! Sait-on ce qu’elle veut et ce qu’elle aime ? Et quel drôle de ménage ! Quel fantaisiste a bien pu préparer l’accouplement de ce vieux et de cette écervelée ? Quel raisonnement a décidé cet inspecteur à épouser cette étudiante ? Mystère ! Qui sait ? L’amour, peut-être ? »

 

 

Puis il conclut : « Enfin, c’est une bien gentille maîtresse. Je serais rudement bête de la lâcher. »


– VIII –

 

Son duel avait fait passer Duroy au nombre des chroniqueurs de tête de La Vie Française ; mais, comme il éprouvait une peine infinie à découvrir des idées, il prit la spécialité des déclamations sur la décadence des mœurs, sur l’abaissement des caractères, l’affaissement du patriotisme et l’anémie de l’honneur français. (Il avait trouvé le mot « anémie « dont il était fier.)

 

 

Et quand Mme de Marelle, pleine de cet esprit gouailleur, sceptique et gobeur qu’on appelle l’esprit de Paris, se moquait de ses tirades qu’elle crevait d’une épigramme, il répondait en souriant : « Bah ! ça me fait une bonne réputation pour plus tard. »

 

 

Il habitait maintenant rue de Constantinople, où il avait transporté sa malle, sa brosse, son rasoir et son savon, ce qui constituait son déménagement. Deux ou trois fois par semaine, la jeune femme arrivait avant qu’il fût levé, se déshabillait en une minute et se glissait dans le lit, toute frémissante du froid du dehors.

 

 

Duroy, par contre, dînait tous les jeudis dans le ménage et faisait la cour au mari en lui parlant agriculture ; et comme il aimait lui-même les choses de la terre, ils s’intéressaient parfois tellement tous les deux à la causerie qu’ils oubliaient tout à fait leur femme sommeillant sur le canapé.

 

 

Laurine aussi s’endormait, tantôt sur les genoux de son père, tantôt sur les genoux de Bel-Ami.

 

 

Et quand le journaliste était parti, M. de Marelle ne manquait point de déclarer avec ce ton doctrinaire dont il disait les moindres choses : « Ce garçon est vraiment fort agréable. Il a l’esprit très cultivé. »


Février touchait à sa fin. On commençait à sentir la violette dans les rues en passant le matin auprès des voitures traînées par les marchandes de fleurs.

 

 

Duroy vivait sans un nuage dans son ciel.

 

 

Or, une nuit, comme il rentrait, il trouva une lettre glissée sous sa porte. Il regarda le timbre et il vit « Cannes ». L’ayant ouverte, il lut :

 

 

Cannes, villa Jolie.

 

 

« Cher monsieur et ami, vous m’avez dit, n’est-ce pas, que je pouvais compter sur vous en tout ? Eh bien, j’ai à vous demander un cruel service, c’est de venir m’assister, de ne pas me laisser seule aux derniers moments de Charles qui va mourir. Il ne passera peut-être pas la semaine, bien qu’il se lève encore, mais le médecin m’a prévenue.

 

 

« Je n’ai plus la force ni le courage de voir cette agonie jour et nuit. Et je songe avec terreur aux derniers moments qui approchent. Je ne puis demander une pareille chose qu’à vous, car mon mari n’a plus de famille. Vous étiez son camarade ; il vous a ouvert la porte du journal. Venez, je vous en supplie. Je n’ai personne à appeler.

 

 

« Croyez-moi votre camarade toute dévouée.

 

 

« MADELEINE FORESTIER. »

 

 

Un singulier sentiment entra comme un souffle d’air au cœur de Georges, un sentiment de délivrance, d’espace qui s’ouvrait devant lui, et il murmura : « Certes, j’irai. Ce pauvre Charles ! Ce que c’est que de nous, tout de même ! »


Date: 2015-12-18; view: 496


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