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Première Partie 11 page

 

 

Puis il éclaira : « Un sauvetage », par Lambert.

 

 

Au milieu d’une table desservie, un jeune chat, assis sur son derrière, examinait avec étonnement et perplexité une mouche se noyant dans un verre d’eau. Il avait une patte levée, prêt à cueillir l’insecte d’un coup rapide. Mais il n’était point décidé. Il hésitait. Que ferait-il ?

 

 

Puis le patron montra un Detaille : « La Leçon », qui représentait un soldat dans une caserne, apprenant à un caniche à jouer du tambour, et il déclara : « En voilà de l’esprit ! »

 

 

Duroy riait d’un rire approbateur et s’extasiait : « Comme c’est charmant, comme c’est charmant, char… »

 

 

Il s’arrêta net, en entendant derrière lui la voix de

Mme de Marelle qui venait d’entrer.

 

 

Le patron continuait à éclairer les toiles, en les expliquant.

 

 

Il montrait maintenant une aquarelle de Maurice Leloir :

« L’Obstacle. » C’était une chaise à porteurs arrêtée, la rue se trouvant barrée par une bataille entre deux hommes du peuple, deux gaillards luttant comme des hercules. Et on voyait sortir par la fenêtre de la chaise un ravissant visage de femme qui regardait… qui regardait… sans impatience, sans peur, et avec une certaine admiration le combat de ces deux brutes.

 

 

M. Walter disait toujours : « J’en ai d’autres dans les pièces suivantes, mais ils sont de gens moins connus, moins classés. Ici c’est mon Salon carré. J’achète des jeunes en ce moment, des tout jeunes, et je les mets en réserve dans les appartements intimes,


en attendant le moment où les auteurs seront célèbres. » Puis il prononça tout bas : « C’est l’instant d’acheter des tableaux. Les peintres crèvent de faim. Ils n’ont pas le sou, pas le sou… »

 

 

Mais Duroy ne voyait rien, entendait sans comprendre. Mme de Marelle était là, derrière lui. Que devait-il faire ? S’il la saluait, n’allait-elle point lui tourner le dos ou lui jeter quelque insolence ? S’il ne s’approchait pas d’elle, que penserait-on ?

 

 

Il se dit : « Je vais toujours gagner du temps. » Il était tellement ému qu’il eut l’idée un moment de simuler une indisposition subite qui lui permettrait de s’en aller.

 

 

La visite des murs était finie. Le patron alla reposer sa lampe et saluer la dernière venue, tandis que Duroy recommençait tout seul l’examen des toiles comme s’il ne se fût pas lassé de les admirer.

 

 

Il avait l’esprit bouleversé. Que devait-il faire ? Il entendait les voix, il distinguait la conversation. Mme Forestier l’appela :

« Dites donc, monsieur Duroy. » Il courut vers elle. C’était pour lui recommander une amie qui donnait une fête et qui aurait bien voulu une citation dans les Échos de La Vie Française.



 

 

Il balbutiait : « Mais certainement, madame, certainement… »

 

 

Mme de Marelle se trouvait maintenant tout près de lui. Il n’osait point se retourner pour s’en aller. Tout à coup, il se crut devenu fou ; elle avait dit, à haute voix :

 

 

« Bonjour, Bel-Ami. Vous ne me reconnaissez donc plus ? »

 

 

Il pivota sur ses talons avec rapidité. Elle se tenait debout devant lui, souriante, l’œil plein de gaieté et d’affection. Et elle lui tendit la main.


 

Il la prit en tremblant, craignant encore quelque ruse et quelque perfidie. Elle ajouta avec sérénité :

 

 

« Que devenez-vous ? On ne vous voit plus. »

 

 

Il bégayait, sans parvenir à reprendre son sang-froid :

 

 

« Mais j’ai eu beaucoup à faire, madame, beaucoup à faire. M. Walter m’a confié un nouveau service qui me donne énormément d’occupation. »

 

 

Elle répondit, en le regardant toujours en face, sans qu’il pût découvrir dans son œil autre chose que de la bienveillance : « Je le sais. Mais ce n’est pas une raison pour oublier vos amis. »

 

 

Ils furent séparés par une grosse dame qui entrait, une grosse dame décolletée, aux bras rouges, aux joues rouges, vêtue et coiffée avec prétention, et marchant si lourdement qu’on sentait, à la voir aller, le poids et l’épaisseur de ses cuisses.

 

 

Comme on paraissait la traiter avec beaucoup d’égards, Duroy demanda à Mme Forestier :

 

 

« Quelle est cette personne ?

 

 

– La vicomtesse de Percemur, celle qui signe : « Patte blanche ».

 

 

Il fut stupéfait et saisi par une envie de rire :

 

 

« Patte blanche ! Patte blanche ! Moi qui voyais, en pensée, une jeune femme comme vous ! C’est ça, Patte blanche ? Ah ! elle est bien bonne ! bien bonne ! »

 

 

Un domestique apparut dans la porte et annonça :


 

« Madame est servie. »

 

 

Le dîner fut banal et gai, un de ces dîners où l’on parle de tout sans rien dire. Duroy se trouvait entre la fille aînée du patron, la laide, Mlle Rose, et Mme de Marelle. Ce dernier voisinage le gênait un peu, bien qu’elle eût l’air fort à l’aise et causât avec son esprit ordinaire. Il se trouva d’abord contraint, hésitant, comme un musicien qui a perdu le ton. Peu à peu, cependant, l’assurance lui revenait, et leurs yeux, se rencontrant sans cesse, s’interrogeaient, mêlaient leurs regards d’une façon intime, presque sensuelle, comme autrefois.

 

 

Tout à coup, il crut sentir, sous la table, quelque chose effleurer son pied. Il avança doucement la jambe et rencontra celle de sa voisine qui ne recula point à ce contact. Ils ne parlaient pas, en ce moment, tournés tous deux vers leurs autres voisins.

 

 

Duroy, le cœur battant, poussa un peu plus son genou. Une pression légère lui répondit. Alors il comprit que leurs amours recommençaient.

 

 

Que dirent-ils ensuite ? Pas grand-chose ; mais leurs lèvres frémissaient chaque fois qu’ils se regardaient.

 

 

Le jeune homme, cependant, voulant être aimable pour la fille de son patron, lui adressait une phrase de temps en temps. Elle y répondait, comme l’aurait fait sa mère, n’hésitant jamais sur ce qu’elle devait dire.

 

 

À la droite de M. Walter, la vicomtesse de Percemur prenait des allures de princesse ; et Duroy, s’égayant à la regarder, demanda tout bas à Mme de Marelle :

 

 

« Est-ce que vous connaissez l’autre, celle qui signe :

« Domino rose » ?


– Oui, parfaitement ; la baronne de Livar !

 

 

– Est-elle du même cru ?

 

 

– Non. Mais aussi drôle. Une grande sèche, soixante ans, frisons faux, dents à l’anglaise, esprit de la Restauration, toilettes même époque.

 

 

– Où ont-ils déniché ces phénomènes de lettres ?

 

 

– Les épaves de la noblesse sont toujours recueillies par les bourgeois parvenus.

 

 

– Pas d’autre raison ?

 

 

– Aucune autre. »

 

 

Puis une discussion politique commença entre le patron, les deux députés, Norbert de Varenne et Jacques Rival ; et elle dura jusqu’au dessert.

 

 

Quand on fut retourné dans le salon, Duroy s’approcha de nouveau de Mme de Marelle, et, la regardant au fond des yeux :

« Voulez-vous que je vous reconduise, ce soir ?

 

 

– Non.

 

 

– Pourquoi ?

 

 

– Parce que M. Laroche-Mathieu, qui est mon voisin, me laisse à ma porte chaque fois que je dîne ici.

 

 

– Quand vous verrai-je ?

 

 

– Venez déjeuner avec moi, demain. »


 

Et ils se séparèrent sans rien dire de plus.

 

 

Duroy ne resta pas tard, trouvant monotone la soirée. Comme il descendait l’escalier, il rattrapa Norbert de Varenne qui venait aussi de partir. Le vieux poète lui prit le bras. N’ayant plus de rivalité à redouter dans le journal, leur collaboration étant essentiellement différente, il témoignait maintenant au jeune homme une bienveillance d’aïeul.

 

 

« Eh bien, vous allez me reconduire un bout de chemin ? »

dit-il.

 

 

Duroy répondit : « Avec joie, cher maître. »

 

 

Et ils se mirent en route, en descendant le boulevard

Malesherbes, à petits pas.

 

 

Paris était presque désert cette nuit-là, une nuit froide, une de ces nuits qu’on dirait plus vastes que les autres, où les étoiles sont plus hautes, où l’air semble apporter dans ses souffles glacés quelque chose venu de plus loin que les astres.

 

 

Les deux hommes ne parlèrent point dans les premiers moments. Puis Duroy, pour dire quelque chose, prononça :

 

 

« Ce M. Laroche-Mathieu a l’air fort intelligent et fort instruit. »

 

 

Le vieux poète murmura : « Vous trouvez ? »

 

 

Le jeune homme, surpris, hésitait ; « Mais oui ; il passe d’ailleurs pour un des hommes les plus capables de la Chambre.

 

 

– C’est possible. Dans le royaume des aveugles les borgnes sont rois. Tous ces gens-là, voyez-vous, sont des médiocres, parce


qu’ils ont l’esprit entre deux murs, – l’argent et la politique. – Ce sont des cuistres, mon cher, avec qui il est impossible de parler de rien, de rien de ce que nous aimons. Leur intelligence est à fond de vase, ou plutôt à fond de dépotoir, comme la Seine à Asnières.

 

 

« Ah ! c’est qu’il est difficile de trouver un homme qui ait de l’espace dans la pensée, qui vous donne la sensation de ces grandes haleines du large qu’on respire sur les côtes de la mer. J’en ai connu quelques-uns, ils sont morts. »

 

 

Norbert de Varenne parlait d’une voix claire, mais retenue, qui aurait sonné dans le silence de la nuit s’il l’avait laissée s’échapper. Il semblait surexcité et triste, d’une de ces tristesses qui tombent parfois sur les âmes et les rendent vibrantes comme la terre sous la gelée.

 

 

Il reprit :

 

 

« Qu’importe, d’ailleurs, un peu plus ou un peu moins de génie, puisque tout doit finir ! »

 

 

Et il se tut. Duroy, qui se sentait le cœur gai, ce soir-là, dit, en souriant :

 

 

« Vous avez du noir, aujourd’hui, cher maître. » Le poète répondit.

« J’en ai toujours, mon enfant, et vous en aurez autant que moi dans quelques années. La vie est une côte. Tant qu’on monte, on regarde le sommet, et on se sent heureux ; mais, lorsqu’on arrive en haut, on aperçoit tout d’un coup la descente, et la fin qui est la mort. Ça va lentement quand on monte, mais ça va vite quand on descend. À votre âge, on est joyeux. On espère tant de choses, qui n’arrivent jamais d’ailleurs. Au mien, on n’attend plus

rien… que la mort. »


 

Duroy se mit à rire :

 

 

« Bigre, vous me donnez froid dans le dos. » Norbert de Varenne reprit :

« Non, vous ne me comprenez pas aujourd’hui, mais vous

vous rappellerez plus tard ce que je vous dis en ce moment. »

 

 

« Il arrive un jour, voyez-vous, et il arrive de bonne heure pour beaucoup, où c’est fini de rire, comme on dit, parce que derrière tout ce qu’on regarde, c’est la mort qu’on aperçoit. »

 

 

« Oh ! vous ne comprenez même pas ce mot-là, vous, la mort. À votre âge, ça ne signifie rien. Au mien, il est terrible. »

 

 

« Oui, on le comprend tout d’un coup, on ne sait pas pourquoi ni à propos de quoi, et alors tout change d’aspect, dans la vie. Moi, depuis quinze ans, je la sens qui me travaille comme si je portais en moi une bête rongeuse. Je l’ai sentie peu à peu, mois par mois, heure par heure, me dégrader ainsi qu’une maison qui s’écroule. Elle m’a défiguré si complètement que je ne me reconnais pas. Je n’ai plus rien de moi, de moi l’homme radieux, frais et fort que j’étais à trente ans. Je l’ai vue teindre en blanc mes cheveux noirs, et avec quelle lenteur savante et méchante ! Elle m’a pris ma peau ferme, mes muscles, mes dents, tout mon corps de jadis, ne me laissant qu’une âme désespérée qu’elle enlèvera bientôt aussi. »

 

 

« Oui, elle m’a émietté, la gueuse, elle a accompli doucement et terriblement la longue destruction de mon être, seconde par seconde. Et maintenant je me sens mourir en tout ce que je fais. Chaque pas m’approche d’elle, chaque mouvement, chaque souffle hâte son odieuse besogne. Respirer, dormir, boire, manger, travailler, rêver, tout ce que nous faisons, c’est mourir. Vivre enfin, c’est mourir ! »


 

« Oh ! vous saurez cela ! Si vous réfléchissiez seulement un quart d’heure, vous la verriez. »

 

 

« Qu’attendez-vous ? De l’amour ? Encore quelques baisers, et vous serez impuissant. »

 

 

« Et puis, après ? De l’argent ? Pour quoi faire ? Pour payer des femmes ? Joli bonheur ? Pour manger beaucoup, devenir obèse et crier des nuits entières sous les morsures de la goutte ? »

 

 

« Et puis encore ? De la gloire ? À quoi cela sert-il quand on ne peut plus la cueillir sous forme d’amour ? »

 

 

« Et puis, après ? Toujours la mort pour finir. »

 

 

Moi, maintenant, je la vois de si près que j’ai souvent envie d’étendre les bras pour la repousser. Elle couvre la terre et emplit l’espace. Je la découvre partout. Les petites bêtes écrasées sur les routes, les feuilles qui tombent, le poil blanc aperçu dans la barbe d’un ami me ravagent le cœur et me crient : « La voilà ! »

 

 

« Elle me gâte tout ce que je fais, tout ce que je vois, ce que je mange et ce que je bois, tout ce que j’aime, les clairs de lune, les levers de soleil, la grande mer, les belles rivières, et l’air des soirs d’été, si doux à respirer ! »

 

 

Il allait doucement, un peu essoufflé, rêvant tout haut, oubliant presque qu’on l’écoutait.

 

 

Il reprit : « Et jamais un être ne revient, jamais… On garde les moules des statues, les empreintes qui refont toujours des objets pareils ; mais mon corps, mon visage, mes pensées, mes désirs ne reparaîtront jamais. Et pourtant il naîtra des millions, des milliards d’êtres qui auront dans quelques centimètres carrés un nez, des yeux, un front, des joues et une bouche comme moi, et


aussi une âme comme moi, sans que jamais je revienne, moi, sans que jamais même quelque chose de moi reconnaissable reparaisse dans ces créatures innombrables et différentes, indéfiniment différentes bien que pareilles à peu près. »

 

 

« À quoi se rattacher ? Vers qui jeter des cris de détresse ? À

quoi pouvons-nous croire ? »

 

 

« Toutes les religions sont stupides, avec leur morale puérile et leurs promesses égoïstes, monstrueusement bêtes. »

 

 

« La mort seule est certaine. »

 

 

Il s’arrêta, prit Duroy par les deux extrémités du col de son pardessus, et, d’une voix lente :

 

 

« Pensez à tout cela, jeune homme, pensez-y pendant des jours, des mois et des années, et vous verrez l’existence d’une autre façon. Essayez donc de vous dégager de tout ce qui vous enferme, faites cet effort surhumain de sortir vivant de votre corps, de vos intérêts, de vos pensées et de l’humanité tout entière, pour regarder ailleurs, et vous comprendrez combien ont peu d’importance les querelles des romantiques et des naturalistes, et la discussion du budget. »

 

 

Il se remit à marcher d’un pas rapide.

 

 

« Mais aussi vous sentirez l’effroyable détresse des désespérés. Vous vous débattrez, éperdu, noyé, dans les incertitudes. Vous crierez « À l’aide » de tous les côtés, et personne ne vous répondra. Vous tendrez les bras, vous appellerez pour être secouru, aimé, consolé, sauvé ; et personne ne viendra. »

 

 

« Pourquoi souffrons-nous ainsi ? C’est que nous étions nés sans doute pour vivre davantage selon la matière et moins selon l’esprit ; mais, à force de penser, une disproportion s’est faite


entre l’état de notre intelligence agrandie et les conditions immuables de notre vie. »

 

 

« Regardez les gens médiocres : à moins de grands désastres tombant sur eux ils se trouvent satisfaits, sans souffrir du malheur commun. Les bêtes non plus ne le sentent pas. »

 

 

Il s’arrêta encore, réfléchit quelques secondes, puis d’un air las et résigné :

 

 

« Moi, je suis un être perdu. Je n’ai ni père, ni mère, ni frère, ni sœur, ni femme, ni enfants, ni Dieu. »

 

 

Il ajouta, après un silence : « Je n’ai que la rime. »

 

 

Puis, levant la tête vers le firmament, où luisait la face pâle de la pleine lune, il déclama :

 

 

Et je cherche le mot de cet obscur problème

 

 

Dans le ciel noir et vide où flotte un astre blême.

 

 

Ils arrivaient au pont de la Concorde, ils le traversèrent en silence, puis ils longèrent le Palais-Bourbon. Norbert de Varenne se remit à parler :

 

 

« Mariez-vous, mon ami, vous ne savez pas ce que c’est que de vivre seul, à mon âge. La solitude, aujourd’hui, m’emplit d’une angoisse horrible ; la solitude dans le logis, auprès du feu, le soir. Il me semble alors que je suis seul sur la terre, affreusement seul, mais entouré de dangers vagues, de choses inconnues et terribles ; et la cloison, qui me sépare de mon voisin que je ne connais pas, m’éloigne de lui autant que des étoiles aperçues par ma fenêtre. Une sorte de fièvre m’envahit, une fièvre de douleur et de crainte, et le silence des murs m’épouvante. Il est si profond et si triste, le silence de la chambre où l’on vit seul. Ce n’est pas


seulement un silence autour du corps, mais un silence autour de l’âme, et, quand un meuble craque, on tressaille jusqu’au cœur, car aucun bruit n’est attendu dans ce morne logis. »

 

 

Il se tut encore une fois, puis ajouta :

 

 

« Quand on est vieux, ce serait bon, tout de même, des enfants ! »

 

 

Ils étaient arrivés vers le milieu de la rue de Bourgogne. Le poète s’arrêta devant une haute maison, sonna, serra la main de Duroy, et lui dit :

 

 

« Oubliez tout ce rabâchage de vieux, jeune homme, et vivez selon votre âge ; adieu ! »

 

 

Et il disparut dans le corridor noir.

 

 

Duroy se remit en route, le cœur serré. Il lui semblait qu’on venait de lui montrer quelque trou plein d’ossements, un trou inévitable où il lui faudrait tomber un jour. Il murmura : « Bigre, ça ne doit pas être gai, chez lui. Je ne voudrais pas un fauteuil de balcon pour assister au défilé de ses idées, nom d’un chien ! »

 

 

Mais, s’étant arrêté pour laisser passer une femme parfumée qui descendait de voiture et rentrait chez elle, il aspira d’un grand souffle avide la senteur de verveine et d’iris envolée dans l’air. Ses poumons et son cœur palpitèrent brusquement d’espérance et de joie ; et le souvenir de Mme de Marelle qu’il reverrait le lendemain l’envahit des pieds à la tête.

 

 

Tout lui souriait, la vie l’accueillait avec tendresse. Comme c’était bon, la réalisation des espérances.


Il s’endormit dans l’ivresse et se leva de bonne heure pour faire un tour à pied, dans l’avenue du Bois-de-Boulogne, avant d’aller à son rendez-vous.

 

 

Le vent ayant changé, le temps s’était adouci pendant la nuit, et il faisait une tiédeur et un soleil d’avril. Tous les habitués du Bois étaient sortis ce matin-là, cédant à l’appel du ciel clair et doux.

 

 

Duroy marchait lentement, buvant l’air léger, savoureux comme une friandise de printemps. Il passa l’arc de triomphe de l’Étoile et s’engagea dans la grande avenue, du côté opposé aux cavaliers. Il les regardait, trottant ou galopant, hommes et femmes, les riches du monde, et c’est à peine s’il les enviait maintenant. Il les connaissait presque tous de nom, savait le chiffre de leur fortune et l’histoire secrète de leur vie, ses fonctions ayant fait de lui une sorte d’almanach des célébrités et des scandales parisiens.

 

 

Les amazones passaient, minces et moulées dans le drap sombre de leur taille, avec ce quelque chose de hautain et d’inabordable qu’ont beaucoup de femmes à cheval ; et Duroy s’amusait à réciter à mi-voix, comme on récite des litanies dans une église, les noms, titres et qualités des amants qu’elles avaient eus ou qu’on leur prêtait ; et, quelquefois même, au lieu de dire :

 

 

« Baron de Tanquelet,

 

 

Prince de la Tour-Enguerrand » ; il murmurait : « Côté Lesbos Louise Michot, du Vaudeville, Rose Marquetin, de l’Opéra. »


Ce jeu l’amusait beaucoup, comme s’il eût constaté, sous les sévères apparences, l’éternelle et profonde infamie de l’homme, et que cela l’eût réjoui, excité, consolé.

 

 

Puis il prononça tout haut : « Tas d’hypocrites ! » et chercha de l’œil les cavaliers sur qui couraient les plus grosses histoires.

 

 

Il en vit beaucoup soupçonnés de tricher au jeu, pour qui les cercles, en tout cas, étaient la grande ressource, la seule ressource, ressource suspecte à coup sûr.

 

 

D’autres, fort célèbres, vivaient uniquement des rentes de leurs femmes, c’était connu ; d’autres, des rentes de leurs maîtresses, on l’affirmait. Beaucoup avaient payé leurs dettes (acte honorable), sans qu’on eût jamais deviné d’où leur était venu l’argent nécessaire (mystère bien louche). Il vit des hommes de finance dont l’immense fortune avait un vol pour origine, et qu’on recevait partout, dans les plus nobles maisons, puis des hommes si respectés que les petits bourgeois se découvraient sur leur passage, mais dont les tripotages effrontés, dans les grandes entreprises nationales, n’étaient un mystère pour aucun de ceux qui savaient les dessous du monde.

 

 

Tous avaient l’air hautain, la lèvre fière, l’œil insolent, ceux à favoris et ceux à moustaches.

 

 

Duroy riait toujours, répétant : « C’est du propre, tas de crapules, tas d’escarpes ! »

 

 

Mais une voiture passa, découverte, basse et charmante, traînée au grand trot par deux minces chevaux blancs dont la crinière et la queue voltigeaient, et conduite par une petite jeune femme blonde, une courtisane connue qui avait deux grooms assis derrière elle. Duroy s’arrêta, avec une envie de saluer et d’applaudir cette parvenue de l’amour qui étalait avec audace dans cette promenade et à cette heure des hypocrites aristocrates, le luxe crâne gagné sur ses draps. Il sentait peut-être vaguement


qu’il y avait quelque chose de commun entre eux, un lien de nature, qu’ils étaient de même race, de même âme, et que son succès aurait des procédés audacieux de même ordre.

 

 

Il revint plus doucement, le cœur chaud de satisfaction, et il arriva, un peu avant l’heure, à la porte de son ancienne maîtresse.

 

 

Elle le reçut, les lèvres tendues, comme si aucune rupture n’avait eu lieu, et elle oublia même, pendant quelques instants, la sage prudence qu’elle opposait, chez elle, à leurs caresses. Puis elle lui dit, en baisant les bouts frisés de ses moustaches :

 

 

« Tu ne sais pas l’ennui qui m’arrive, mon chéri ?

 

 

J’espérais une bonne lune de miel, et voilà mon mari qui me tombe sur le dos pour six semaines ; il a pris congé. Mais je ne veux pas rester six semaines sans te voir, surtout après notre petite brouille, et voilà comment j’ai arrangé les choses. Tu viendras me demander à dîner lundi, je lui ai déjà parlé de toi. Je te présenterai. »

 

 

Duroy hésitait, un peu perplexe, ne s’étant jamais trouvé encore en face d’un homme dont il possédait la femme. Il craignait que quelque chose le trahît, un peu de gêne, un regard, n’importe quoi. Il balbutiait :

 

 

« Non, j’aime mieux ne pas faire la connaissance de ton mari. » Elle insista, fort étonnée, debout devant lui et ouvrant des yeux naïfs : « Mais pourquoi ? quelle drôle de chose ? Ça arrive tous les jours, ça ! Je ne t’aurais pas cru si nigaud, par exemple. »

 

 


Date: 2015-12-18; view: 618


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