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Première Partie 12 page

Il fut blessé :

 

 

« Eh bien, soit, je viendrai dîner lundi. » Elle ajouta :


 

« Pour que ce soit bien naturel, j’aurai les Forestier. Ça ne m’amuse pourtant pas de recevoir du monde chez moi. »

 

 

Jusqu’au lundi, Duroy ne pensa plus guère à cette entrevue ; mais voilà qu’en montant l’escalier de Mme de Marelle, il se sentit étrangement troublé, non pas qu’il lui répugnât de prendre la main de ce mari, de boire son vin et de manger son pain, mais il avait peur de quelque chose, sans savoir de quoi.

 

 

On le fit, entrer dans le salon, et il attendit, comme toujours. Puis la porte de la chambre s’ouvrit, et il aperçut un grand homme à barbe blanche, décoré, grave et correct, qui vint à lui avec une politesse minutieuse :

 

 

« Ma femme m’a souvent parlé de vous, monsieur, et je suis charmé de faire votre connaissance. »

 

 

Duroy s’avança en tâchant de donner à sa physionomie un air de cordialité expressive et il serra avec une énergie exagérée la main tendue de son hôte. Puis, s’étant assis, il ne trouva rien à lui dire.

 

 

M. de Marelle remit un morceau de bois au feu, et demanda :

 

 

« Voici longtemps que vous vous occupez de journalisme ? » Duroy répondit :

« Depuis quelques mois seulement. »

 

 

– Ah ! vous avez marché vite.

 

 

« Oui, assez vite », et il se mit à parler au hasard, sans trop songer à ce qu’il disait, débitant toutes les banalités en usage entre gens qui ne se connaissent point. Il se rassurait maintenant


et commençait à trouver la situation fort amusante. Il regardait la figure sérieuse et respectable de M. de Marelle, avec une envie de rire sur les lèvres, en pensant : « Toi, je te fais cocu, mon vieux, je te fais cocu. » Et une satisfaction intime, vicieuse, le pénétrait, une joie de voleur qui a réussi et qu’on ne soupçonne pas, une joie fourbe, délicieuse. Il avait envie, tout à coup, d’être l’ami de cet homme, de gagner sa confiance, de lui faire raconter les choses secrètes de sa vie.

 

 

Mme de Marelle entra brusquement, et les ayant couverts d’un coup d’œil souriant et impénétrable, elle alla vers Duroy qui n’osa point, devant le mari, lui baiser la main, ainsi qu’il le faisait toujours.

 

 

Elle était tranquille et gaie comme une personne habituée à tout, qui trouvait cette rencontre naturelle et simple, en sa rouerie native et franche. Laurine apparut, et vint, plus sagement que de coutume, tendre son front à Georges, la présence de son père l’intimidant. Sa mère lui dit : « Eh bien, tu ne l’appelles plus Bel- Ami, aujourd’hui. » Et l’enfant rougit, comme si on venait de commettre une grosse indiscrétion, de révéler une chose qu’on ne devait pas dire, de dévoiler un secret intime et un peu coupable de son cœur.



 

 

Quand les Forestier arrivèrent, on fut effrayé de l’état de Charles. Il avait maigri et pâli affreusement en une semaine et il toussait sans cesse. Il annonça d’ailleurs qu’ils partaient pour Cannes le jeudi suivant, sur l’ordre formel du médecin.

 

 

Ils se retirèrent de bonne heure, et Duroy dit en hochant la tête :

 

 

« Je crois qu’il file un bien mauvais coton. Il ne fera pas de vieux os. » Mme de Marelle affirma avec sérénité : « Oh ! il est perdu ! En voilà un qui avait eu de la chance de trouver une femme comme la sienne. »


Duroy demanda :

 

 

« Elle l’aide beaucoup ?

 

 

– C’est-à-dire qu’elle fait tout. Elle est au courant de tout, elle connaît tout le monde sans avoir l’air de voir personne ; elle obtient ce qu’elle veut, comme elle veut, et quand elle veut. Oh ! elle est fine, adroite et intrigante comme aucune, celle-là. En voilà un trésor pour un homme qui veut parvenir. »

 

 

Georges reprit :

 

 

« Elle se remariera bien vite, sans doute ? » Mme de Marelle répondit :

« Oui. Je ne serais même pas étonnée qu’elle eût en vue quelqu’un… un député… à moins que… qu’il ne veuille pas…, car… car… il y aurait peut-être de gros obstacles… moraux… Enfin, voilà. Je ne sais rien. »

 

 

M. de Marelle grommela avec une lente impatience :

 

 

« Tu laisses toujours soupçonner un tas de choses que je n’aime pas. Ne nous mêlons jamais des affaires des autres. Notre conscience nous suffit à gouverner. Ce devrait être une règle pour tout le monde. »

 

 

Duroy se retira, le cœur troublé et l’esprit plein de vagues combinaisons.

 

 

Il alla le lendemain faire une visite aux Forestier et il les trouva terminant leurs bagages. Charles, étendu sur un canapé, exagérait la fatigue de sa respiration et répétait : « Il y a un mois que je devrais être parti », puis il fit à Duroy une série de


recommandations pour le journal, bien que tout fût réglé et convenu avec M. Walter.

 

 

Quand Georges s’en alla, il serra énergiquement les mains de son camarade : « Eh bien, mon vieux, à bientôt ! » Mais, comme Mme Forestier le reconduisait jusqu’à la porte, il lui dit vivement : « Vous n’avez pas oublié notre pacte ? Nous sommes des amis et des alliés, n’est-ce pas ? Donc, si vous avez besoin de moi, en quoi que ce soit, n’hésitez point. Une dépêche ou une lettre, et j’obéirai. »

 

 

Elle murmura : « Merci, je n’oublierai pas. » Et son œil lui dit : « Merci », d’une façon plus profonde et plus douce.

 

 

Comme Duroy descendait l’escalier, il rencontra, montant à pas lents, M. de Vaudrec, qu’une fois déjà il avait vu chez elle. Le comte semblait triste – de ce départ, peut-être ?

 

 

Voulant se montrer homme du monde, le journaliste le salua avec empressement.

 

 

L’autre rendit avec courtoisie, mais d’une manière un peu fière.

 

 

Le ménage Forestier partit le jeudi soir.


– VII –

 

La disparition de Charles donna à Duroy une importance plus grande dans la rédaction de La Vie Française. Il signa quelques articles de fond, tout en signant aussi ses échos, car le patron voulait que chacun gardât la responsabilité de sa copie. Il eut quelques polémiques dont il se tira avec esprit ; et ses relations constantes avec les hommes d’État le préparaient peu à peu à devenir à son tour un rédacteur politique adroit et perspicace.

 

 

Il ne voyait qu’une tache dans tout son horizon. Elle venait d’un petit journal frondeur qui l’attaquait constamment, ou plutôt qui attaquait en lui le chef des Échos de La Vie Française, le chef des échos à surprises de M. Walter, disait le rédacteur anonyme de cette feuille appelée : La Plume. C’étaient, chaque jour, des perfidies, des traits mordants, des insinuations de toute nature.

Jacques Rival dit un jour à Duroy : « Vous êtes patient. » L’autre balbutia : « Que voulez-vous, il n’y a pas d’attaque

directe. »

 

 

Or, un après-midi, comme il entrait dans la salle de rédaction, Boisrenard lui tendit le numéro de La Plume :

 

 

« Tenez, il y a encore une note désagréable pour vous.

 

 

– Ah ! à propos de quoi ?

 

 

– À propos de rien, de l’arrestation d’une dame Aubert par un agent des mœurs. »

 

 

Georges prit le journal qu’on lui tendait, et lut, sous ce titre : Duroy s’amuse.


« L’illustre reporter de La Vie Française nous apprend aujourd’hui que la dame Aubert, dont nous avons annoncé l’arrestation par un agent de l’odieuse brigade des mœurs, n’existe que dans notre imagination. Or, la personne en question demeure 18, rue de l’Écureuil, à Montmartre. Nous comprenons trop, d’ailleurs, quel intérêt ou quels intérêts peuvent avoir les agents de la banque Walter à soutenir ceux du préfet de police qui tolère leur commerce. Quant au reporter dont il s’agit, il ferait mieux de nous donner quelqu’une de ces bonnes nouvelles à sensation dont il a le secret : nouvelles de morts démenties le lendemain, nouvelles de batailles qui n’ont pas eu lieu, annonce de paroles graves prononcées par des souverains qui n’ont rien dit, toutes les informations enfin qui constituent les « Profits Walter », ou même quelqu’une des petites indiscrétions sur des soirées de femmes à succès, ou sur l’excellence de certains produits qui sont d’une grande ressource à quelques-uns de nos confrères. »

 

 

Le jeune homme demeurait interdit, plus qu’irrité, comprenant seulement qu’il y avait là-dedans quelque chose de fort désagréable pour lui.

 

 

Boisrenard reprit :

 

 

« Qui vous a donné cet écho ? »

 

 

Duroy cherchait, ne se rappelant plus. Puis, tout à coup, le souvenir lui revint :

 

 

« Ah ! oui, c’est Saint-Potin. » Puis il relut l’alinéa de La Plume, et il rougit brusquement, révolté par l’accusation de vénalité.

 

 

Il s’écria : « Comment, on prétend que je suis payé pour… » Boisrenard l’interrompit :


« Dame, oui. C’est embêtant pour vous. Le patron est fort sur l’œil à ce sujet. Ça pourrait arriver si souvent dans les échos… »

 

 

Saint-Potin, justement, entrait. Duroy courut à lui :

 

 

« Vous avez vu la note de La Plume ? »

 

 

– Oui, et je viens de chez la dame Aubert. Elle existe parfaitement, mais elle n’a pas été arrêtée. Ce bruit n’a aucun fondement. »

 

 

Alors Duroy s’élança chez le patron qu’il trouva un peu froid, avec un œil soupçonneux. Après avoir écouté le cas, M. Walter répondit : « Allez vous-même chez cette dame et démentez de façon qu’on n’écrive plus de pareilles choses sur vous. Je parle de ce qui suit. C’est fort ennuyeux pour le journal, pour moi et pour vous. Pas plus que la femme de César, un journaliste ne doit être soupçonné. »

 

 

Duroy monta en fiacre avec Saint-Potin pour guide, et il cria au cocher : « 18, rue de l’Écureuil, à Montmartre. »

 

 

C’était dans une immense maison dont il fallut escalader les six étages. Une vieille femme en caraco de laine vint lui ouvrir :

« Qu’est-ce que vous me r’voulez ? » dit-elle en apercevant Saint- Potin.

 

 

Il répondit :

 

 

« Je vous amène monsieur, qui est inspecteur de police et qui voudrait bien savoir votre affaire. »

 

 

Alors elle les fit entrer, en racontant :


« Il en est encore r’venu deux d’puis vous pour un journal, je n’sais point l’quel. » Puis, se tournant vers Duroy : « Donc, c’est monsieur qui désire savoir ?

 

 

– Oui. Est-ce que vous avez été arrêtée par un agent des mœurs ? »

 

 

Elle leva les bras :

 

 

« Jamais d’la vie, mon bon monsieur, jamais d’la vie. Voilà la chose. J’ai un boucher qui sert bien mais qui pèse mal. Je m’en ai aperçu souvent sans rien dire, mais comme je lui demandais deux livres de côtelettes, vu que j’aurais ma fille et mon gendre, je m’aperçois qu’il me pèse des os de déchet, des os de côtelettes, c’est vrai, mais pas des miennes. J’aurais pu en faire du ragoût, c’est encore vrai, mais quand je demande des côtelettes, c’est pas pour avoir le déchet des autres. Je refuse donc, alors y me traite de vieux rat, je lui réplique vieux fripon ; bref, de fil en aiguille, nous nous sommes chamaillés qu’il y avait plus de cent personnes devant la boutique et qui riaient, qui riaient ! Tant qu’enfin un agent fut attiré et nous invita à nous expliquer chez le commissaire. Nous y fûmes, et on nous renvoya dos à dos. Moi, depuis, je m’sers ailleurs, et je n’passe même pu devant la porte, pour éviter des esclandres. »

 

 

Elle se tut. Duroy demanda :

 

 

« C’est tout ?

 

 

– C’est toute la vérité, mon cher monsieur « et, lui ayant offert un verre de cassis, qu’il refusa de boire, la vieille insista pour qu’on parlât dans le rapport des fausses pesées du boucher.

 

 

De retour au journal, Duroy rédigea sa réponse :

 

 

« Un écrivaillon anonyme de La Plume, s’en étant arraché une, me cherche noise au sujet d’une vieille femme qu’il prétend


avoir été arrêtée par un agent des mœurs, ce que je nie. J’ai vu moi-même la dame Aubert, âgée de soixante ans au moins, et elle m’a raconté par le menu sa querelle avec un boucher, au sujet d’une pesée de côtelettes, ce qui nécessita une explication devant le commissaire de police.

 

 

« Voilà toute la vérité. »

 

 

« Quant aux autres insinuations du rédacteur de La Plume, je les méprise. On ne répond pas, d’ailleurs, à de pareilles choses, quand elles sont écrites sous le masque. »

 

 

« GEORGES DUROY. »

 

 

M. Walter et Jacques Rival, qui venait d’arriver, trouvèrent cette note suffisante, et il fut décidé qu’elle passerait le jour même, à la suite des échos.

 

 

Duroy rentra tôt chez lui, un peu agité, on peu inquiet. Qu’allait répondre l’autre ? Qui était-il ? Pourquoi cette attaque brutale ? Avec les mœurs brusques des journalistes, cette bêtise pouvait aller loin, très loin. Il dormit mal.

 

 

Quand il relut sa note dans le journal, le lendemain, il la trouva plus agressive imprimée que manuscrite. Il aurait pu, lui semblait-il, atténuer certains termes.

 

 

Il fut fiévreux tout le jour et il dormit mal encore la nuit suivante. Il se leva dès l’aurore pour chercher le numéro de La Plume qui devait répondre à sa réplique.

 

 

Le temps s’était remis au froid ; il gelait dur. Les ruisseaux, saisis comme ils coulaient encore, déroulaient le long des trottoirs deux rubans de glace.


Les journaux n’étaient point arrivés chez les marchands, et Duroy se rappela le jour de son premier article : Les Souvenirs d’un chasseur d’Afrique. Ses mains et ses pieds s’engourdissaient, devenaient douloureux, au bout des doigts surtout ; et il se mit à courir en rond autour du kiosque vitré, où la vendeuse, accroupie sur sa chaufferette, ne laissait voir, par la petite fenêtre, qu’un nez et des joues rouges dans un capuchon de laine.

 

 

Enfin le distributeur de feuilles publiques passa le paquet attendu par l’ouverture du carreau, et la bonne femme tendit à Duroy La Plume grande ouverte. Il chercha son nom d’un coup d’œil et ne vit rien d’abord. Il respirait déjà, quand il aperçut la chose entre deux tirets :

 

 

« Le sieur Duroy, de La Vie Française, nous donne un démenti ; et, en nous démentant, il ment. Il avoue cependant qu’il existe une femme Aubert, et qu’un agent l’a conduite à la police. Il ne reste donc qu’à ajouter deux mots : « des mœurs « après le mot « agent » et c’est dit.

 

 

« Mais la conscience de certains journalistes est au niveau de leur talent. »

 

 

« Et je signe : LOUIS LANGREMONT. »

 

 

Alors le cœur de Georges se mit à battre violemment, et il rentra chez lui pour s’habiller, sans trop savoir ce qu’il faisait. Donc, on l’avait insulté, et d’une telle façon qu’aucune hésitation n’était possible. Pourquoi ? Pour rien. À propos d’une vieille femme qui s’était querellée avec son boucher.

 

 

Il s’habilla bien vite et se rendit chez M. Walter, quoiqu’il fût à peine huit heures du matin.

 

 

M. Walter, déjà levé, lisait La Plume.


« Eh bien, dit-il avec un visage grave, en apercevant Duroy, vous ne pouvez pas reculer ? »

 

 

Le jeune homme ne répondit rien. Le directeur reprit :

 

 

« Allez tout de suite trouver Rival qui se chargera de vos intérêts. »

 

 

Duroy balbutia quelques mots vagues et sortit pour se rendre chez le chroniqueur, qui dormait encore. Il sauta du lit, au coup de sonnette, puis ayant lu l’écho : « Bigre, il faut y aller. Qui voyez-vous comme autre témoin ? »

 

 

– Mais, je ne sais pas, moi.

 

 

– Boisrenard ? – Qu’en pensez-vous ?

 

 

– Oui, Boisrenard.

 

 

– Êtes-vous fort aux armes ?

 

 

– Pas du tout.

 

 

– Ah ! diable ! Et au pistolet ?

 

 

– Je tire un peu.

 

 

– Bon. Vous allez vous exercer pendant que je m’occuperai de tout. Attendez-moi une minute. »

 

 

Il passa dans son cabinet de toilette et reparut bientôt, lavé, rasé, correct.

 

 

« Venez avec moi », dit-il.


Il habitait au rez-de-chaussée d’un petit hôtel, et il fit descendre Duroy dans la cave, une cave énorme, convertie en salle d’armes et en tir, toutes les ouvertures sur la rue étant bouchées.

 

 

Après avoir allumé une ligne de becs de gaz conduisant jusqu’au fond d’un second caveau, où se dressait un homme de fer peint en rouge et en bleu, il posa sur une table deux paires de pistolets d’un système nouveau chargeant par la culasse, et il commença les commandements d’une voix brève comme si on eût été sur le terrain.

 

 

Prêt ?

 

 

Feu ! – un, deux, trois.

 

 

Duroy, anéanti, obéissait, levait les bras, visait, tirait, et comme il atteignait souvent le mannequin en plein ventre, car il s’était beaucoup servi dans sa première jeunesse d’un vieux pistolet d’arçon de son père pour tuer des oiseaux dans la cour, Jacques Rival, satisfait, déclarait : « Bien – très bien – très bien – vous irez – vous irez. »

 

 

Puis il le quitta :

 

 

« Tirez comme ça jusqu’à midi. Voilà des munitions, n’ayez pas peur de les brûler. Je viendrai vous prendre pour déjeuner et vous donner des nouvelles. »

 

 

Et il sortit.

 

 

Resté seul, Duroy tira encore quelques coups, puis il s’assit et se mit à réfléchir.

 

 

Comme c’était bête tout de même, ces choses-là. Qu’est-ce que ça prouvait ? Un filou était-il moins un filou après s’être


battu ? Que gagnait un honnête homme insulté à risquer sa vie contre une crapule ? Et son esprit vagabondant dans le noir se rappela les choses dites par Norbert de Varenne sur la pauvreté d’esprit des hommes, la médiocrité de leurs idées et de leurs préoccupations, la niaiserie de leur morale !

 

 

Et il déclara tout haut : « Comme il a raison, sacristi ! »

 

 

Puis il sentit qu’il avait soif, et ayant entendu un bruit de gouttes d’eau derrière lui, il aperçut un appareil à douches et il alla boire au bout de la lance. Puis il se remit à songer. Il faisait triste dans cette cave, triste comme dans un tombeau. Le roulement lointain et sourd des voitures semblait un tremblement d’orage éloigné. Quelle heure pouvait-il être ? Les heures passaient là-dedans comme elles devaient passer au fond des prisons, sans que rien les indique et que rien les marque, sauf les retours du geôlier portant les plats. Il attendit, longtemps, longtemps.

 

 

Puis tout d’un coup il entendit des pas, des voix, et Jacques Rival reparut, accompagné de Boisrenard. Il cria dès qu’il aperçut Duroy : « C’est arrangé ! »

 

 

L’autre crut l’affaire terminée par quelque lettre d’excuses ;

son cœur bondit, et il balbutia :

 

 

« Ah !… merci. »

 

 

Le chroniqueur reprit :

 

 

« Ce Langremont est très carré, il a accepté toutes nos conditions. Vingt-cinq pas, une balle au commandement en levant le pistolet. On a le bras beaucoup plus sûr ainsi qu’en l’abaissant. Tenez, Boisrenard, voyez ce que je vous disais. »

 

 

Et prenant des armes il se mit à tirer en démontrant comment on conservait bien mieux la ligne en levant le bras.


 

Puis il dit :

 

 

« Maintenant, allons déjeuner, il est midi passé. »

 

 

Et ils se rendirent dans un restaurant voisin. Duroy ne parlait plus guère. Il mangea pour n’avoir pas l’air d’avoir peur, puis dans le jour il accompagna Boisrenard au journal et il fit sa besogne d’une façon distraite et machinale. On le trouva crâne.

 

 

Jacques Rival vint lui serrer la main vers le milieu de l’après- midi ; et il fut convenu que ses témoins le prendraient chez lui en landau, le lendemain à sept heures du matin, pour se rendre au bois du Vésinet où la rencontre aurait lieu.

 

 

Tout cela s’était fait inopinément, sans qu’il y prît part, sans qu’il dît un mot, sans qu’il donnât son avis, sans qu’il acceptât ou refusât, et avec tant de rapidité qu’il demeurait étourdi, effaré, sans trop comprendre ce qui se passait.

 

 

Il se retrouva chez lui vers neuf heures du soir après avoir dîné chez Boisrenard, qui ne l’avait point quitté de tout le jour par dévouement.

 

 

Dès qu’il fut seul, il marcha pendant quelques minutes, à grands pas vifs, à travers sa chambre. Il était trop troublé pour réfléchir à rien. Une seule idée emplissait son esprit : – Un duel demain, – sans que cette idée éveillât en lui autre chose qu’une émotion confuse et puissante. Il avait été soldat, il avait tiré sur des Arabes, sans grand danger pour lui, d’ailleurs, un peu comme on tire sur un sanglier, à la chasse.

 

 

En somme, il avait fait ce qu’il devait faire. Il s’était montré ce qu’il devait être. On en parlerait, on l’approuverait, on le féliciterait. Puis il prononça à haute voix, comme on parle dans les grandes secousses de pensée :


« Quelle brute que cet homme ! »

 

 

Il s’assit et se mit à réfléchir. Il avait jeté sur sa petite table une carte de son adversaire remise par Rival, afin de garder son adresse. Il la relut comme il l’avait déjà lue vingt fois dans la journée. Louis Langremont, 176, rue Montmartre. Rien de plus.

 

 

Il examinait ces lettres assemblées qui lui paraissaient mystérieuses, pleines de sens inquiétants. « Louis Langremont », qui était cet homme ? De quel âge ? De quelle taille ? De quelle figure ? N’était-ce pas révoltant qu’un étranger, un inconnu, vînt ainsi troubler notre vie, tout d’un coup, sans raison, par pur caprice, à propos d’une vieille femme qui s’était querellée avec son boucher ?

 

 

Il répéta encore une fois, à haute voix : « Quelle brute ! »

 

 

Et il demeura immobile, songeant, le regard toujours planté sur la carte. Une colère s’éveillait en lui contre ce morceau de papier, une colère haineuse où se mêlait un étrange sentiment de malaise. C’était stupide, cette histoire-là ! Il prit une paire de ciseaux à ongles qui traînaient et il les piqua au milieu du nom imprimé comme s’il eût poignardé quelqu’un.

 

 

Donc il allait se battre, et se battre au pistolet ? Pourquoi n’avait-il pas choisi l’épée ! Il en aurait été quitte pour une piqûre au bras ou à la main, tandis qu’avec le pistolet on ne savait jamais les suites possibles.

 

 

Il dit : « Allons, il faut être crâne. »

 

 

Le son de sa voix le fit tressaillir, et il regarda autour de lui. Il commençait à se sentir fort nerveux. Il but un verre d’eau, puis se coucha.

 

 

Dès qu’il fut au lit, il souffla sa lumière et ferma les yeux.


 

Il avait très chaud dans ses draps, bien qu’il fît très froid dans sa chambre, mais il ne pouvait parvenir à s’assoupir. Il se tournait et se retournait, demeurait cinq minutes sur le dos, puis se plaçait sur le côté gauche, puis se roulait sur le côté droit.

 

 

Il avait encore soif. Il se releva pour boire, puis une inquiétude le saisit : « Est-ce que j’aurais peur ? »

 

 

Pourquoi son cœur se mettait-il à battre follement à chaque bruit connu de sa chambre ? Quand son coucou allait sonner, le petit grincement du ressort lui faisait faire un sursaut ; et il lui fallait ouvrir la bouche pour respirer pendant quelques secondes, tant il demeurait oppressé.

 


Date: 2015-12-18; view: 530


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