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Première Partie 9 page

 

 

« Tiens… es-tu contente… maintenant ? »

 

 

Brusquement, ouvrant ses deux bras avec un élan passionné, elle lui sauta au cou, en bégayant :

 

 

« Oh ! mon pauvre chéri… mon pauvre chéri… si j’avais su ! Comment cela t’est-il arrivé ? »

 

 

Elle le fit asseoir, et s’assit elle-même sur ses genoux, puis le tenant par le cou, le baisant à tout instant, baisant sa moustache, sa bouche, ses yeux, elle le força à raconter d’où lui venait cette infortune.

 

 

Il inventa une histoire attendrissante. Il avait été obligé de venir en aide à son père qui se trouvait dans l’embarras. Il lui avait donné non seulement toutes ses économies, mais il s’était endetté gravement.

 

 

Il ajouta :

 

 

« J’en ai pour six mois au moins à crever de faim, car j’ai épuisé toutes mes ressources. Tant pis, il y a des moments de crise dans la vie. L’argent, après tout, ne vaut pas qu’on s’en préoccupe. »

 

 

Elle lui souffla dans l’oreille :

 

 

« Je t’en prêterai, veux-tu ? » Il répondit avec dignité :


« Tu es bien gentille, ma mignonne, mais ne parlons plus de ça, je te prie. Tu me blesserais. »

 

 

Elle se tut ; puis, le serrant dans ses bras, elle murmura :

 

 

« Tu ne sauras jamais comme je t’aime. »

 

 

Ce fut une de leurs meilleures soirées d’amour. Comme elle allait partir, elle reprit en souriant :

« Hein ! quand on est dans ta situation, comme c’est amusant de retrouver de l’argent oublié dans une poche, une pièce qui

avait glissé dans la doublure. »

 

 

Il répondit avec conviction :

 

 

« Ah ! ça oui, par exemple. »

 

 

Elle voulut rentrer à pied sous prétexte que la lune était admirable, et elle s’extasiait en le regardant.

 

 

C’était une nuit froide et sereine du commencement de l’hiver. Les passants et les chevaux allaient vite, piqués par une claire gelée. Les talons sonnaient sur les trottoirs.

 

 

En le quittant, elle demanda :

 

 

« Veux-tu nous revoir après-demain ?

 

 

– Mais oui, certainement.

 

 

– À la même heure ?

 

 

– À la même heure.


 

– Adieu, mon chéri. »

 

 

Et ils s’embrassèrent tendrement.

 

 

Puis il revint à grands pas, se demandant ce qu’il inventerait le lendemain, afin de se tirer d’affaire. Mais comme il ouvrit la porte de sa chambre, il fouilla dans la poche de son gilet pour y trouver des allumettes, et il demeura stupéfait de rencontrer une pièce de monnaie qui roulait sous son doigt.



 

 

Dès qu’il eut de la lumière, il saisit cette pièce pour l’examiner. C’était un louis de vingt francs !

 

 

Il se pensa devenu fou.

 

 

Il le tourna, le retourna, cherchant par quel miracle cet argent se trouvait là. Il n’avait pourtant pas pu tomber du ciel dans sa poche.

 

 

Puis, tout à coup, il devina, et une colère indignée le saisit. Sa maîtresse avait parlé, en effet, de monnaie glissée dans la doublure et qu’on retrouvait aux heures de pauvreté. C’était elle qui lui avait fait cette aumône.

 

 

Quelle honte !

 

 

Il jura : « Ah bien ! je vais la recevoir après-demain ! Elle en passera un joli quart d’heure ! »

Et il se mit au lit, le cœur agité de fureur et d’humiliation.

 

 

Il s’éveilla tard. Il avait faim. Il essaya de se rendormir pour ne se lever qu’à deux heures ; puis il se dit :


« Cela ne m’avance à rien, il faut toujours que je finisse par découvrir de l’argent. » Puis il sortit, espérant qu’une idée lui viendrait dans la rue.

 

 

Il ne lui en vint pas, mais en passant devant chaque restaurant, on désir ardent de manger lui mouillait la bouche de salive. À midi, comme il n’avait rien imaginé, il se décida brusquement : « Bah ! je vais déjeuner sur les vingt francs de Clotilde. Cela ne m’empêchera pas de les lui rendre demain. »

 

 

Il déjeuna donc dans une brasserie pour deux francs cinquante. En entrant au journal il remit encore trois francs à l’huissier. »Tenez, Foucart, voici ce que vous m’avez prêté hier soir pour ma voiture. »

 

 

Et il travailla jusqu’à sept heures. Puis il alla dîner et prit de nouveau trois francs sur le même argent. Les deux bocks de la soirée portèrent à neuf francs trente centimes sa dépense du jour.

 

 

Mais comme il ne pouvait se refaire un crédit ni se recréer des ressources en vingt-quatre heures, il emprunta encore six francs cinquante le lendemain sur les vingt francs qu’il devait rendre le soir même, de sorte qu’il vint au rendez-vous convenu avec quatre francs vingt dans sa poche.

 

 

Il était d’une humeur de chien enragé et se promettait bien de faire nette tout de suite la situation. Il dirait à sa maîtresse : « Tu sais, j’ai trouvé les vingt francs que tu as mis dans ma poche l’autre jour. Je ne te les rends pas aujourd’hui parce que ma position n’a point changé, et que je n’ai pas eu te temps de m’occuper de la question d’argent. Mais je te les remettrai la première fois que nous nous verrons. »

 

 

Elle arriva, tendre, empressée, pleine de craintes. Comment allait-il la recevoir ? Et elle l’embrassa avec persistance pour éviter une explication dans les premiers moments.


Il se disait, de son côté : « II sera bien temps tout à l’heure d’aborder la question. Je vais chercher un joint. »

 

 

Il ne trouva pas de joint et ne dit rien, reculant devant les premiers mots à prononcer sur ce sujet délicat.

Elle ne parla point de sortir et fut charmante de toute façon. Ils se séparèrent vers minuit, après avoir pris rendez-vous

seulement pour le mercredi de la semaine suivante, car

Mme de Marelle avait plusieurs dîners en ville de suite.

 

 

Le lendemain, en payant son déjeuner, comme Duroy cherchait les quatre pièces de monnaie qui devaient lui rester, il s’aperçut qu’elles étaient cinq, dont une en or.

 

 

Au premier moment il crut qu’on lui avait rendu, la veille, vingt francs par mégarde, puis il comprit, et il sentit une palpitation de cœur sous l’humiliation de cette aumône persévérante.

 

 

Comme il regretta de n’avoir rien dit ! S’il avait parlé avec énergie, cela ne serait point arrivé.

 

 

Pendant quatre jours il fit des démarches et des efforts aussi nombreux qu’inutiles pour se procurer cinq louis, et il mangea le second de Clotilde.

 

 

Elle trouva moyen – bien qu’il lui eût dit, d’un air furieux :

« Tu sais, ne recommence pas la plaisanterie des autres soirs, parce que je me fâcherais « – de glisser encore vingt francs dans la poche de son pantalon la première fois qu’ils se rencontrèrent.

 

 

Quand il les découvrit, il jura « Nom de Dieu ! » et il les transporta dans son gilet pour les avoir sous la main, car il se trouvait sans un centime.


 

Il apaisait sa conscience par ce raisonnement : « Je lui rendrai le tout en bloc. Ce n’est en somme que de l’argent prêté. »

 

 

Enfin le caissier du journal, sur ses prières désespérées, consentit à lui donner cent sous par jour. C’était tout juste assez pour manger, mais pas assez pour restituer soixante francs.

 

 

Or, comme Clotilde fut reprise de sa rage pour les excursions nocturnes dans tous les lieux suspects de Paris, il finit par ne plus s’irriter outre mesure de trouver un jaunet dans une de ses poches, un jour même dans sa bottine, et un autre jour dans la boîte de sa montre, après leurs promenades aventureuses. Puisqu’elle avait des envies qu’il ne pouvait satisfaire dans le moment, n’était-il pas naturel qu’elle les payât plutôt que de s’en priver ?

 

 

Il tenait compte d’ailleurs de tout ce qu’il recevait ainsi, pour le lui restituer un jour.

 

 

Un soir elle lui dit : « Croiras-tu que je n’ai jamais été aux Folies-Bergère ? Veux-tu m’y mener ? » Il hésita, dans la crainte de rencontrer Rachel. Puis il pensa : « Bah ! je ne suis pas marié, après tout. Si l’autre me voit, elle comprendra la situation et ne me parlera pas. D’ailleurs, nous prendrons une loge. »

 

 

Une raison aussi le décida. Il était bien aise de cette occasion d’offrir à Mme de Marelle une loge au théâtre sans rien payer. C’était là une sorte de compensation.

 

 

Il laissa d’abord Clotilde dans la voiture pour aller chercher le coupon afin qu’elle ne vît pas qu’on le lui offrait, puis il la vint prendre et ils entrèrent, salués par les contrôleurs.

 

 

Une foule énorme encombrait le promenoir. Ils eurent grand- peine à passer à travers la cohue des hommes et des rôdeuses. Ils


atteignirent enfin leur case et s’installèrent, enfermés entre l’orchestre immobile et le remous de la galerie.

 

 

Mais Mme de Marelle ne regardait guère la scène, uniquement préoccupée des filles qui circulaient derrière son dos ; et elle se retournait sans cesse pour les voir, avec une envie de les toucher, de palper leur corsage, leurs joues, leurs cheveux, pour savoir comment c’était fait, ces êtres-là.

 

 

Elle dit soudain :

 

 

« Il y en a une grosse brune qui nous regarde tout le temps. J’ai cru tout à l’heure qu’elle allait nous parler. L’as-tu vue ? »

 

 

Il répondit : « Non. Tu dois te tromper. » Mais il l’avait aperçue depuis longtemps déjà. C’était Rachel qui rôdait autour d’eux avec une colère dans les yeux et des mots violents sur les lèvres.

 

 

Duroy l’avait frôlée tout à l’heure en traversant la foule, et elle lui avait dit : « Bonjour « tout bas avec un clignement d’œil qui signifiait : « Je comprends. » Mais il n’avait point répondu à cette gentillesse dans la crainte d’être vu par sa maîtresse, et il avait passé froidement, le front haut, la lèvre dédaigneuse. La fille, qu’une jalousie inconsciente aiguillonnait déjà, revint sur ses pas, le frôla de nouveau et prononça d’une voix plus forte : « Bonjour, Georges. »

 

 

Il n’avait encore rien répondu. Alors elle s’était obstinée à être reconnue, saluée, et elle revenait sans cesse derrière la loge, attendant un moment favorable.

 

 

Dès qu’elle s’aperçut que Mme de Marelle la regardait, elle toucha du bout du doigt l’épaule de Duroy :

 

 

« Bonjour. Tu vas bien ? »


 

Mais il ne se retourna pas. Elle reprit :

« Eh bien ? es-tu devenu sourd depuis jeudi ? »

 

 

Il ne répondit point, affectant un air de mépris qui l’empêchait de se compromettre, même par un mot, avec cette drôlesse.

 

 

Elle se mit à rire, d’un rire de rage et dit : « Te voilà donc muet ? Madame t’a peut-être mordu la langue ? »

 

 

Il fit un geste furieux, et d’une voix exaspérée :

 

 

« Qui est-ce qui vous permet de parler ? Filez ou je vous fais arrêter. »

 

 

Alors, le regard enflammé, la gorge gonflée, elle gueula :

 

 

« Ah ! c’est comme ça ! Va donc, mufle ! Quand on couche avec une femme, on la salue au moins. C’est pas une raison parce que t’es avec une autre pour ne pas me reconnaître aujourd’hui. Si tu m’avais seulement, fait un signe quand j’ai passé contre toi, tout à l’heure, je t’aurais laissé tranquille. Mais t’as voulu faire le fier, attends, va ! Je vais te servir, moi ! Ah ! tu ne me dis seulement pas bonjour quand je te rencontre… »

 

 

Elle aurait crié longtemps, mais Mme de Marelle avait ouvert la porte de la loge et elle se sauvait, à travers la foule, cherchant éperdument la sortie.

Duroy s’était élancé derrière elle et s’efforçait de la rejoindre. Alors Rachel les voyant fuir, hurla, triomphante :


 

« Arrêtez-la ! Arrêtez-la ! Elle m’a volé mon amant. »

 

 

Des rires coururent dans le public. Deux messieurs, pour plaisanter, saisirent par les épaules la fugitive et voulurent l’emmener en cherchant à l’embrasser. Mais Duroy l’ayant rattrapée, la dégagea violemment et l’entraîna dans la rue.

 

 

Elle s’élança dans un fiacre vide arrêté devant l’établissement. Il y sauta derrière elle, et comme le cocher demandait : « Où faut- il aller, bourgeois ? » il répondit. » Où vous voudrez. »

 

 

La voiture se mit en route lentement, secouée par les pavés. Clotilde en proie à une sorte de crise nerveuse, les mains sur sa face, étouffait, suffoquait ; et Duroy ne savait que faire ni que dire. À la fin, comme il l’entendait pleurer, il bégaya. : « Écoute, Clo, ma petite Clo, laisse-moi t’expliquer ! Ce n’est pas ma faute… J’ai connu cette femme-là autrefois… dans les premiers temps… »

 

 

Elle dégagea brusquement son visage, et saisie par une rage de femme amoureuse et trahie, une rage furieuse qui lui rendit la parole, elle balbutia, par phrases rapides, hachées, en haletant :

« Ah !… misérable… misérable… quel gueux tu fais !… Est-ce possible ?… quelle honte !… Oh ! mon Dieu !… quelle honte !… »

 

 

Puis, s’emportant de plus en plus, à mesure que les idées s’éclaircissaient en elle et que les arguments lui venaient : « C’est avec mon argent que tu la payais, n’est-ce pas ? Et je lui donnais de l’argent… pour cette fille… Oh ! le misérable !… »

 

 

Elle sembla chercher, pendant quelques secondes, un autre mot plus fort qui ne venait point, puis soudain, elle expectora, avec le mouvement qu’on fait pour cracher : « Oh !… cochon… cochon… cochon… Tu la payais avec mon argent… cochon… cochon !… »


Elle ne trouvait plus autre chose et répétait : « Cochon…

cochon… »

 

 

Tout à coup, elle se pencha dehors, et, saisissant le cocher par sa manche : « Arrêtez ! » puis, ouvrant la portière, elle sauta dans la rue.

 

 

Georges voulut la suivre, mais elle cria : « Je te défends de descendre ! » d’une voix si forte que les passants se massèrent autour d’elle ; et Duroy ne bougea point par crainte d’un scandale.

 

 

Alors elle tira sa bourse de sa poche et chercha de la monnaie à la lueur de la lanterne, puis ayant pris deux francs cinquante, elle les mit dans les mains du cocher, en lui disant d’un ton vibrant : « Tenez… voilà votre heure… C’est moi qui paie… Et reconduisez-moi ce salop-là rue Boursault, aux Batignolles. »

 

 

Une gaieté s’éleva dans le groupe qui l’entourait. Un monsieur dit : « Bravo, la petite ! » et un jeune voyou arrêté entre les roues du fiacre, enfonçant sa tête dans la portière ouverte, cria avec un accent suraigu : « Bonsoir, Bibi ! »

 

 

Puis la voiture se remit en marche, poursuivie par des rires.


– VI –

 

Georges Duroy eut le réveil triste, le lendemain.

 

 

Il s’habilla lentement, puis s’assit devant sa fenêtre et se mit à réfléchir. Il se sentait, dans tout le corps, une espèce de courbature, comme s’il avait reçu, la veille, une volée de coups de bâton.

 

 

Enfin, la nécessité de trouver de l’argent l’aiguillonna et il se rendit chez Forestier.

 

 

Son ami le reçut, les pieds au feu, dans son cabinet.

 

 

« Qu’est-ce qui t’a fait lever si tôt ?

 

 

– Une affaire très grave. J’ai une dette d’honneur.

 

 

– De jeu ? »

 

 

Il hésita, puis avoua :

 

 

« De jeu.

 

 

– Grosse ?

 

 

– Cinq cents francs ! »

 

 

Il n’en devait que deux cent quatre-vingt. Forestier, sceptique, demanda :

« À qui dois-tu ça ? »


Duroy ne put pas répondre tout de suite.

 

 

« … Mais à… à… à un monsieur de Carleville.

 

 

– Ah ! Et où demeure-t-il ?

 

 

– Rue… rue… »

 

 

Forestier se mit à rire : « Rue du Cherche-Midi à quatorze heures, n’est-ce pas ? Je connais ce monsieur-là, mon cher. Si tu veux vingt francs, j’ai encore ça à ta disposition, mais pas davantage. »

 

 

Duroy accepta la pièce d’or.

 

 

Puis il alla, de porte en porte, chez toutes les personnes qu’il connaissait, et il finit par réunir, vers cinq heures, quatre-vingts francs.

 

 

Comme il lui en fallait trouver encore deux cents, il prit son parti résolument, et, gardant ce qu’il avait recueilli, il murmura :

« Zut, je ne vais pas me faire de bile pour cette garce-là. Je la paierai quand je pourrai. »

 

 

Pendant quinze jours il vécut d’une vie économe, réglée et chaste, l’esprit plein de résolutions énergiques. Puis il fut pris d’un grand désir d’amour. Il lui semblait que plusieurs années s’étaient écoulées depuis qu’il n’avait tenu une femme dans ses bras, et, comme le matelot qui s’affole en revoyant la terre, toutes les. jupes rencontrées le faisaient frissonner.

 

 

Alors il retourna, un soir, aux Folies-Bergère, avec l’espoir d’y trouver Rachel. Il l’aperçut, en effet, dès l’entrée, car elle ne quittait guère cet établissement.


Il alla vers elle souriant, la main tendue. Mais elle le toisa de la tête aux pieds :

 

 

« Qu’est-ce que vous me voulez ? » Il essaya de rire :

« Allons, ne fais pas ta poire. »

 

 

Elle lui tourna les talons en déclarant :

 

 

« Je ne fréquente pas les dos verts. »

 

 

Elle avait cherché la plus grossière injure. Il sentit le sang lui empourprer la face, et il rentra seul.

 

 

Forestier, malade, affaibli, toussant toujours, lui faisait, au journal, une existence pénible, semblait se creuser l’esprit pour lui trouver des corvées ennuyeuses. Un jour même, dans un moment d’irritation nerveuse, et après une longue quinte d’étouffement, comme Duroy ne lui apportait point un renseignement demandé, il grogna : « Cristi, tu es plus bête que je n’aurais cru. »

 

 

L’autre faillit le gifler, mais il se contint et s’en alla en murmurant : « Toi, je te rattraperai. » Une pensée rapide lui traversa l’esprit, et il ajouta : « Je vas te faire cocu, mon vieux. » Et il s’en alla en se frottant les mains, réjoui par ce projet.

 

 

Il voulut, dès le jour suivant, en commencer l’exécution. Il fit à Mme Forestier une visite en éclaireur.

 

 

Il la trouva qui lisait un livre, étendue tout au long sur un canapé.


Elle lui tendit la main, sans bouger, tournant seulement la tête, et elle dit : « Bonjour, Bel-Ami. » Il eut la sensation d’un soufflet reçu : « Pourquoi m’appelez-vous ainsi ? »

 

 

Elle répondit en souriant :

 

 

« J’ai vu Mme de Marelle l’autre semaine, et j’ai su comment on vous avait baptisé chez elle. »

 

 

Il se rassura devant l’air aimable de la jeune femme. Comment aurait-il pu craindre, d’ailleurs ?

 

 

Elle reprit :

 

 

« Vous la gâtez ! Quant à moi, on me vient voir quand on y pense, les trente-six du mois, ou peu s’en faut ? »

 

 

Il s’était assis près d’elle et il la regardait avec une curiosité nouvelle, une curiosité d’amateur qui bibelote. Elle était charmante, blonde d’un blond tendre et chaud, faite pour les caresses ; et il pensa : « Elle est mieux que l’autre, certainement. » Il ne doutait point du succès, il n’aurait qu’à allonger la main, lui semblait-il, et à la prendre, comme on cueille un fruit.

 

 

Il dit résolument :

 

 

« Je ne venais point vous voir parce que cela valait mieux. » Elle demanda, sans comprendre :

« Comment ? Pourquoi ?

 

 

– Pourquoi ? Vous ne devinez pas.

 

 

– Non, pas du tout.


 

– Parce que je suis amoureux de vous… oh ! un peu, rien qu’un peu… et que je ne veux pas le devenir tout à fait… »

 

 

Elle ne parut ni étonnée, ni choquée, ni flattée ; elle continuait à sourire du même sourire indifférent, et elle répondit avec tranquillité :

 

 

« Oh ! vous pouvez venir tout de même. On n’est jamais amoureux de moi longtemps. »

 

 

Il fut surpris du ton plus encore que des paroles, et il demanda :

 

 

« Pourquoi ?

 

 

– Parce que c’est inutile et que je le fais comprendre tout de suite. Si vous m’aviez raconté plus tôt votre crainte, je vous aurais rassuré et engagé au contraire à venir le plus possible. »

 

 

Il s’écria, d’un ton pathétique :

 

 

« Avec ça qu’on peut commander aux sentiments ! » Elle se tourna vers lui :

« Mon cher ami, pour moi un homme amoureux est rayé du nombre des vivants. Il devient idiot, pas seulement idiot, mais dangereux. Je cesse, avec les gens qui m’aiment d’amour, ou qui le prétendent, toute relation intime, parce qu’ils m’ennuient d’abord, et puis parce qu’ils me sont suspects comme un chien enragé qui peut avoir une crise. Je les mets donc en quarantaine morale jusqu’à ce que leur maladie soit passée. Ne l’oubliez point. Je sais bien que chez vous l’amour n’est autre chose qu’une espèce d’appétit, tandis que chez moi ce serait, au contraire, une espèce de… de… de communion des âmes qui n’entre pas dans la


religion des hommes. Vous en comprenez la lettre, et moi l’esprit. Mais… regardez-moi bien en face… »

 

 

Elle ne souriait plus. Elle avait un visage calme et froid et elle dit en appuyant sur chaque mot :

 

 

« Je ne serai jamais, jamais votre maîtresse, entendez-vous. Il est donc absolument inutile, il serait même mauvais pour vous de persister dans ce désir… Et maintenant que… l’opération est faite… voulez-vous que nous soyons amis, bons amis, mais là, de vrais amis, sans arrière-pensée ? »

 

 

Il avait compris que toute tentative resterait stérile devant cette sentence sans appel. Il en prit son parti tout de suite, franchement, et, ravi de pouvoir se faire cette alliée dans l’existence, il lui tendit les deux mains :

 

 

« Je suis à vous, madame, comme il vous plaira. »

 

 

Elle sentit la sincérité de la pensée dans la voix, et elle donna ses mains.

 

 

Il les baisa, l’une après l’autre, puis il dit simplement en relevant la tête : « Cristi, si j’avais trouvé une femme comme vous, avec quel bonheur je l’aurais épousée ! »

 

 

Elle fut touchée, cette fois, caressée par cette phrase comme les femmes le sont par les compliments qui trouvent leur cœur, et elle lui jeta un de ces regards rapides et reconnaissants qui nous font leurs esclaves.

 

 

Puis, comme il ne trouvait pas de transition pour reprendre la conversation, elle prononça, d’une voix douce, en posant un doigt sur son bras :


« Et je vais commencer tout de suite mon métier d’amie. Vous êtes maladroit, mon cher… »

 

 

Elle hésita, et demanda :

 

 

« Puis-je parler librement ?

 

 

– Oui.

 

 

– Tout à fait ?

 

 

– Tout à fait.

 

 

– Eh bien, allez donc voir Mme Walter, qui vous apprécie beaucoup, et plaisez-lui. Vous trouverez à placer par là vos compliments, bien qu’elle soit honnête, entendez-moi bien, tout à fait honnête. Oh ! pas d’espoir de… de maraudage non plus de ce côté. Vous y pourrez trouver mieux, en vous faisant bien voir. Je sais que vous occupez encore dans le journal une place inférieure. Mais ne craignez rien, ils reçoivent tous les rédacteurs avec la même bienveillance. Allez-y croyez-moi. »

 

 

Il dit, en souriant : « Merci, vous êtes un ange… un ange gardien. » Puis ils parlèrent de choses et d’autres.

 

 

Il resta longtemps, voulant prouver qu’il avait plaisir à se trouver près d’elle ; et, en la quittant, il demanda encore :

 

 

« C’est entendu, nous sommes des amis ?

 

 

– C’est entendu. »


Date: 2015-12-18; view: 471


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