Home Random Page


CATEGORIES:

BiologyChemistryConstructionCultureEcologyEconomyElectronicsFinanceGeographyHistoryInformaticsLawMathematicsMechanicsMedicineOtherPedagogyPhilosophyPhysicsPolicyPsychologySociologySportTourism






Première Partie 2 page

 

 

Il s’approcha d’une ouvreuse.

 

 

« La loge dix-sept ? dit-il.

 

 

– Par ici, monsieur. »

 

 

Et on les enferma dans une petite boîte en bois, découverte, tapissée de rouge, et qui contenait quatre chaises de même couleur, si rapprochées qu’on pouvait à peine se glisser entre elles. Les deux amis s’assirent : et, à droite comme à gauche, suivant une longue ligne arrondie aboutissant à la scène par les deux bouts, une suite de cases semblables contenait des gens assis également et dont on ne voyait que la tête et la poitrine.


Sur la scène, trois jeunes hommes en maillot collant, un grand, un moyen, un petit, faisaient, tour à tour, des exercices sur un trapèze.

 

 

Le grand s’avançait d’abord, à pas courts et rapides, en souriant, et saluait avec un mouvement de la main comme pour envoyer un baiser.

 

 

On voyait, sous le maillot, se dessiner les muscles des bras et des jambes ; il gonflait sa poitrine pour dissimuler son estomac trop saillant ; et sa figure semblait celle d’un garçon coiffeur, car une raie soignée ouvrait sa chevelure en deux parties égales, juste au milieu du crâne. Il atteignait le trapèze d’un bond gracieux, et, pendu par les mains, tournait autour comme une roue lancée ; ou bien, les bras raides, le corps droit, il se tenait immobile, couché horizontalement dans le vide, attaché seulement à la barre fixe par la force des poignets.

 

 

Puis il sautait à terre, saluait de nouveau en souriant sous les applaudissements de l’orchestre, et allait se coller contre le décor, en montrant bien, à chaque pas, la musculature de sa jambe.

 

 

Le second, moins haut, plus trapu, s’avançait à son tour et répétait le même exercice, que le dernier recommençait encore, au milieu de la faveur plus marquée du public.

 

 

Mais Duroy ne s’occupait guère du spectacle, et, la tête tournée, il regardait sans cesse derrière lui le grand promenoir plein d’hommes et de prostituées.

 

 

Forestier lui dit :

 

 

« Remarque donc l’orchestre : rien que des bourgeois avec leurs femmes et leurs enfants, de bonnes têtes stupides qui viennent pour voir. Aux loges, des boulevardiers ; quelques artistes, quelques filles de demi-choix ; et, derrière nous, le plus drôle de mélange qui soit dans Paris. Quels sont ces hommes ?


Observe-les. Il y a de tout, de toutes les castes, mais la crapule domine. Voici des employés, employés de banque, de magasin, de ministère, des reporters, des souteneurs, des officiers en bourgeois, des gommeux en habit, qui viennent de dîner au cabaret et qui sortent de l’Opéra avant d’entrer aux Italiens, et puis encore tout un monde d’hommes suspects qui défient l’analyse. Quant aux femmes, rien qu’une marque : la soupeuse de l’Américain, la fille à un ou deux louis qui guette l’étranger de cinq louis et prévient ses habitués quand elle est libre. On les connaît toutes depuis six ans ; on les voit tous les soirs, toute l’année, aux mêmes endroits, sauf quand elles font une station hygiénique à Saint-Lazare ou à Lourcine. »



 

 

Duroy n’écoutait plus. Une de ces femmes, s’étant accoudée à leur loge, le regardait. C’était une grosse brune à la chair blanchie par la pâte, à l’œil noir, allongé, souligné par le crayon, encadré sous des sourcils énormes et factices. Sa poitrine, trop forte, tendait la soie sombre de sa robe ; et ses lèvres peintes, rouges comme une plaie, lui donnaient quelque chose de bestial, d’ardent, d’outré, mais qui allumait le désir cependant.

 

 

Elle appela, d’un signe de tête, une de ses amies qui passait, une blonde aux cheveux rouges, grasse aussi, et elle lui dit d’une voix assez forte pour être entendue :

 

 

« Tiens, v’là un joli garçon : s’il veut de moi pour dix louis, je ne dirai pas non. »

 

 

Forestier se retourna, et, souriant, il tapa sur la cuisse de

Duroy :

 

 

« C’est pour toi, ça : tu as du succès, mon cher. Mes compliments. »

 

 

L’ancien sous-off avait rougi ; et il tâtait, d’un mouvement machinal du doigt, les deux pièces d’or dans la poche de son gilet.


Le rideau s’était baissé ; l’orchestre maintenant jouait une valse.

 

 

Duroy dit :

 

 

« Si nous faisions un tour dans la galerie ?

 

 

– Comme tu voudras. »

 

 

Ils sortirent, et furent aussitôt entraînés dans le courant des promeneurs. Pressés, poussés, serrés, ballottés, ils allaient, ayant devant les yeux un peuple de chapeaux. Et les filles, deux par deux, passaient dans cette foule d’hommes, la traversaient avec facilité, glissaient entre les coudes, entre les poitrines, entre les dos, comme si elles eussent été bien chez elles, bien à l’aise, à la façon des poissons dans l’eau, au milieu de ce flot de mâles.

 

 

Duroy ravi, se laissait aller, buvait avec ivresse l’air vicié par le tabac, par l’odeur humaine et les parfums des drôlesses. Mais Forestier suait, soufflait, toussait.

 

 

« Allons au jardin », dit-il.

 

 

Et, tournant à gauche, ils pénétrèrent dans une espèce de jardin couvert, que deux grandes fontaines de mauvais goût rafraîchissaient. Sous des ifs et des thuyas en caisse, des hommes et des femmes buvaient sur des tables de zinc.

 

 

« Encore un bock ? demanda Forestier. Oui, volontiers. »

Ils s’assirent en regardant passer le public.

 

 

De temps en temps, une rôdeuse s’arrêtait, puis demandait avec un sourire banal : « M’offrez-vous quelque chose,


monsieur ? » Et comme Forestier répondait : « Un verre d’eau à la fontaine », elle s’éloignait en murmurant : « Va donc, mufle ! »

 

 

Mais la grosse brune qui s’était appuyée tout à l’heure derrière la loge des deux camarades reparut, marchant arrogamment, le bras passé sous celui de la grosse blonde. Cela faisait vraiment une belle paire de femmes, bien assorties.

 

 

Elle sourit en apercevant Duroy, comme si leurs yeux se fussent dit déjà des choses intimes et secrètes ; et, prenant une chaise, elle s’assit tranquillement en face de lui et fit asseoir son amie, puis elle commanda d’une voix claire : « Garçon, deux grenadines ! » Forestier, surpris, prononça : « Tu ne te gênes pas, toi ! »

 

 

Elle répondit :

 

 

« C’est ton ami qui me séduit. C’est vraiment un joli garçon. Je crois qu’il me ferait faire des folies ! »

 

 

Duroy, intimidé, ne trouvait rien à dire. Il retroussait sa moustache frisée en souriant d’une façon niaise. Le garçon apporta les sirops, que les femmes burent d’un seul trait ; puis elles se levèrent, et la brune, avec un petit salut amical de la tête et un léger coup d’éventail sur le bras, dit à Duroy : « Merci, mon chat. Tu n’as pas la parole facile. »

 

 

Et elles partirent en balançant leur croupe. Alors Forestier se mit à rire :

« Dis donc, mon vieux, sais-tu que tu as vraiment du succès

auprès des femmes ? Il faut soigner ça. Ça peut te mener loin. »

 

 

Il se tut une seconde, puis reprit, avec ce ton rêveur des gens qui pensent tout haut :


 

« C’est encore par elles qu’on arrive le plus vite. »

 

 

Et comme Duroy souriait toujours sans répondre, il demanda :

 

 

« Est-ce que tu restes encore ? Moi, je vais rentrer, j’en ai assez. »

 

 

L’autre murmura :

 

 

« Oui, je reste encore un peu. Il n’est pas tard. » Forestier se leva :

« Eh bien, adieu, alors. À demain. N’oublie pas ? 17, rue

Fontaine, sept heures et demie.

 

 

– C’est entendu ; à demain. Merci. »

 

 

Ils se serrèrent la main, et le journaliste s’éloigna.

 

 

Dès qu’il eut disparu, Duroy se sentit libre, et de nouveau il tâta joyeusement les deux pièces d’or dans sa poche ; puis, se levant, il se mit à parcourir la foule qu’il fouillait de l’œil.

 

 

Il les aperçut bientôt, les deux femmes, la blonde et la brune, qui voyageaient toujours de leur allure fière de mendiantes, à travers la cohue des hommes.

 

 

Il alla droit sur elles, et quand il fut tout près, il n’osa plus. La brune lui dit :

« As-tu retrouvé ta langue ? »


 

Il balbutia : « Parbleu », sans parvenir à prononcer autre chose que cette parole.

 

 

Ils restaient debout tous les trois, arrêtés, arrêtant le mouvement du promenoir, formant un remous autour d’eux.

 

 

Alors, tout à coup, elle demanda :

 

 

« Viens-tu chez moi ? »

 

 

Et lui, frémissant de convoitise, répondit brutalement.

 

 

« Oui, mais je n’ai qu’un louis dans ma poche. » Elle sourit avec indifférence :

« Ça ne fait rien. »

 

 

Et elle prit son bras en signe de possession.

 

 

Comme ils sortaient, il songeait qu’avec les autres vingt francs il pourrait facilement se procurer, en location, un costume de soirée pour le lendemain.


– II –

 

« Monsieur Forestier, s’il vous plaît ?

 

 

– Au troisième, la porte à gauche. »

 

 

Le concierge avait répondu cela d’une voix aimable où apparaissait une considération pour son locataire. Et Georges Duroy monta l’escalier.

 

 

Il était un peu gêné, intimidé, mal à l’aise. Il portait un habit pour la première fois de sa vie, et l’ensemble de sa toilette l’inquiétait : Il la sentait défectueuse en tout, par les bottines non vernies mais assez fines cependant, car il avait la coquetterie du pied, par la chemise de quatre francs cinquante achetée le matin même au Louvre, et dont le plastron trop mince ce cassait déjà. Ses autres chemises, celles de tous les jours, ayant des avaries plus ou moins graves, il n’avait pu utiliser même la moins abîmée.

 

 

Son pantalon, un peu trop large, dessinait mal la jambe, semblait s’enrouler autour du mollet, avait cette apparence fripée que prennent les vêtements d’occasion sur les membres qu’ils recouvrent par aventure. Seul, l’habit n’allait pas mal, s’étant trouvé à peu près juste pour la taille.

 

 

Il montait lentement les marches, le cœur battant, l’esprit anxieux, harcelé surtout par la crainte d’être ridicule ; et, soudain, il aperçut en face de lui un monsieur en grande toilette qui le regardait. Ils se trouvaient si près l’un de l’autre que Duroy fit un mouvement en arrière, puis il demeura stupéfait : c’était lui- même, reflété par une haute glace en pied qui formait sur le palier du premier une longue perspective de galerie. Un élan de joie le fit tressaillir, tant il se jugea mieux qu’il n’aurait cru.

 

 

N’ayant chez lui que son petit miroir à barbe, il n’avait pu se contempler entièrement, et comme il n’y voyait que fort mal les


diverses parties de sa toilette improvisée, il s’exagérait les imperfections, s’affolait à l’idée d’être grotesque.

 

 

Mais voilà qu’en s’apercevant brusquement dans la glace, il ne s’était pas même reconnu ; il s’était pris pour un autre, pour un homme du monde, qu’il avait trouvé fort bien, fort chic, au premier coup d’œil.

 

 

Et maintenant, en se regardant avec soin, il reconnaissait que, vraiment, l’ensemble était satisfaisant.

 

 

Alors il s’étudia comme font les acteurs pour apprendre leurs rôles. Il se sourit, se tendit la main, fit des gestes, exprima des sentiments : l’étonnement, le plaisir, l’approbation ; et il chercha les degrés du sourire et les intentions de l’œil pour se montrer galant auprès des dames, leur faire comprendre qu’on les admire et qu’on les désire.

 

 

Une porte s’ouvrit dans l’escalier. Il eut peur d’être surpris et il se mit à monter fort vite et avec la crainte d’avoir été vu, minaudant ainsi, par quelque invité de son ami.

 

 

En arrivant au second étage, il aperçut une autre glace et il ralentit sa marche pour se regarder passer. Sa tournure lui parut vraiment élégante. Il marchait bien. Et une confiance immodérée en lui-même emplit son âme. Certes, il réussirait avec cette figure-là et son désir d’arriver, et la résolution qu’il se connaissait et l’indépendance de son esprit. Il avait envie de courir, de sauter en gravissant le dernier étage. Il s’arrêta devant la troisième glace, frisa sa moustache d’un mouvement qui lui était familier, ôta son chapeau pour rajuster sa chevelure, et murmura à mi-voix, comme il faisait souvent : « Voilà une excellente invention. » Puis, tendant la main vers le timbre, il sonna.

 

 

La porte s’ouvrit presque aussitôt, et il se trouva en présence d’un valet en habit noir, grave, rasé, si parfait de tenue que Duroy se troubla de nouveau sans comprendre d’où lui venait cette


vague émotion : d’une inconsciente comparaison, peut-être, entre la coupe de leurs vêtements. Ce laquais, qui avait des souliers vernis, demanda en prenant le pardessus que Duroy tenait sur son bras par peur de montrer les taches :

 

 

« Qui dois-je annoncer ? »

 

 

Et il jeta le nom derrière une porte soulevée, dans un salon où il fallait entrer.

 

 

Mais Duroy, tout à coup perdant son aplomb, se sentit perclus de crainte, haletant. Il allait faire son premier pas dans l’existence attendue, rêvée. Il s’avança, pourtant. Une jeune femme blonde était debout qui l’attendait, toute seule, dans une grande pièce bien éclairée et pleine d’arbustes, comme une serre.

 

 

Il s’arrêta net, tout à fait déconcerté. Quelle était cette dame qui souriait ? Puis il se souvint que Forestier était marié ; et la pensée que cette jolie blonde élégante devait être la femme de son ami acheva de l’effarer.

 

 

Il balbutia : « Madame, je suis… » Elle lui tendit la main :

« Je le sais, monsieur. Charles m’a raconté votre rencontre d’hier soir, et je suis très heureuse qu’il ait eu la bonne inspiration de vous prier de dîner avec nous aujourd’hui. »

 

 

Il rougit jusqu’aux oreilles, ne sachant plus que dire ; et il se sentait examiné, inspecté des pieds à la tête, pesé, jugé.

 

 

Il avait envie de s’excuser, d’inventer une raison pour expliquer les négligences de sa toilette ; mais il ne trouva rien, et n’osa pas toucher à ce sujet difficile.

 

 

Il s’assit sur un fauteuil qu’elle lui désignait, et quand il sentit plier sous lui le velours élastique et doux du siège, quand il se sentit enfoncé, appuyé, étreint par ce meuble caressant dont le dossier et les bras capitonnés le soutenaient délicatement, il lui


sembla qu’il entrait dans une vie nouvelle et charmante, qu’il prenait possession de quelque chose de délicieux, qu’il devenait quelqu’un, qu’il était sauvé ; et il regarda Mme Forestier dont les yeux ne l’avaient point quitté.

 

 

Elle était vêtue d’une robe de cachemire bleu pâle qui dessinait bien sa taille souple et sa poitrine grasse.

 

 

La chair des bras et de la gorge sortait d’une mousse de dentelle blanche dont étaient garnis le corsage et les courtes manches ; et les cheveux relevés au sommet de la tête, frisant un peu sur la nuque, faisaient un léger nuage de duvet blond au- dessus du cou.

 

 

Duroy se rassurait sous son regard, qui lui rappelait sans qu’il sût pourquoi, celui de la fille rencontrée la veille aux Folies- Bergère. Elle avait les yeux gris, d’un gris azuré qui en rendait étrange l’expression, le nez mince, les lèvres fortes, le menton un peu charnu, une figure irrégulière et séduisante, pleine de gentillesse et de malice. C’était un de ces visages de femme dont chaque ligne révèle une grâce particulière, semble avoir une signification, dont chaque mouvement paraît dire ou cacher quelque chose.

 

 

Après un court silence, elle lui demanda :

 

 

« Vous êtes depuis longtemps à Paris ? »

 

 

Il répondit, en reprenant peu à peu possession de lui :

 

 

« Depuis quelques mois seulement, madame. J’ai un emploi dans les chemins de fer ; mais Forestier m’a laissé espérer que je pourrais, grâce à lui, pénétrer dans le journalisme. »

 

 

Elle eut un sourire plus visible, plus bienveillant ; et elle murmura en baissant la voix : « Je sais. » Le timbre avait tinté de nouveau. Le valet annonça :


 

« Mme de Marelle. »

C’était une petite brune, de celles qu’on appelle des brunettes. Elle entra d’une allure alerte ; elle semblait dessinée, moulée

des pieds à la tête dans une robe sombre toute simple.

 

 

Seule une rose rouge, piquée dans ses cheveux noirs. attirait l’œil violemment, semblait marquer sa physionomie, accentuer son caractère spécial, lui donner la note vive et brusque qu’il fallait.

 

 

Une fillette en robe courte la suivait. Mme Forestier s’élança :

 

 

« Bonjour, Clotilde.

 

 

– Bonjour, Madeleine. »

 

 

Elles s’embrassèrent. Puis l’enfant tendit son front avec une assurance de grande personne, en prononçant :

 

 

« Bonjour, cousine. »

 

 

Mme Forestier la baisa ; puis fit les présentations :

 

 

« M. Georges Duroy, un bon camarade de Charles. »

 

 

« Mme de Marelle, mon amie, un peu ma parente. » Elle ajouta :

« Vous savez, nous sommes ici sans cérémonie, sans façon et sans pose. C’est entendu, n’est-ce pas ? »


Le jeune homme s’inclina.

 

 

Mais la porte s’ouvrit de nouveau, et un petit gros monsieur, court et rond, parut, donnant le bras à une grande et belle femme, plus haute que lui, beaucoup plus jeune, de manières distinguées et d’allure grave. M. Walter, député, financier, homme d’argent et d’affaires, juif et méridional, directeur de La Vie Française, et sa femme, née Basile-Ravalau, fille du banquier de ce nom.

 

 

Puis parurent, coup sur coup, Jacques Rival, très élégant, et Norbert de Varenne, dont le col d’habit luisait, un peu ciré par le frottement des longs cheveux qui tombaient jusqu’aux épaules, et semaient dessus quelques grains de poussière blanche.

 

 

Sa cravate, mal nouée, ne semblait pas à sa première sortie. Il s’avança avec des grâces de vieux beau et, prenant la main de Mme Forestier, mit un baiser sur son poignet. Dans le mouvement qu’il fit en se baissant, sa longue chevelure se répandit comme de l’eau sur le bras nu de la jeune femme.

 

 

Et Forestier entra à son tour en s’excusant d’être en retard. Mais il avait été retenu au journal par l’affaire Morel. M. Morel, député radical, venait d’adresser une question au ministère sur une demande de crédit relative à la colonisation de l’Algérie.

 

 

Le domestique cria :

 

 

« Madame est servie ! »

 

 

Et on passa dans la salle à manger.

 

 

Duroy se trouvait placé entre Mme de Marelle et sa fille. Il se sentait de nouveau gêné, ayant peur de commettre quelque erreur dans le maniement conventionnel de la fourchette, de la cuiller ou des verres. Il y en avait quatre, dont un légèrement teinté de bleu. Que pouvait-on boire dans celui-là ?


 

On ne dit rien pendant qu’on mangeait le potage, puis Norbert de Varenne demanda : « Avez-vous lu ce procès Gauthier ? Quelle drôle de chose ! »

 

 

Et on discuta sur le cas d’adultère compliqué de chantage. On n’en parlait point comme on parle, au sein des familles, des événements racontés dans les feuilles publiques, mais comme on parle d’une maladie entre médecins ou de légumes entre fruitiers. On ne s’indignait pas, on ne s’étonnait pas des faits ; on en cherchait les causes profondes, secrètes, avec une curiosité professionnelle et une indifférence absolue pour le crime lui- même. On tâchait d’expliquer nettement les origines des actions, de déterminer tous les phénomènes cérébraux dont était né le drame, résultat scientifique d’un état d’esprit particulier. Les femmes aussi se passionnaient à cette poursuite, à ce travail. Et d’autres événements récents furent examinés, commentés, tournés sous toutes leurs faces, pesés à leur valeur, avec ce coup d’œil pratique et cette manière de voir spéciale des marchands de nouvelles, des débitants de comédie humaine à la ligne, comme on examine, comme on retourne et comme on pèse, chez les commerçants, les objets qu’on va livrer au public.

 

 

Puis il fut question d’un duel, et Jacques Rival prit la parole. Cela lui appartenait : personne autre ne pouvait traiter cette affaire.

 

 

Duroy n’osait point placer un mot. Il regardait parfois sa voisine, dont la gorge ronde le séduisait. Un diamant tenu par un fil d’or pendait au bas de l’oreille, comme une goutte d’eau qui aurait glissé sur la chair. De temps en temps, elle faisait une remarque qui éveillait toujours un sourire sur les lèvres. Elle avait un esprit drôle, gentil, inattendu, un esprit de gamine expérimentée qui voit les choses avec insouciance et les juge avec un scepticisme léger et bienveillant.


Duroy cherchait en vain quelque compliment à lui faire, et, ne trouvant rien, il s’occupait de sa fille, lui versait à boire, lui tenait ses plats, la servait. L’enfant, plus sévère que sa mère, remerciait avec une voix grave, faisait de courts saluts de la tête : « Vous êtes bien aimable, monsieur », et elle écoutait les grandes personnes d’un petit air réfléchi.

 

 

Le dîner était fort bon, et chacun s’extasiait. M. Walter mangeait comme un ogre, ne parlait presque pas, et considérait d’un regard oblique, glissé sous ses lunettes, les mets qu’on lui présentait. Norbert de Varenne lui tenait tête et laissait tomber parfois des gouttes de sauce sur son plastron de chemise.

 

 

Forestier, souriant et sérieux, surveillait, échangeait avec sa femme des regards d’intelligence, à la façon de compères accomplissant ensemble une besogne difficile et qui marche à souhait.

 

 

Les visages devenaient rouges, les voix s’enflaient. De moment en moment, le domestique murmurait à l’oreille des convives : « Corton – Château-Laroze ? »

 

 

Duroy avait trouvé le corton de son goût et il laissait chaque fois emplir son verre. Une gaieté délicieuse entrait en lui ; une gaieté chaude, qui lui montait du ventre à la tête, lui courait dans les membres, le pénétrait tout entier. Il se sentait envahi par un bien-être complet, un bien-être de vie et de pensée, de corps et d’âme.

 

 

Et une envie de parler lui venait, de se faire remarquer, d’être écouté, apprécié comme ces hommes dont on savourait les moindres expressions.

 

 

Mais la causerie qui allait sans cesse, accrochant les idées les unes aux autres, sautant d’un sujet à l’autre sur un mot, un rien, après avoir fait le tour des événements du jour et avoir effleuré,


en passant, mille questions, revint à la grande interpellation de

M. Morel sur la colonisation de l’Algérie.

 

 

M. Walter, entre deux services, fit quelques plaisanteries, car il avait l’esprit sceptique et gras. Forestier raconta son article du lendemain. Jacques Rival réclama un gouvernement militaire avec des concessions de terre accordées à tous les officiers après trente années de service colonial.

 

 

« De cette façon, disait-il, vous créerez une société énergique, ayant appris depuis longtemps à connaître et à aimer le pays, sachant sa langue et au courant de toutes ces graves questions locales auxquelles se heurtent infailliblement les nouveaux venus. »

 

 

Norbert de Varenne l’interrompit :

 

 

« Oui… ils sauront tout, excepté l’agriculture. Ils parleront l’arabe, mais ils ignoreront comment on repique des betteraves et comment on sème du blé. Ils seront même forts en escrime, mais très faibles sur les engrais. Il faudrait au contraire ouvrir largement ce pays neuf à tout le monde. Les hommes intelligents s’y feront une place, les autres succomberont. C’est la loi sociale. »


Date: 2015-12-18; view: 446


<== previous page | next page ==>
Première Partie 1 page | Première Partie 3 page
doclecture.net - lectures - 2014-2024 year. Copyright infringement or personal data (0.026 sec.)