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Première Partie 3 page

 

 

Un léger silence suivit. On souriait.

 

 

Georges Duroy ouvrit la bouche et prononça, surpris par le son de sa voix, comme s’il ne s’était jamais entendu parler :

 

 

« Ce qui manque le plus là-bas, c’est la bonne terre. Les propriétés vraiment fertiles coûtent aussi cher qu’en France, et sont achetées, comme placements de fonds, par des Parisiens très riches. Les vrais colons, les pauvres, ceux qui s’exilent faute de pain, sont rejetés dans le désert, où il ne pousse rien, par manque d’eau. »


Tout le monde le regardait. Il se sentit rougir. M. Walter demanda :

 

 

« Vous connaissez l’Algérie, monsieur ? » Il répondit :

« Oui, monsieur, j’y suis resté vingt-huit mois, et j’ai séjourné dans les trois provinces. »

 

 

Et brusquement, oubliant la question Morel, Norbert de Varenne l’interrogea sur un détail de mœurs qu’il tenait d’un officier. Il s’agissait du Mzab, cette étrange petite république arabe née au milieu du Sahara, dans la partie la plus desséchée de cette région brûlante.

 

 

Duroy avait visité deux fois le Mzab, et il raconta les mœurs de ce singulier pays, où les gouttes d’eau ont la valeur de l’or, où chaque habitant est tenu à tous les services publics, où la probité commerciale est poussée plus loin que chez les peuples civilisés.

 

 

Il parla avec une certaine verve hâbleuse, excité par le vin et par le désir de plaire ; il raconta des anecdotes de régiment, des traits de la vie arabe, des aventures de guerre. Il trouva même quelques mots colorés pour exprimer ces contrées jaunes et nues, interminablement désolées sous la flamme dévorante du soleil.

 

 

Toutes les femmes avaient les yeux sur lui. Mme Walter murmura de sa voix lente : « Vous feriez avec vos souvenirs une charmante série d’articles. » Alors Walter considéra le jeune homme par-dessus le verre de ses lunettes, comme il faisait pour bien voir les visages. Il regardait les plats par-dessous.

 

 

Forestier saisit le moment :


« Mon cher patron, je vous ai parlé tantôt de M. Georges Duroy, en vous demandant de me l’adjoindre pour le service des informations politiques. Depuis que Marambot nous a quittés, je n’ai personne pour aller prendre des renseignements urgents et confidentiels, et le journal en souffre. »

 

 

Le père Walter devint sérieux et releva tout à fait ses lunettes pour regarder Duroy bien en face. Puis il dit :

 

 

« Il est certain que M. Duroy a un esprit original. S’il veut bien venir causer avec moi, demain à trois heures, nous arrangerons ça. »



 

 

Puis, après un silence, et se tournant tout à fait vers le jeune homme :

 

 

« Mais faites-nous tout de suite une petite série fantaisiste sur l’Algérie. Vous raconterez vos souvenirs, et vous mêlerez à ça la question de la colonisation, comme tout à l’heure. C’est d’actualité, tout à fait d’actualité, et je suis sûr que ça plaira beaucoup à nos lecteurs. Mais dépêchez-vous ! Il me faut le premier article pour demain ou après-demain, pendant qu’on discute à la Chambre, afin d’amorcer le public. »

 

 

Mme Walter ajouta, avec cette grâce sérieuse qu’elle mettait en tout et qui donnait un air de faveurs à ses paroles :

 

 

« Et vous avez un titre charmant : Souvenirs d’un chasseur d’Afrique ; n’est-ce pas, monsieur Norbert ? »

 

 

Le vieux poète, arrivé tard à la renommée, détestait et redoutait les nouveaux venus. Il répondit d’un air sec :

 

 

« Oui, excellent, à condition que la suite soit dans la note, car c’est là la grande difficulté ; la note juste, ce qu’en musique on appelle le ton. »


 

Mme Forestier couvrait Duroy d’un regard protecteur et souriant, d’un regard de connaisseur qui semblait dire : « Toi, tu arriveras. » Mme de Marelle s’était, à plusieurs reprises, tournée vers lui, et le diamant de son oreille tremblait sans cesse, comme si la fine goutte d’eau allait se détacher et tomber.

 

 

La petite fille demeurait immobile et grave, la tête baissée sur son assiette.

 

 

Mais le domestique faisait le tour de la table, versant dans les verres bleus du vin de Johannisberg ; et Forestier portait un toast en saluant M. Walter : « À la longue prospérité de La Vie Française ! »

 

 

Tout le monde s’inclina vers le Patron, qui souriait, et Duroy, gris de triomphe, but d’un trait. Il aurait vidé de même une barrique entière, lui semblait-il ; il aurait mangé un bœuf, étranglé un lion. Il se sentait dans les membres une vigueur surhumaine, dans l’esprit une résolution invincible et une espérance infinie. Il était chez lui, maintenant, au milieu de ces gens ; il venait d’y prendre position, d’y conquérir sa place. Son regard se posait sur les visages avec une assurance nouvelle, et il osa, pour la première fois, adresser la parole à sa voisine :

 

 

« Vous avez, madame, les plus jolies boucles d’oreilles que j’aie jamais vues. »

 

 

Elle se tourna vers lui en souriant :

 

 

« C’est une idée à moi de pendre des diamants comme ça, simplement au bout du fil. On dirait vraiment de la rosée, n’est-ce pas ? »

 

 

Il murmura, confus de son audace et tremblant de dire une sottise :


« C’est charmant… mais l’oreille aussi fait valoir la chose. »

 

 

Elle le remercia d’un regard, d’un de ces clairs regards de femme qui pénètrent jusqu’au cœur.

 

 

Et comme il tournait la tête, il rencontra encore les yeux de Mme Forestier, toujours bienveillants, mais il crut y voir une gaieté plus vive, une malice, un encouragement.

 

 

Tous les hommes maintenant parlaient en même temps, avec des gestes et des éclats de voix ; on discutait le grand projet du chemin de fer métropolitain. Le sujet ne fut épuisé qu’à la fin du dessert, chacun ayant une quantité de choses à dire sur la lenteur des communications dans Paris, les inconvénients des tramways, les ennuis des omnibus et la grossièreté des cochers de fiacre.

 

 

Puis on quitta la salle à manger pour aller prendre le café. Duroy, par plaisanterie, offrit son bras à la petite fille. Elle le remercia gravement, et se haussa sur la pointe des pieds pour arriver à poser la main sur le coude de son voisin.

 

 

En entrant dans le salon, il eut de nouveau la sensation de pénétrer dans une serre. De grands palmiers ouvraient leurs feuilles élégantes dans les quatre coins de la pièce, montaient jusqu’au plafond, puis s’élargissaient en jets d’eau.

 

 

Des deux côtés de la cheminée, des caoutchoucs, ronds comme des colonnes, étageaient l’une sur l’autre leurs longues feuilles d’un vert sombre, et sur le piano deux arbustes inconnus, ronds et couverts de fleurs, l’un tout rose et l’autre tout blanc, avaient l’air de plantes factices, invraisemblables, trop belles pour être vraies.

 

 

L’air était frais et pénétré d’un parfum vague, doux, qu’on n’aurait pu définir, dont on ne pouvait dire le nom.


Et le jeune homme, plus maître de lui, considéra avec attention l’appartement. Il n’était pas grand ; rien n’attirait le regard en dehors des arbustes ; aucune couleur vive ne frappait ; mais on se sentait à son aise dedans, on se sentait tranquille, reposé ; il enveloppait doucement, il plaisait, mettait autour du corps quelque chose comme une caresse.

 

 

Les murs étaient tendus avec une étoffe ancienne d’un violet passé, criblée de petites fleurs de soie jaune, grosses comme des mouches.

 

 

Des portières en drap bleu gris, en drap de soldat, ou l’on avait brodé quelques œillets de soie rouge, retombaient sur les portes ; et les sièges, de toutes les formes, de toutes les grandeurs, éparpillés au hasard dans l’appartement, chaises longues, fauteuils énormes ou minuscules, poufs et tabourets, étaient couverts de soie Louis XVI ou du beau velours d’Utrecht, fond crème à dessins grenat.

 

 

« Prenez-vous du café, monsieur Duroy ? »

 

 

Et Mme Forestier lui tendait une tasse pleine, avec ce sourire ami qui ne quittait point sa lèvre.

 

 

« Oui, madame, je vous remercie. »

 

 

Il reçut la tasse, et comme il se penchait plein d’angoisse pour cueillir avec la pince d’argent un morceau de sucre dans le sucrier que portait la petite fille, la jeune femme lui dit à mi-voix :

 

 

« Faites donc votre cour à Mme Walter. »

 

 

Puis elle s’éloigna avant qu’il eût pu répondre un mot.

 

 

Il but d’abord son café qu’il craignait de laisser tomber sur le tapis ; puis, l’esprit plus libre, il chercha un moyen de se


rapprocher de la femme de son nouveau directeur et d’entamer une conversation.

 

 

Tout à coup il s’aperçut qu’elle tenait à la main sa tasse vide ; et, comme elle se trouvait loin d’une table, elle ne savait où la poser. Il s’élança.

 

 

« Permettez, madame.

 

 

– Merci, monsieur. »

 

 

Il emporta la tasse, puis il revint :

 

 

« Si vous saviez, madame, quels bons moments m’a fait passer La Vie Française quand j’étais là-bas dans le désert. C’est vraiment le seul journal qu’on puisse lire hors de France, parce qu’il est plus littéraire, plus spirituel et moins monotone que tous les autres. On trouve de tout là-dedans. »

 

 

Elle sourit avec une indifférence aimable, et répondit gravement :

 

 

« M. Walter a eu bien du mal pour créer ce type de journal, qui répondait à un besoin nouveau. »

 

 

Et ils se mirent à causer. Il avait la parole facile et banale, du charme dans la voix, beaucoup de grâce dans le regard et une séduction irrésistible dans la moustache. Elle s’ébouriffait sur sa lèvre, crépue, frisée, jolie, d’un blond teinté de roux avec une nuance plus pâle dans les poils hérissés des bouts.

 

 

Ils parlèrent de Paris, des environs, des bords de la Seine, des villes d’eaux, des plaisirs de l’été, de toutes les choses courantes sur lesquelles on peut discourir indéfiniment sans se fatiguer l’esprit.


Puis, comme M. Norbert de Varenne s’approchait, un verre de liqueur à la main, Duroy s’éloigna par discrétion.

 

 

Mme de Marelle, qui venait de causer avec Forestier, l’appela :

 

 

« Eh bien, monsieur, dit-elle brusquement, vous voulez donc tâter du journalisme ? »

 

 

Alors il parla de ses projets, en termes vagues, puis recommença avec elle la conversation qu’il venait d’avoir avec Mme Walter ; mais, comme il possédait mieux son sujet, il s’y montra supérieur, répétant comme de lui des choses qu’il venait d’entendre. Et sans cesse il regardait dans les yeux sa voisine, comme pour donner à ce qu’il disait un sens profond.

 

 

Elle lui raconta à son tour des anecdotes, avec un entrain facile de femme qui se sait spirituelle et qui veut toujours être drôle ; et, devenant familière, elle posait la main sur son bras, baissait la voix pour dire des riens, qui prenaient ainsi un caractère d’intimité. Il s’exaltait intérieurement à frôler cette jeune femme qui s’occupait de lui. Il aurait voulu tout de suite se dévouer pour elle, la défendre, montrer ce qu’il valait, et les retards qu’il mettait à lui répondre indiquaient la préoccupation de sa pensée.

 

 

Mais tout à coup, sans raison, Mme de Marelle appelait :

« Laurine ! » et la petite fille s’en vint.

 

 

« Assieds-toi là, mon enfant, tu aurais froid près de la fenêtre. »

 

 

Et Duroy fut pris d’une envie folle d’embrasser la fillette, comme si quelque chose de ce baiser eût dû retourner à la mère.

 

 

Il demanda d’un ton galant et paternel :


 

« Voulez-vous me permettre de vous embrasser, mademoiselle ? »

 

 

L’enfant leva les yeux sur lui d’un air surpris. Mme de Marelle dit en riant :

 

 

« Réponds : « Je veux bien, monsieur, pour aujourd’hui ;

mais ce ne sera pas toujours comme ça. »

 

 

Duroy, s’asseyant aussitôt, prit sur son genou Laurine, puis effleura des lèvres les cheveux ondés et fins de l’enfant.

 

 

La mère s’étonna :

 

 

« Tiens, elle ne s’est pas sauvée ; c’est stupéfiant. Elle ne se laisse d’ordinaire embrasser que par les femmes. Vous êtes irrésistible, monsieur Duroy. »

 

 

II rougit, sans répondre, et d’un mouvement léger il balançait la petite fille sur sa jambe.

 

 

Mme Forestier s’approcha, et, poussant un cri d’étonnement :

 

 

« Tiens, voilà Laurine apprivoisée, quel miracle ! »

 

 

Jacques Rival aussi s’en venait, un cigare à la bouche, et Duroy se leva pour partir, ayant peur de gâter par quelque mot maladroit la besogne faite, son œuvre de conquête commencée.

 

 

Il salua, prit et serra doucement la petite main tendue des femmes, puis secoua avec force la main des hommes. Il remarqua que celle de Jacques Rival était sèche et chaude et répondait cordialement à sa pression ; celle de Norbert de Varenne, humide et froide et fuyait en glissant entre les doigts ; celle du père


Walter, froide et molle, sans énergie, sans expression ; celle de

Forestier, grasse et tiède. Son ami lui dit à mi-voix :

 

 

« Demain, trois heures, n’oublie pas.

 

 

– Oh ! non, ne crains rien. »

 

 

Quand il se retrouva sur l’escalier, il eut envie de descendre en courant, tant sa joie était véhémente, et il s’élança, enjambant les marches deux par deux ; mais tout à coup, il aperçut, dans la grande glace du second étage, un monsieur pressé qui venait en gambadant à sa rencontre, et il s’arrêta net, honteux comme s’il venait d’être surpris en faute.

 

 

Puis il se regarda longuement, émerveillé d’être vraiment aussi joli garçon ; puis il se sourit avec complaisance ; puis, prenant congé de son image, il se salua très bas, avec cérémonie, comme on salue les grands personnages.


– III –

 

Quand Georges Duroy se retrouva dans la rue, il hésita sur ce qu’il ferait. Il avait envie de courir, de rêver, d’aller devant lui en songeant à l’avenir et en respirant l’air doux de la nuit ; mais la pensée de la série d’articles demandés par le père Walter le poursuivait, et il se décida à rentrer tout de suite pour se mettre au travail.

 

 

Il revint à grands pas, gagna le boulevard extérieur, et le suivit jusqu’à la rue Boursault qu’il habitait. Sa maison, haute de six étages, était peuplée par vingt petits ménages ouvriers et bourgeois, et il éprouva en montant l’escalier, dont il éclairait avec des allumettes-bougies les marches sales où traînaient des bouts de papiers, des bouts de cigarettes, des épluchures de cuisine, une écœurante sensation de dégoût et une hâte de sortir de là, de loger comme les hommes riches, en des demeures propres, avec des tapis. Une odeur lourde de nourriture, de fosse d’aisances et d’humanité, une odeur stagnante de crasse et de vieille muraille, qu’aucun courant d’air n’eût pu chasser de ce logis, l’emplissait du haut en bas.

 

 

La chambre du jeune homme, au cinquième étage, donnait, comme sur un abîme profond, sur l’immense tranchée du chemin de fer de l’Ouest, juste au-dessus de la sortie du tunnel, près de la gare des Batignolles. Duroy ouvrit sa fenêtre et s’accouda sur l’appui de fer rouillé.

 

 

Au-dessous de lui, dans le fond du trou sombre, trois signaux rouges immobiles avaient l’air de gros yeux de bête ; et plus loin on en voyait d’autres, et encore d’autres, encore plus loin. À tout instant des coups de sifflet prolongés ou courts passaient dans la nuit, les uns proches, les autres à peine perceptibles, venus de là- bas, du côté d’Asnières. Ils avaient des modulations comme des appels de voix. Un d’eux se rapprochait, poussant toujours son cri plaintif qui grandissait de seconde en seconde, et bientôt une


grosse lumière jaune apparut, courant avec un grand bruit ; et Duroy regarda le long chapelet des wagons s’engouffrer sous le tunnel.

 

 

Puis il se dit : « Allons, au travail ! » Il posa sa lumière sur sa table ; mais au moment de se mettre à écrire, il s’aperçut qu’il n’avait chez lui qu’un cahier de papier à lettres.

 

 

Tant pis, il l’utiliserait en ouvrant la feuille dans toute sa grandeur. Il trempa sa plume dans l’encre et écrivit en tête, de sa plus belle écriture :

 

 

Souvenirs d’un chasseur d’Afrique.

 

 

Puis il chercha le commencement de la première phrase.

 

 

Il restait le front dans sa main, les yeux fixés sur le carré blanc déployé devant lui.

 

 

Qu’allait-il dire ? Il ne trouvait plus rien maintenant de ce qu’il avait raconté tout à l’heure, pas une anecdote, pas un fait, rien. Tout à coup il pensa : « Il faut que je débute par mon départ. » Et il écrivit : « C’était en 1874, aux environs du 15 mai, alors que la France épuisée se reposait après les catastrophes de l’année terrible… »

 

 

Et il s’arrêta net, ne sachant comment amener ce qui suivrait, son embarquement, son voyage, ses premières émotions.

 

 

Après dix minutes de réflexions il se décida à remettre au lendemain la page préparatoire du début, et à faire tout de suite une description d’Alger.

 

 

Et il traça sur son papier : « Alger est une ville toute blanche… » sans parvenir à énoncer autre chose. Il revoyait en souvenir la jolie cité claire, dégringolant, comme une cascade de


maisons plates, du haut de sa montagne dans la mer, mais il ne trouvait plus un mot pour exprimer ce qu’il avait vu, ce qu’il avait senti.

 

 

Après un grand effort, il ajouta : « Elle est habitée en partie par des Arabes… » Puis il jeta sa plume sur la table et se leva.

 

 

Sur son petit lit de fer, où la place de son corps avait fait un creux, il aperçut ses habits de tous les jours jetés là, vides, fatigués, flasques, vilains comme des hardes de la Morgue. Et, sur une chaise de paille, son chapeau de soie, son unique chapeau, semblait ouvert pour recevoir l’aumône.

 

 

Ses murs, tendus d’un papier gris à bouquets bleus, avaient autant de taches que de fleurs, des taches anciennes, suspectes, dont on n’aurait pu dire la nature, bêtes écrasées ou gouttes d’huile, bouts de doigts graissés de pommade ou écume de la cuvette projetée pendant les lavages. Cela sentait la misère honteuse, la misère en garni de Paris. Et une exaspération le souleva contre la pauvreté de sa vie. Il se dit qu’il fallait sortir de là, tout de suite, qu’il fallait en finir dès le lendemain avec cette existence besogneuse.

 

 

Une ardeur de travail l’ayant soudain ressaisi, il se rassit devant sa table, et recommença à chercher des phrases pour bien raconter la physionomie étrange et charmante d’Alger, cette antichambre de l’Afrique mystérieuse et profonde, l’Afrique des Arabes vagabonds et des nègres inconnus, l’Afrique inexplorée et tentante, dont on nous montre parfois, dans les jardins publics, les bêtes invraisemblables qui semblent créées pour des contes de fées, les autruches, ces poules extravagantes, les gazelles, ces chèvres divines, les girafes surprenantes et grotesques, les chameaux graves, les hippopotames monstrueux, les rhinocéros informes, et les gorilles, ces frères effrayants de l’homme.

 

 

Il sentait vaguement des pensées lui venir ; il les aurait dites, peut-être, mais il ne les pouvait point formuler avec des mots


écrits. Et son impuissance l’enfiévrant, il se leva de nouveau, les mains humides de sueur et le sang battant aux tempes.

 

 

Et ses yeux étant tombés sur la note de sa blanchisseuse, montée, le soir même, par le concierge, il fut saisi brusquement par un désespoir éperdu. Toute sa joie disparut en une seconde avec sa confiance en lui et sa foi dans l’avenir. C’était fini ; tout était fini, il ne ferait rien ; il ne serait rien ; il se sentait vide, incapable, inutile, condamné.

 

 

Et il retourna s’accouder à la fenêtre, juste au moment où un train sortait du tunnel avec un bruit subit et violent. Il s’en allait là-bas, à travers les champs et les plaines, vers la mer. Et le souvenir de ses parents entra au cœur de Duroy.

 

 

Il allait passer près d’eux, ce convoi, à quelques lieues seulement de leur maison. Il la revit, la petite maison, au haut de la côte, dominant Rouen et l’immense vallée de la Seine, à l’entrée du village de Canteleu.

 

 

Son père et sa mère tenaient un petit cabaret, une guinguette où les bourgeois des faubourgs venaient déjeuner le dimanche : À la Belle-Vue. Ils avaient voulu faire de leur fils un monsieur et l’avaient mis au collège. Ses études finies et son baccalauréat manqué, il était parti pour le service avec l’intention de devenir officier, colonel, général. Mais dégoûté de l’état militaire bien avant d’avoir fini ses cinq années, il avait rêvé de faire fortune à Paris.

 

 

Il y était venu, son temps expiré, malgré les prières du père et de la mère, qui, leur songe envolé, voulaient le garder maintenant. À son tour, il espérait un avenir ; il entrevoyait le triomphe au moyen d’événements encore confus dans son esprit, qu’il saurait assurément faire naître et seconder.

 

 

Il avait eu au régiment des succès de garnison, des bonnes fortunes faciles et même des aventures dans un monde plus élevé,


ayant séduit la fille d’un percepteur, qui voulait tout quitter pour le suivre, et la femme d’un avoué, qui avait tenté de se noyer par désespoir d’être délaissée.

 

 

Ses camarades disaient de lui : « C’est un malin, c’est un roublard, c’est un débrouillard qui saura se tirer d’affaire. » Et il s’était promis en effet d’être un malin, un roublard et un débrouillard.

 

 

Sa conscience native de Normand, frottée par la pratique quotidienne de l’existence de garnison, distendue par les exemples de maraudages en Afrique, de bénefs illicites, de supercheries suspectes, fouettée aussi par les idées d’honneur qui ont cours dans l’armée, par les bravades militaires, les sentiments patriotiques, les histoires magnanimes racontées entre sous-offs et par la gloriole du métier, était devenue une sorte de boîte à triple fond où l’on trouvait de tout.

 

 

Mais le désir d’arriver y régnait en maître.

 

 

Il s’était remis, sans s’en apercevoir, à rêvasser, comme il faisait chaque soir. Il imaginait une aventure d’amour magnifique qui l’amenait, d’un seul coup, à la réalisation de son espérance. Il épousait la fille d’un banquier ou d’un grand seigneur rencontrée dans la rue et conquise à première vue,

 

 

Le sifflet strident d’une locomotive qui, sortie toute seule du tunnel, comme un gros lapin de son terrier, et courant à toute vapeur sur les rails, filait vers le garage des machines, où elle allait se reposer, le réveilla de son songe.

 

 

Alors, ressaisi par l’espoir confus et joyeux qui hantait toujours son esprit, il jeta, à tout hasard, un baiser dans la nuit, un baiser d’amour vers l’image de la femme attendue, un baiser de désir vers la fortune convoitée. puis il ferma sa fenêtre et commença à se dévêtir en murmurant :


« Bah, je serai mieux disposé demain matin. Je n’ai pas l’esprit libre ce soir. Et puis, j’ai peut-être aussi un peu trop bu. On ne travaille pas bien dans ces conditions-là. »

 

 

Il se mit au lit, souffla la lumière, et s’endormit presque aussitôt.

 

 

Il se réveilla de bonne heure, comme on s’éveille aux jours d’espérance vive ou de souci, et, sautant du lit, il alla ouvrir sa fenêtre pour avaler une bonne tasse d’air frais, comme il disait.

 

 

Les maisons de la rue de Rome, en face, de l’autre côté du large fossé du chemin de fer, éclatantes dans la lumière du soleil levant, semblaient peintes avec de la clarté blanche. Sur la droite, au loin, on apercevait les coteaux d’Argenteuil, les hauteurs de Sannois et les moulins d’Orgemont dans une brume bleuâtre et légère, semblable à un petit voile flottant et transparent qui aurait été jeté sur l’horizon.


Date: 2015-12-18; view: 576


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