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LES TROIS MOUSQUETAIRES 28 page

 

« – Monsieur, lui dis-je, vous déplaît-il toujours que je retourne dans certaine maison de la rue Payenne, et me donnerez-vous encore des coups de carme, s’il me prend fantaisie de vous désobéir ? »

 

« L’officier me regarda avec étonnement, puis il dit :

 

« – Que me voulez-vous, monsieur ? Je ne vous connais pas.

 

« – Je suis, répondis-je, le petit abbé qui lit les vies des saints et qui traduit Judith en vers.

 

« – Ah ! ah ! je me rappelle, dit l’officier en goguenardant ; que me voulez-vous ?

 

« – Je voudrais que vous eussiez le loisir de venir faire un tour de promenade avec moi.

 

« – Demain matin, si vous le voulez bien, et ce sera avec le plus grand plaisir.

 

« – Non, pas demain matin, s’il vous plaît, tout de suite.

 

« – Si vous l’exigez absolument…

 

« – Mais oui, je l’exige.

 

« – Alors, sortons. Mesdames, dit l’officier, ne vous dérangez pas. Le temps de tuer monsieur seulement, et je reviens vous achever le dernier couplet. »

 

« Nous sortîmes.

 

« Je le menai rue Payenne, juste à l’endroit où un an auparavant, heure pour heure, il m’avait fait le compliment que je vous ai rapporté. Il faisait un clair de lune superbe. Nous mîmes l’épée à la main, et à la première passe, je le tuai roide.

 

– Diable ! fit d’Artagnan.

 

– Or, continua Aramis, comme les dames ne virent pas revenir leur chanteur, et qu’on le trouva rue Payenne avec un grand coup d’épée au travers du corps, on pensa que c’était moi qui l’avait accommodé ainsi, et la chose fit scandale. Je fus donc pour quelque temps forcé de renoncer à la soutane. Athos, dont je fis la connaissance à cette époque, et Porthos, qui m’avait, en dehors de mes leçons d’escrime, appris quelques bottes gaillardes, me décidèrent à demander une casaque de mousquetaire. Le roi avait fort aimé mon père, tué au siège d’Arras, et l’on m’accorda cette casaque. Vous comprenez donc qu’aujourd’hui le moment est venu pour moi de rentrer dans le sein de Église

 

– Et pourquoi aujourd’hui plutôt qu’hier et que demain ? Que vous est-il donc arrivé aujourd’hui, qui vous donne de si méchantes idées ?

 

– Cette blessure, mon cher d’Artagnan, m’a été un avertissement du Ciel.

 

– Cette blessure ? bah ! elle est à peu près guérie, et je suis sûr qu’aujourd’hui ce n’est pas celle-là qui vous fait le plus souffrir.



 

– Et laquelle ? demanda Aramis en rougissant.

 

– Vous en avez une au cœur, Aramis, une plus vive et plus sanglante, une blessure faite par une femme. »

 

L’œil d’Aramis étincela malgré lui.

 

« Ah ! dit-il en dissimulant son émotion sous une feinte négligence, ne parlez pas de ces choses-là ; moi, penser à ces choses-là ! avoir des chagrins d’amour ? Vanitas vanitatum ! Me serais-je donc, à votre avis, retourné la cervelle, et pour qui ? pour quelque grisette, pour quelque fille de chambre, à qui j’aurais fait la cour dans une garnison, fi !

 

– Pardon, mon cher Aramis, mais je croyais que vous portiez vos visées plus haut.

 

– Plus haut ? et que suis-je pour avoir tant d’ambition ? un pauvre mousquetaire fort gueux et fort obscur, qui hait les servitudes et se trouve grandement déplacé dans le monde !

 

– Aramis, Aramis ! s’écria d’Artagnan en regardant son ami avec un air de doute.

 

– Poussière, je rentre dans la poussière. La vie est pleine d’humiliations et de douleurs, continua-t-il en s’assombrissant ; tous les fils qui la rattachent au bonheur se rompent tour à tour dans la main de l’homme, surtout les fils d’or. O mon cher d’Artagnan ! reprit Aramis en donnant à sa voix une légère teinte d’amertume, croyez-moi, cachez bien vos plaies quand vous en aurez. Le silence est la dernière joie des malheureux ; gardez-vous de mettre qui que ce soit sur la trace de vos douleurs, les curieux pompent nos larmes comme les mouches font du sang d’un daim blessé.

 

– Hélas, mon cher Aramis, dit d’Artagnan en poussant à son tour un profond soupir, c’est mon histoire à moi-même que vous faites là.

 

– Comment ?

 

– Oui, une femme que j’aimais, que j’adorais, vient de m’être enlevée de force. Je ne sais pas où elle est, où on l’a conduite ; elle est peut-être prisonnière, elle est peut-être morte.

 

– Mais vous avez au moins la consolation de vous dire qu’elle ne vous a pas quitté volontairement ; que si vous n’avez point de ses nouvelles, c’est que toute communication avec vous lui est interdite, tandis que…

 

– Tandis que…

 

– Rien, reprit Aramis, rien.

 

– Ainsi, vous renoncez à jamais au monde, c’est un parti pris, une résolution arrêtée ?

 

– À tout jamais. Vous êtes mon ami aujourd’hui demain vous ne serez plus pour moi qu’une ombre ; où plutôt même, vous n’existerez plus. Quant au monde, c’est un sépulcre et pas autre chose.

 

– Diable ! c’est fort triste ce que vous me dites là.

 

– Que voulez-vous ! ma vocation m’attire, elle m’enlève.

 

D’Artagnan sourit et ne répondit point. Aramis continua :

 

« Et cependant, tandis que je tiens encore à la terre j’eusse voulu vous parler de vous, de nos amis.

 

– Et moi, dit d’Artagnan, j’eusse voulu vous parler de vous-même, mais je vous vois si détaché de tout ; les amours, vous en faites fi ; les amis sont des ombres, le monde est un sépulcre.

 

– Hélas ! vous le verrez par vous-même, dit Aramis avec un soupir.

 

– N’en parlons donc plus, dit d’Artagnan, et brûlons cette lettre qui, sans doute, vous annonçait quelque nouvelle infidélité de votre grisette ou de votre fille de chambre.

 

– Quelle lettre ? s’écria vivement Aramis.

 

– Une lettre qui était venue chez vous en votre absence et qu’on m’a remise pour vous.

 

– Mais de qui cette lettre ?

 

– Ah ! de quelque suivante éplorée, de quelque grisette au désespoir ; la fille de chambre de Mme de Chevreuse peut-être, qui aura été obligée de retourner à Tours avec sa maîtresse, et qui, pour se faire pimpante, aura pris du papier parfumé et aura cacheté sa lettre avec une couronne de duchesse.

 

– Que dites-vous là ?

 

– Tiens, je l’aurai perdue ! dit sournoisement le jeune homme en faisant semblant de chercher. Heureusement que le monde est un sépulcre, que les hommes et par conséquent les femmes sont des ombres, que l’amour est un sentiment dont vous faites fi !

 

– Ah ! d’Artagnan, d’Artagnan ! s’écria Aramis, tu me fais mourir !

 

– Enfin, la voici ! » dit d’Artagnan.

 

Et il tira la lettre de sa poche.

 

Aramis fit un bond, saisit la lettre, la lut ou plutôt la dévora, son visage rayonnait.

 

« Il paraît que la suivante à un beau style, dit nonchalamment le messager.

 

– Merci, d’Artagnan ! s’écria Aramis presque en délire. Elle a été forcée de retourner à Tours ; elle ne m’est pas infidèle, elle m’aime toujours. Viens, mon ami, viens que je t’embrasse, le bonheur m’étouffe ! »

 

Et les deux amis se mirent à danser autour du vénérable saint Chrysostome, piétinant bravement les feuillets de la thèse qui avaient roulé sur le parquet.

 

En ce moment, Bazin entrait avec les épinards et l’omelette.

 

« Fuis, malheureux ! s’écria Aramis en lui jetant sa calotte au visage ; retourne d’où tu viens, remporte ces horribles légumes et cet affreux entremets ! demande un lièvre piqué, un chapon gras, un gigot à l’ail et quatre bouteilles de vieux bourgogne. »

 

Bazin, qui regardait son maître et qui ne comprenait rien à ce changement, laissa mélancoliquement glisser l’omelette dans les épinards, et les épinards sur le parquet.

 

« Voilà le moment de consacrer votre existence au Roi des Rois, dit d’Artagnan, si vous tenez à lui faire une politesse : Non inutile desiderium in oblatione.

 

– Allez-vous-en au diable avec votre latin ! Mon cher d’Artagnan, buvons, morbleu, buvons frais, buvons beaucoup, et racontez-moi un peu ce qu’on fait là-bas. »

 

CHAPITRE XXVII
LA FEMME D’ATHOS

« Il reste maintenant à savoir des nouvelles d’Athos, dit d’Artagnan au fringant Aramis, quand il l’eut mis au courant de ce qui s’était passé dans la capitale depuis leur départ, et qu’un excellent dîner leur eut fait oublier à l’un sa thèse, à l’autre sa fatigue.

 

– Croyez-vous donc qu’il lui soit arrivé malheur ? demanda Aramis. Athos est si froid, si brave et manie si habilement son épée.

 

– Oui, sans doute, et personne ne reconnaît mieux que moi le courage et l’adresse d’Athos, mais j’aime mieux sur mon épée le choc des lances que celui des bâtons, je crains qu’Athos n’ait été étrillé par de la valetaille, les valets sont gens qui frappent fort et ne finissent pas tôt. Voilà pourquoi, je vous l’avoue, je voudrais repartir le plus tôt possible.

 

– Je tâcherai de vous accompagner, dit Aramis, quoique je ne me sente guère en état de monter à cheval. Hier, j’essayai de la discipline que vous voyez sur ce mur et la douleur m’empêcha de continuer ce pieux exercice.

 

– C’est qu’aussi, mon cher ami, on n’a jamais vu essayer de guérir un coup d’escopette avec des coups de martinet ; mais vous étiez malade, et la maladie rend la tête faible, ce qui fait que je vous excuse.

 

– Et quand partez-vous ?

 

– Demain, au point du jour ; reposez-vous de votre mieux cette nuit, et demain, si vous le pouvez, nous partirons ensemble.

 

– À demain donc, dit Aramis ; car tout de fer que vous êtes, vous devez avoir besoin de repos. »

 

Le lendemain, lorsque d’Artagnan entra chez Aramis, il le trouva à sa fenêtre.

 

« Que regardez-vous donc là ? demanda d’Artagnan.

 

– Ma foi ! J’admire ces trois magnifiques chevaux que les garçons d’écurie tiennent en bride ; c’est un plaisir de prince que de voyager sur de pareilles montures.

 

– Eh bien, mon cher Aramis, vous vous donnerez ce plaisir-là, car l’un de ces chevaux est à vous.

 

– Ah ! bah, et lequel ?

 

– Celui des trois que vous voudrez : je n’ai pas de préférence.

 

– Et le riche caparaçon qui le couvre est à moi aussi ?

 

– Sans doute.

 

– Vous voulez rire, d’Artagnan.

 

– Je ne ris plus depuis que vous parlez français.

 

– C’est pour moi, ces fontes dorées, cette housse de velours, cette selle chevillée d’argent ?

 

– À vous-même, comme le cheval qui piaffe est à moi, comme cet autre cheval qui caracole est à Athos.

 

– Peste ! ce sont trois bêtes superbes.

 

– Je suis flatté qu’elles soient de votre goût.

 

– C’est donc le roi qui vous a fait ce cadeau-là ?

 

– À coup sûr, ce n’est point le cardinal, mais ne vous inquiétez pas d’où ils viennent, et songez seulement qu’un des trois est votre propriété.

 

– Je prends celui que tient le valet roux.

 

– À merveille !

 

– Vive Dieu ! s’écria Aramis, voilà qui me fait passer le reste de ma douleur ; je monterais là-dessus avec trente balles dans le corps. Ah ! sur mon âme, les beaux étriers ! Holà ! Bazin, venez çà, et à l’instant même. »

 

Bazin apparut, morne et languissant, sur le seuil de la porte.

 

« Fourbissez mon épée, redressez mon feutre, brossez mon manteau, et chargez mes pistolets ! dit Aramis.

 

– Cette dernière recommandation est inutile, interrompit d’Artagnan : il y a des pistolets chargés dans vos fontes. »

 

Bazin soupira.

 

« Allons, maître Bazin, tranquillisez-vous, dit d’Artagnan ; on gagne le royaume des cieux dans toutes les conditions.

 

– Monsieur était déjà si bon théologien ! dit Bazin presque larmoyant ; il fût devenu évêque et peut-être cardinal.

 

– Eh bien, mon pauvre Bazin, voyons, réfléchis un peu ; à quoi sert d’être homme d’Église, je te prie ? on n’évite pas pour cela d’aller faire la guerre ; tu vois bien que le cardinal va faire la première campagne avec le pot en tête et la pertuisane au poing ; et M. de Nogaret de La Valette, qu’en dis-tu ? il est cardinal aussi, demande à son laquais combien de fois il lui a fait de la charpie.

 

– Hélas ! soupira Bazin, je le sais, monsieur, tout est bouleversé dans le monde aujourd’hui. »

 

Pendant ce temps, les deux jeunes gens et le pauvre laquais étaient descendus.

 

« Tiens-moi l’étrier, Bazin », dit Aramis.

 

Et Aramis s’élança en selle avec sa grâce et sa légèreté ordinaire ; mais après quelques voltes et quelques courbettes du noble animal, son cavalier ressentit des douleurs tellement insupportables, qu’il pâlit et chancela. D’Artagnan qui, dans la prévision de cet accident, ne l’avait pas perdu des yeux, s’élança vers lui, le retint dans ses bras et le conduisit à sa chambre.

 

« C’est bien, mon cher Aramis, soignez-vous, dit-il, j’irai seul à la recherche d’Athos.

 

– Vous êtes un homme d’airain, lui dit Aramis.

 

– Non, j’ai du bonheur, voilà tout, mais comment allez-vous vivre en m’attendant ? plus de thèse, plus de glose sur les doigts et les bénédictions, hein ? »

 

Aramis sourit.

 

« Je ferai des vers, dit-il.

 

– Oui, des vers parfumés à l’odeur du billet de la suivante de Mme de Chevreuse. Enseignez donc la prosodie à Bazin, cela le consolera. Quant au cheval, montez-le tous les jours un peu, et cela vous habituera aux manœuvres.

 

– Oh ! pour cela, soyez tranquille, dit Aramis, vous me retrouverez prêt à vous suivre. »

 

Ils se dirent adieu et, dix minutes après, d’Artagnan, après avoir recommandé son ami à Bazin et à l’hôtesse, trottait dans la direction d’Amiens.

 

Comment allait-il retrouver Athos, et même le retrouverait-il ?

 

La position dans laquelle il l’avait laissé était critique ; il pouvait bien avoir succombé. Cette idée, en assombrissant son front, lui arracha quelques soupirs et lui fit formuler tout bas quelques serments de vengeance. De tous ses amis, Athos était le plus âgé, et partant le moins rapproché en apparence de ses goûts et de ses sympathies.

 

Cependant il avait pour ce gentilhomme une préférence marquée. L’air noble et distingué d’Athos, ces éclairs de grandeur qui jaillissaient de temps en temps de l’ombre où il se tenait volontairement enfermé, cette inaltérable égalité d’humeur qui en faisait le plus facile compagnon de la terre, cette gaieté forcée et mordante, cette bravoure qu’on eût appelée aveugle si elle n’eût été le résultat du plus rare sang-froid, tant de qualités attiraient plus que l’estime, plus que l’amitié de d’Artagnan, elles attiraient son admiration.

 

En effet, considéré même auprès de M. de Tréville, l’élégant et noble courtisan, Athos, dans ses jours de belle humeur, pouvait soutenir avantageusement la comparaison ; il était de taille moyenne, mais cette taille était si admirablement prise et si bien proportionnée, que, plus d’une fois, dans ses luttes avec Porthos, il avait fait plier le géant dont la force physique était devenue proverbiale parmi les mousquetaires ; sa tête, aux yeux perçants, au nez droit, au menton dessiné comme celui de Brutus, avait un caractère indéfinissable de grandeur et de grâce ; ses mains, dont il ne prenait aucun soin, faisaient le désespoir d’Aramis, qui cultivait les siennes à grand renfort de pâte d’amandes et d’huile parfumée ; le son de sa voix était pénétrant et mélodieux tout à la fois, et puis, ce qu’il y avait d’indéfinissable dans Athos, qui se faisait toujours obscur et petit, c’était cette science délicate du monde et des usages de la plus brillante société, cette habitude de bonne maison qui perçait comme à son insu dans ses moindres actions.

 

S’agissait-il d’un repas, Athos l’ordonnait mieux qu’aucun homme du monde, plaçant chaque convive à la place et au rang que lui avaient faits ses ancêtres ou qu’il s’était faits lui-même. S’agissait-il de science héraldique, Athos connaissait toutes les familles nobles du royaume, leur généalogie, leurs alliances, leurs armes et l’origine de leurs armes. L’étiquette n’avait pas de minuties qui lui fussent étrangères, il savait quels étaient les droits des grands propriétaires, il connaissait à fond la vénerie et la fauconnerie, et un jour il avait, en causant de ce grand art, étonné le roi Louis XIII lui-même, qui cependant y était passé maître.

 

Comme tous les grands seigneurs de cette époque, il montait à cheval et faisait des armes dans la perfection. Il y a plus : son éducation avait été si peu négligée, même sous le rapport des études scolastiques, si rares à cette époque chez les gentilshommes, qu’il souriait aux bribes de latin que détachait Aramis, et qu’avait l’air de comprendre Porthos ; deux ou trois fois même, au grand étonnement de ses amis, il lui était arrivé, lorsque Aramis laissait échapper quelque erreur de rudiment, de remettre un verbe à son temps et un nom à son cas. En outre, sa probité était inattaquable, dans ce siècle où les hommes de guerre transigeaient si facilement avec leur religion et leur conscience, les amants avec la délicatesse rigoureuse de nos jours, et les pauvres avec le septième commandement de Dieu. C’était donc un homme fort extraordinaire qu’Athos.

 

Et cependant, on voyait cette nature si distinguée, cette créature si belle, cette essence si fine, tourner insensiblement vers la vie matérielle, comme les vieillards tournent vers l’imbécillité physique et morale. Athos, dans ses heures de privation, et ces heures étaient fréquentes, s’éteignait dans toute sa partie lumineuse, et son côté brillant disparaissait comme dans une profonde nuit.

 

Alors, le demi-dieu évanoui, il restait à peine un homme. La tête basse, l’œil terne, la parole lourde et pénible, Athos regardait pendant de longues heures soit sa bouteille et son verre, soit Grimaud, qui, habitué à lui obéir par signes, lisait dans le regard atone de son maître jusqu’à son moindre désir, qu’il satisfaisait aussitôt. La réunion des quatre amis avait-elle lieu dans un de ces moments-là, un mot, échappé avec un violent effort, était tout le contingent qu’Athos fournissait à la conversation. En échange, Athos à lui seul buvait comme quatre, et cela sans qu’il y parût autrement que par un froncement de sourcil plus indiqué et par une tristesse plus profonde.

 

D’Artagnan, dont nous connaissons l’esprit investigateur et pénétrant, n’avait, quelque intérêt qu’il eût à satisfaire sa curiosité sur ce sujet, pu encore assigner aucune cause à ce marasme, ni en noter les occurrences. Jamais Athos ne recevait de lettres, jamais Athos ne faisait aucune démarche qui ne fût connue de tous ses amis.

 

On ne pouvait dire que ce fût le vin qui lui donnât cette tristesse, car au contraire il ne buvait que pour combattre cette tristesse, que ce remède, comme nous l’avons dit, rendait plus sombre encore. On ne pouvait attribuer cet excès d’humeur noire au jeu, car, au contraire de Porthos, qui accompagnait de ses chants ou de ses jurons toutes les variations de la chance, Athos, lorsqu’il avait gagné, demeurait aussi impassible que lorsqu’il avait perdu. On l’avait vu, au cercle des mousquetaires, gagner un soir trois mille pistoles, les perdre jusqu’au ceinturon brodé d’or des jours de gala ; regagner tout cela, plus cent louis, sans que son beau sourcil noir eût haussé ou baissé d’une demi-ligne, sans que ses mains eussent perdu leur nuance nacrée, sans que sa conversation, qui était agréable ce soir-là, eût cessé d’être calme et agréable.

 

Ce n’était pas non plus, comme chez nos voisins les Anglais, une influence atmosphérique qui assombrissait son visage, car cette tristesse devenait plus intense en général vers les beaux jours de l’année ; juin et juillet étaient les mois terribles d’Athos.

 

Pour le présent, il n’avait pas de chagrin, il haussait les épaules quand on lui parlait de l’avenir ; son secret était donc dans le passé, comme on l’avait dit vaguement à d’Artagnan.

 

Cette teinte mystérieuse répandue sur toute sa personne rendait encore plus intéressant l’homme dont jamais les yeux ni la bouche, dans l’ivresse la plus complète, n’avaient rien révélé, quelle que fût l’adresse des questions dirigées contre lui.

 

« Eh bien, pensait d’Artagnan, le pauvre Athos est peut-être mort à cette heure, et mort par ma faute, car c’est moi qui l’ai entraîné dans cette affaire, dont il ignorait l’origine, dont il ignorera le résultat et dont il ne devait tirer aucun profit.

 

– Sans compter, monsieur, répondait Planchet, que nous lui devons probablement la vie. Vous rappelez-vous comme il a crié : “Au large, d’Artagnan ! je suis pris.” Et après avoir déchargé ses deux pistolets, quel bruit terrible il faisait avec son épée ! On eût dit vingt hommes, ou plutôt vingt diables enragés ! »

 

Et ces mots redoublaient l’ardeur de d’Artagnan, qui excitait son cheval, lequel n’ayant pas besoin d’être excité emportait son cavalier au galop.

 

Vers onze heures du matin, on aperçut Amiens ; à onze heures et demie, on était à la porte de l’auberge maudite.

 

D’Artagnan avait souvent médité contre l’hôte perfide une de ces bonnes vengeances qui consolent, rien qu’en espérance. Il entra donc dans l’hôtellerie, le feutre sur les yeux, la main gauche sur le pommeau de l’épée et faisant siffler sa cravache de la main droite.

 

« Me reconnaissez-vous ? dit-il à l’hôte, qui s’avançait pour le saluer.

 

– Je n’ai pas cet honneur, Monseigneur, répondit celui-ci les yeux encore éblouis du brillant équipage avec lequel d’Artagnan se présentait.

 

– Ah ! vous ne me connaissez pas !

 

– Non, Monseigneur.

 

– Eh bien, deux mots vont vous rendre la mémoire. Qu’avez-vous fait de ce gentilhomme à qui vous eûtes l’audace, voici quinze jours passés à peu près, d’intenter une accusation de fausse monnaie ? »

 

L’hôte pâlit, car d’Artagnan avait pris l’attitude la plus menaçante, et Planchet se modelait sur son maître.

 

« Ah ! Monseigneur, ne m’en parlez pas, s’écria l’hôte de son ton de voix le plus larmoyant ; ah ! Seigneur, combien j’ai payé cette faute ! Ah ! malheureux que je suis !

 

– Ce gentilhomme, vous dis-je, qu’est-il devenu ?

 

– Daignez m’écouter, Monseigneur, et soyez clément. Voyons, asseyez-vous, par grâce ! »


Date: 2015-12-17; view: 521


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