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LES TROIS MOUSQUETAIRES 29 page

 

D’Artagnan, muet de colère et d’inquiétude, s’assit, menaçant comme un juge. Planchet s’adossa fièrement à son fauteuil.

 

« Voici l’histoire, Monseigneur, reprit l’hôte tout tremblant, car je vous reconnais à cette heure ; c’est vous qui êtes parti quand j’eus ce malheureux démêlé avec ce gentilhomme dont vous parlez.

 

– Oui, c’est moi ; ainsi vous voyez bien que vous n’avez pas de grâce à attendre si vous ne dites pas toute la vérité.

 

– Aussi veuillez m’écouter, et vous la saurez tout entière.

 

– J’écoute.

 

– J’avais été prévenu par les autorités qu’un faux-monnayeur célèbre arriverait à mon auberge avec plusieurs de ses compagnons, tous déguisés sous le costume de gardes ou de mousquetaires. Vos chevaux, vos laquais, votre figure, Messeigneurs, tout m’avait été dépeint.

 

– Après, après ? dit d’Artagnan, qui reconnut bien vite d’où venait le signalement si exactement donné.

 

– Je pris donc, d’après les ordres de l’autorité, qui m’envoya un renfort de six hommes, telles mesures que je crus urgentes afin de m’assurer de la personne des prétendus faux-monnayeurs.

 

– Encore ! dit d’Artagnan, à qui ce mot de faux-monnayeur échauffait terriblement les oreilles.

 

– Pardonnez-moi, Monseigneur, de dire de telles choses, mais elles sont justement mon excuse. L’autorité m’avait fait peur, et vous savez qu’un aubergiste doit ménager l’autorité.

 

– Mais encore une fois, ce gentilhomme, où est-il ? qu’est-il devenu ? Est-il mort ? est-il vivant ?

 

– Patience, Monseigneur, nous y voici. Il arriva donc ce que vous savez, et dont votre départ précipité, ajouta l’hôte avec une finesse qui n’échappa point à d’Artagnan, semblait autoriser l’issue. Ce gentilhomme votre ami se défendit en désespéré. Son valet, qui, par un malheur imprévu, avait cherché querelle aux gens de l’autorité, déguisés en garçons d’écurie…

 

– Ah ! misérable ! s’écria d’Artagnan, vous étiez tous d’accord, et je ne sais à quoi tient que je ne vous extermine tous !

 

– Hélas ! non, Monseigneur, nous n’étions pas tous d’accord, et vous l’allez bien voir. Monsieur votre ami (pardon de ne point l’appeler par le nom honorable qu’il porte sans doute, mais nous ignorons ce nom), monsieur votre ami, après avoir mis hors de combat deux hommes de ses deux coups de pistolet, battit en retraite en se défendant avec son épée dont il estropia encore un de mes hommes, et d’un coup du plat de laquelle il m’étourdit.



 

– Mais, bourreau, finiras-tu ? dit d’Artagnan. Athos, que devient Athos ?

 

– En battant en retraite, comme j’ai dit à Monseigneur, il trouva derrière lui l’escalier de la cave, et comme la porte était ouverte, il tira la clef à lui et se barricada en dedans. Comme on était sûr de le retrouver là, on le laissa libre.

 

– Oui, dit d’Artagnan, on ne tenait pas tout à fait à le tuer, on ne cherchait qu’à l’emprisonner.

 

– Juste Dieu ! à l’emprisonner, Monseigneur ? il s’emprisonna bien lui-même, je vous le jure. D’abord il avait fait de rude besogne, un homme était tué sur le coup et deux autres étaient blessés grièvement. Le mort et les deux blessés furent emportés par leurs camarades, et jamais je n’ai plus entendu parler ni des uns, ni des autres. Moi-même, quand je repris mes sens, j’allai trouver M. le gouverneur, auquel je racontai tout ce qui s’était passé, et auquel je demandai ce que je devais faire du prisonnier. Mais M. le gouverneur eut l’air de tomber des nues ; il me dit qu’il ignorait complètement ce que je voulais dire, que les ordres qui m’étaient parvenus n’émanaient pas de lui et que si j’avais le malheur de dire à qui que ce fût qu’il était pour quelque chose dans toute cette échauffourée, il me ferait pendre. Il paraît que je m’étais trompé, monsieur, que j’avais arrêté l’un pour l’autre, et que celui qu’on devait arrêter était sauvé.

 

– Mais Athos ? s’écria d’Artagnan, dont l’impatience se doublait de l’abandon où l’autorité laissait la chose ; Athos, qu’est-il devenu ?

 

– Comme j’avais hâte de réparer mes torts envers le prisonnier, reprit l’aubergiste, je m’acheminai vers la cave afin de lui rendre sa liberté. Ah ! monsieur, ce n’était plus un homme, c’était un diable. À cette proposition de liberté, il déclara que c’était un piège qu’on lui tendait et qu’avant de sortir il entendait imposer ses conditions. Je lui dis bien humblement, car je ne me dissimulais pas la mauvaise position où je m’étais mis en portant la main sur un mousquetaire de Sa Majesté, je lui dis que j’étais prêt à me soumettre à ses conditions.

 

« – D’abord, dit-il, je veux qu’on me rende mon valet tout armé. »

 

« On s’empressa d’obéir à cet ordre ; car vous comprenez bien, monsieur, que nous étions disposés à faire tout ce que voudrait votre ami. M. Grimaud (il a dit ce nom, celui-là, quoiqu’il ne parle pas beaucoup), M. Grimaud fut donc descendu à la cave, tout blessé qu’il était ; alors, son maître l’ayant reçu, rebarricada la porte et nous ordonna de rester dans notre boutique.

 

– Mais enfin, s’écria d’Artagnan, où est-il ? où est Athos ?

 

– Dans la cave, monsieur.

 

– Comment, malheureux, vous le retenez dans la cave depuis ce temps-là ?

 

– Bonté divine ! Non, monsieur. Nous, le retenir dans la cave ! vous ne savez donc pas ce qu’il y fait, dans la cave ! Ah ! si vous pouviez l’en faire sortir, monsieur, je vous en serais reconnaissant toute ma vie, vous adorerais comme mon patron.

 

– Alors il est là, je le retrouverai là ?

 

– Sans doute, monsieur, il s’est obstiné à y rester. Tous les jours, on lui passe par le soupirail du pain au bout d’une fourche, et de la viande quand il en demande ; mais, hélas ! ce n’est pas de pain et de viande qu’il fait la plus grande consommation. Une fois, j’ai essayé de descendre avec deux de mes garçons, mais il est entré dans une terrible fureur. J’ai entendu le bruit de ses pistolets qu’il armait et de son mousqueton qu’armait son domestique. Puis, comme nous leur demandions quelles étaient leurs intentions, le maître a répondu qu’ils avaient quarante coups à tirer lui et son laquais, et qu’ils les tireraient jusqu’au dernier plutôt que de permettre qu’un seul de nous mît le pied dans la cave. Alors, monsieur, j’ai été me plaindre au gouverneur, lequel m’a répondu que je n’avais que ce que je méritais, et que cela m’apprendrait à insulter les honorables seigneurs qui prenaient gîte chez moi.

 

– De sorte que, depuis ce temps ?… reprit d’Artagnan ne pouvant s’empêcher de rire de la figure piteuse de son hôte.

 

– De sorte que, depuis ce temps, monsieur, continua celui-ci, nous menons la vie la plus triste qui se puisse voir ; car, monsieur, il faut que vous sachiez que toutes nos provisions sont dans la cave ; il y a notre vin en bouteilles et notre vin en pièce, la bière, l’huile et les épices, le lard et les saucissons ; et comme il nous est défendu d’y descendre, nous sommes forcés de refuser le boire et le manger aux voyageurs qui nous arrivent, de sorte que tous les jours notre hôtellerie se perd. Encore une semaine avec votre ami dans ma cave, et nous sommes ruinés.

 

– Et ce sera justice, drôle. Ne voyait-on pas bien, à notre mine, que nous étions gens de qualité et non faussaires, dites ?

 

– Oui, monsieur, oui, vous avez raison, dit l’hôte. Mais tenez, tenez, le voilà qui s’emporte.

 

– Sans doute qu’on l’aura troublé, dit d’Artagnan.

 

– Mais il faut bien qu’on le trouble, s’écria l’hôte ; il vient de nous arriver deux gentilshommes anglais.

 

– Eh bien ?

 

– Eh bien, les Anglais aiment le bon vin, comme vous savez, monsieur ; ceux-ci ont demandé du meilleur. Ma femme alors aura sollicité de M. Athos la permission d’entrer pour satisfaire ces messieurs ; et il aura refusé comme de coutume. Ah ! bonté divine ! voilà le sabbat qui redouble ! »

 

D’Artagnan, en effet, entendit mener un grand bruit du côté de la cave ; il se leva et, précédé de l’hôte qui se tordait les mains, et suivi de Planchet qui tenait son mousqueton tout armé, il s’approcha du lieu de la scène.

 

Les deux gentilshommes étaient exaspérés, ils avaient fait une longue course et mouraient de faim et de soif.

 

« Mais c’est une tyrannie, s’écriaient-ils en très bon français, quoique avec un accent étranger, que ce maître fou ne veuille pas laisser à ces bonnes gens l’usage de leur vin. Ça, nous allons enfoncer la porte, et s’il est trop enragé, eh bien ! nous le tuerons.

 

– Tout beau, messieurs ! dit d’Artagnan en tirant ses pistolets de sa ceinture ; vous ne tuerez personne, s’il vous plaît.

 

– Bon, bon, disait derrière la porte la voix calme d’Athos, qu’on les laisse un peu entrer, ces mangeurs de petits enfants, et nous allons voir. »

 

Tout braves qu’ils paraissaient être, les deux gentilshommes anglais se regardèrent en hésitant ; on eût dit qu’il y avait dans cette cave un de ces ogres faméliques, gigantesques héros des légendes populaires, et dont nul ne force impunément la caverne.

 

Il y eut un moment de silence ; mais enfin les deux Anglais eurent honte de reculer, et le plus hargneux des deux descendit les cinq ou six marches dont se composait l’escalier et donna dans la porte un coup de pied à fendre une muraille.

 

« Planchet, dit d’Artagnan en armant ses pistolets, je me charge de celui qui est en haut, charge-toi de celui qui est en bas. Ah ! messieurs ! vous voulez de la bataille ! eh bien ! on va vous en donner !

 

– Mon Dieu, s’écria la voix creuse d’Athos, j’entends d’Artagnan, ce me semble.

 

– En effet, dit d’Artagnan en haussant la voix à son tour, c’est moi-même, mon ami.

 

– Ah ! bon ! alors, dit Athos, nous allons les travailler, ces enfonceurs de portes. »

 

Les gentilshommes avaient mis l’épée à la main, mais ils se trouvaient pris entre deux feux ; ils hésitèrent un instant encore ; mais, comme la première fois, l’orgueil l’emporta, et un second coup de pied fit craquer la porte dans toute sa hauteur.

 

« Range-toi, d’Artagnan, range-toi, cria Athos, range-toi, je vais tirer.

 

– Messieurs, dit d’Artagnan, que la réflexion n’abandonnait jamais, messieurs, songez-y ! De la patience, Athos. Vous vous engagez là dans une mauvaise affaire, et vous allez être criblés. Voici mon valet et moi qui vous lâcherons trois coups de feu, autant vous arriveront de la cave ; puis nous aurons encore nos épées, dont, je vous assure, mon ami et moi nous jouons passablement. Laissez-moi faire vos affaires et les miennes. Tout à l’heure vous aurez à boire, je vous en donne ma parole.

 

– S’il en reste », grogna la voix railleuse d’Athos.

 

L’hôtelier sentit une sueur froide couler le long de son échine.

 

« Comment, s’il en reste ! murmura-t-il.

 

– Que diable ! il en restera, reprit d’Artagnan ; soyez donc tranquille, à eux deux ils n’auront pas bu toute la cave. Messieurs, remettez vos épées au fourreau.

 

– Eh bien, vous, remettez vos pistolets à votre ceinture.

 

– Volontiers. »

 

Et d’Artagnan donna l’exemple. Puis, se retournant vers Planchet, il lui fit signe de désarmer son mousqueton.

 

Les Anglais, convaincus, remirent en grommelant leurs épées au fourreau. On leur raconta l’histoire de l’emprisonnement d’Athos. Et comme ils étaient bons gentilshommes, ils donnèrent tort à l’hôtelier.

 

« Maintenant, messieurs, dit d’Artagnan, remontez chez vous, et, dans dix minutes, je vous réponds qu’on vous y portera tout ce que vous pourrez désirer. »

 

Les Anglais saluèrent et sortirent.

 

« Maintenant que je suis seul, mon cher Athos, dit d’Artagnan, ouvrez-moi la porte, je vous en prie.

 

– À l’instant même », dit Athos.

 

Alors on entendit un grand bruit de fagots entrechoqués et de poutres gémissantes : c’étaient les contrescarpes et les bastions d’Athos, que l’assiégé démolissait lui-même.

 

Un instant après, la porte s’ébranla, et l’on vit paraître la tête pâle d’Athos qui, d’un coup d’œil rapide, explorait les environs.

 

D’Artagnan se jeta à son cou et l’embrassa tendrement puis il voulut l’entraîner hors de ce séjour humide, alors il s’aperçut qu’Athos chancelait.

 

« Vous êtes blessé ? lui dit-il.

 

– Moi ! pas le moins du monde ; je suis ivre mort, voilà tout, et jamais homme n’a mieux fait ce qu’il fallait pour cela. Vive Dieu ! mon hôte, il faut que j’en aie bu au moins pour ma part cent cinquante bouteilles.

 

– Miséricorde ! s’écria l’hôte, si le valet en a bu la moitié du maître seulement, je suis ruiné.

 

– Grimaud est un laquais de bonne maison, qui ne se serait pas permis le même ordinaire que moi ; il a bu à la pièce seulement ; tenez, je crois qu’il a oublié de remettre le fosset. Entendez-vous ? cela coule. »

 

D’Artagnan partit d’un éclat de rire qui changea le frisson de l’hôte en fièvre chaude.

 

En même temps, Grimaud parut à son tour derrière son maître, le mousqueton sur l’épaule, la tête tremblante, comme ces satyres ivres des tableaux de Rubens. Il était arrosé par-devant et par-derrière d’une liqueur grasse que l’hôte reconnut pour être sa meilleure huile d’olive.

 

Le cortège traversa la grande salle et alla s’installer dans la meilleure chambre de l’auberge, que d’Artagnan occupa d’autorité.

 

Pendant ce temps, l’hôte et sa femme se précipitèrent avec des lampes dans la cave, qui leur avait été si longtemps interdite et où un affreux spectacle les attendait.

 

Au-delà des fortifications auxquelles Athos avait fait brèche pour sortir et qui se composaient de fagots, de planches et de futailles vides entassées selon toutes les règles de l’art stratégique, on voyait çà et là, nageant dans les mares d’huile et de vin, les ossements de tous les jambons mangés, tandis qu’un amas de bouteilles cassées jonchait tout l’angle gauche de la cave et qu’un tonneau, dont le robinet était resté ouvert, perdait par cette ouverture les dernières gouttes de son sang. L’image de la dévastation et de la mort, comme dit le poète de l’Antiquité, régnait là comme sur un champ de bataille.

 

Sur cinquante saucissons, pendus aux solives, dix restaient à peine.

 

Alors les hurlements de l’hôte et de l’hôtesse percèrent la voûte de la cave, d’Artagnan lui-même en fut ému. Athos ne tourna pas même la tête.

 

Mais à la douleur succéda la rage. L’hôte s’arma d’une broche et, dans son désespoir, s’élança dans la chambre où les deux amis s’étaient retirés.

 

« Du vin ! dit Athos en apercevant l’hôte.

 

– Du vin ! s’écria l’hôte stupéfait, du vin ! mais vous m’en avez bu pour plus de cent pistoles ; mais je suis un homme ruiné, perdu, anéanti !

 

– Bah ! dit Athos, nous sommes constamment restés sur notre soif.

 

– Si vous vous étiez contentés de boire, encore ; mais vous avez cassé toutes les bouteilles.

 

– Vous m’avez poussé sur un tas qui a dégringolé. C’est votre faute.

 

– Toute mon huile est perdue !

 

– L’huile est un baume souverain pour les blessures, et il fallait bien que ce pauvre Grimaud pansât celles que vous lui avez faites.

 

– Tous mes saucissons rongés !

 

– Il y a énormément de rats dans cette cave.

 

– Vous allez me payer tout cela, cria l’hôte exaspéré.

 

– Triple drôle ! » dit Athos en se soulevant. Mais il retomba aussitôt ; il venait de donner la mesure de ses forces. D’Artagnan vint à son secours en levant sa cravache.

 

L’hôte recula d’un pas et se mit à fondre en larmes.

 

« Cela vous apprendra, dit d’Artagnan, à traiter d’une façon plus courtoise les hôtes que Dieu vous envoie.

 

– Dieu…, dites le diable !

 

– Mon cher ami, dit d’Artagnan, si vous nous rompez encore les oreilles, nous allons nous renfermer tous les quatre dans votre cave, et nous verrons si véritablement le dégât est aussi grand que vous le dites.

 

– Eh bien, oui, messieurs, dit l’hôte, j’ai tort, je l’avoue ; mais à tout péché miséricorde ; vous êtes des seigneurs et je suis un pauvre aubergiste, vous aurez pitié de moi.

 

– Ah ! si tu parles comme cela, dit Athos, tu vas me fendre le cœur, et les larmes vont couler de mes yeux comme le vin coulait de tes futailles. On n’est pas si diable qu’on en a l’air. Voyons, viens ici et causons. »

 

L’hôte s’approcha avec inquiétude.

 

« Viens, te dis-je, et n’aie pas peur, continua Athos. Au moment où j’allais te payer, j’avais posé ma bourse sur la table.

 

– Oui, Monseigneur.

 

– Cette bourse contenait soixante pistoles, où est-elle ?

 

– Déposée au greffe, Monseigneur : on avait dit que c’était de la fausse monnaie.

 

– Eh bien, fais-toi rendre ma bourse, et garde les soixante pistoles.

 

– Mais Monseigneur sait bien que le greffe ne lâche pas ce qu’il tient. Si c’était de la fausse monnaie, il y aurait encore de l’espoir ; mais malheureusement ce sont de bonnes pièces.

 

– Arrange-toi avec lui, mon brave homme, cela ne me regarde pas, d’autant plus qu’il ne me reste pas une livre.

 

– Voyons, dit d’Artagnan, l’ancien cheval d’Athos, où est-il ?

 

– À l’écurie.

 

– Combien vaut-il ?

 

– Cinquante pistoles tout au plus.

 

– Il en vaut quatre-vingts ; prends-le, et que tout soit dit.

 

– Comment ! tu vends mon cheval, dit Athos, tu vends mon Bajazet ? et sur quoi ferai-je la campagne ? sur Grimaud ?

 

– Je t’en amène un autre, dit d’Artagnan.

 

– Un autre ?

 

– Et magnifique ! s’écria l’hôte.

 

– Alors, s’il y en a un autre plus beau et plus jeune, prends le vieux, et à boire !

 

– Duquel ? demanda l’hôte tout à fait rasséréné.

 

– De celui qui est au fond, près des lattes ; il en reste encore vingt-cinq bouteilles, toutes les autres ont été cassées dans ma chute. Montez-en six.

 

– Mais c’est un foudre que cet homme ! dit l’hôte à part lui ; s’il reste seulement quinze jours ici, et qu’il paie ce qu’il boira, je rétablirai mes affaires.

 

– Et n’oublie pas, continua d’Artagnan, de monter quatre bouteilles du pareil aux deux seigneurs anglais.

 

– Maintenant, dit Athos, en attendant qu’on nous apporte du vin, conte-moi, d’Artagnan, ce que sont devenus les autres ; voyons. »

 

D’Artagnan lui raconta comment il avait trouvé Porthos dans son lit avec une foulure, et Aramis à une table entre les deux théologiens. Comme il achevait, l’hôte rentra avec les bouteilles demandées et un jambon qui, heureusement pour lui, était resté hors de la cave.

 

« C’est bien, dit Athos en remplissant son verre et celui de d’Artagnan, voilà pour Porthos et pour Aramis ; mais vous, mon ami, qu’avez-vous et que vous est-il arrivé personnellement ? Je vous trouve un air sinistre.

 

– Hélas ! dit d’Artagnan, c’est que je suis le plus malheureux de nous tous, moi !

 

– Toi malheureux, d’Artagnan ! dit Athos. Voyons, comment es-tu malheureux ? Dis-moi cela.

 

– Plus tard, dit d’Artagnan.

 

– Plus tard ! et pourquoi plus tard ? parce que tu crois que je suis ivre, d’Artagnan ? Retiens bien ceci : je n’ai jamais les idées plus nettes que dans le vin. Parle donc, je suis tout oreilles. »

 

D’Artagnan raconta son aventure avec Mme Bonacieux.

 

Athos l’écouta sans sourciller ; puis, lorsqu’il eut fini :

 

« Misères que tout cela, dit Athos, misères ! »

 

C’était le mot d’Athos.

 

« Vous dites toujours misères ! mon cher Athos, dit d’Artagnan ; cela vous sied bien mal, à vous qui n’avez jamais aimé. »

 

L’œil mort d’Athos s’enflamma soudain, mais ce ne fut qu’un éclair, il redevint terne et vague comme auparavant.

 

« C’est vrai, dit-il tranquillement, je n’ai jamais aimé, moi.

 

– Vous voyez bien alors, cœur de pierre, dit d’Artagnan, que vous avez tort d’être dur pour nous autres cœurs tendres.

 

– Cœurs tendres, cœurs percés, dit Athos.

 

– Que dites-vous ?

 

– Je dis que l’amour est une loterie où celui qui gagne, gagne la mort ! Vous êtes bien heureux d’avoir perdu, croyez-moi, mon cher d’Artagnan. Et si j’ai un conseil à vous donner, c’est de perdre toujours.

 

– Elle avait l’air de si bien m’aimer !

 

– Elle en avait l’air.

 

– Oh ! elle m’aimait.

 

– Enfant ! il n’y a pas un homme qui n’ait cru comme vous que sa maîtresse l’aimait, et il n’y a pas un homme qui n’ait été trompé par sa maîtresse.

 

– Excepté vous, Athos, qui n’en avez jamais eu.

 

– C’est vrai, dit Athos après un moment de silence, je n’en ai jamais eu, moi. Buvons !

 

– Mais alors, philosophe que vous êtes, dit d’Artagnan, instruisez-moi, soutenez-moi ; j’ai besoin de savoir et d’être consolé.

 

– Consolé de quoi ?

 

– De mon malheur.

 

– Votre malheur fait rire, dit Athos en haussant les épaules ; je serais curieux de savoir ce que vous diriez si je vous racontais une histoire d’amour.

 

– Arrivée à vous ?

 

– Ou à un de mes amis, qu’importe !

 

– Dites, Athos, dites.

 

– Buvons, nous ferons mieux.

 

– Buvez et racontez.

 

– Au fait, cela se peut, dit Athos en vidant et remplissant son verre, les deux choses vont à merveille ensemble.

 

– J’écoute », dit d’Artagnan.

 

Athos se recueillit, et, à mesure qu’il se recueillait, d’Artagnan le voyait pâlir ; il en était à cette période de l’ivresse où les buveurs vulgaires tombent et dorment. Lui, il rêvait tout haut sans dormir. Ce somnambulisme de l’ivresse avait quelque chose d’effrayant.

 

« Vous le voulez absolument ? demanda-t-il.

 

– Je vous en prie, dit d’Artagnan.

 

– Qu’il soit fait donc comme vous le désirez. Un de mes amis, un de mes amis, entendez-vous bien ! pas moi, dit Athos en s’interrompant avec un sourire sombre ; un des comtes de ma province, c’est-à-dire du Berry, noble comme un Dandolo ou un Montmorency, devint amoureux à vingt-cinq ans d’une jeune fille de seize, belle comme les amours. À travers la naïveté de son âge perçait un esprit ardent, un esprit non pas de femme, mais de poète ; elle ne plaisait pas, elle enivrait ; elle vivait dans un petit bourg, près de son frère qui était curé. Tous deux étaient arrivés dans le pays : ils venaient on ne savait d’où ; mais en la voyant si belle et en voyant son frère si pieux, on ne songeait pas à leur demander d’où ils venaient. Du reste, on les disait de bonne extraction. Mon ami, qui était le seigneur du pays, aurait pu la séduire ou la prendre de force, à son gré, il était le maître ; qui serait venu à l’aide de deux étrangers, de deux inconnus ? Malheureusement il était honnête homme, il l’épousa. Le sot, le niais, l’imbécile !


Date: 2015-12-17; view: 564


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