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LES TROIS MOUSQUETAIRES 20 page

 

– Je présume qu’elle est retournée à Tours.

 

– À Tours ? oui, c’est bien cela, vous la connaissez. Mais comment est-elle retournée à Tours sans me rien dire ?

 

– Parce qu’elle a craint d’être arrêtée.

 

– Comment ne m’a-t-elle pas écrit ?

 

– Parce qu’elle craint de vous compromettre.

 

– D’Artagnan, vous me rendez la vie ! s’écria Aramis. Je me croyais méprisé, trahi. J’étais si heureux de la revoir ! Je ne pouvais croire qu’elle risquât sa liberté pour moi, et cependant pour quelle cause serait-elle revenue à Paris ?

 

– Pour la cause qui aujourd’hui nous fait aller en Angleterre.

 

– Et quelle est cette cause ? demanda Aramis.

 

– Vous le saurez un jour, Aramis ; mais, pour le moment, j’imiterai la retenue de la nièce du docteur. »

 

Aramis sourit, car il se rappelait le conte qu’il avait fait certain soir à ses amis.

 

« Eh bien, donc, puisqu’elle a quitté Paris et que vous en êtes sûr, d’Artagnan, rien ne m’y arrête plus, et je suis prêt à vous suivre. Vous dites que nous allons ?…

 

– Chez Athos, pour le moment, et si vous voulez venir, je vous invite même à vous hâter, car nous avons déjà perdu beaucoup de temps. À propos, prévenez Bazin.

 

– Bazin vient avec nous ? demanda Aramis.

 

– Peut-être. En tout cas, il est bon qu’il nous suive pour le moment chez Athos. »

 

Aramis appela Bazin, et après lui avoir ordonné de le venir joindre chez Athos :

 

« Partons donc », dit-il en prenant son manteau, son épée et ses trois pistolets, et en ouvrant inutilement trois ou quatre tiroirs pour voir s’il n’y trouverait pas quelque pistole égarée. Puis, quand il se fut bien assuré que cette recherche était superflue, il suivit d’Artagnan en se demandant comment il se faisait que le jeune cadet aux gardes sût aussi bien que lui quelle était la femme à laquelle il avait donné l’hospitalité, et sût mieux que lui ce qu’elle était devenue.

 

Seulement, en sortant, Aramis posa sa main sur le bras de d’Artagnan, et le regardant fixement :

 

« Vous n’avez parlé de cette femme à personne ? dit-il.

 

– À personne au monde.

 

– Pas même à Athos et à Porthos ?

 

– Je ne leur en ai pas soufflé le moindre mot.

 

– À la bonne heure. »

 

Et, tranquille sur ce point important, Aramis continua son chemin avec d’Artagnan, et tous deux arrivèrent bien tôt chez Athos.



 

Ils le trouvèrent tenant son congé d’une main et la lettre de M. de Tréville de l’autre.

 

« Pouvez-vous m’expliquer ce que signifient ce congé et cette lettre que je viens de recevoir ? » dit Athos étonné.

 

« Mon cher Athos, je veux bien, puisque votre santé l’exige absolument, que vous vous reposiez quinze jours. Allez donc prendre les eaux de Forges ou telles autres qui vous conviendront, et rétablissez-vous promptement.

 

« Votre affectionné

 

« Tréville »

 

« Eh bien, ce congé et cette lettre signifient qu’il faut me suivre, Athos.

 

– Aux eaux de Forges ?

 

– Là ou ailleurs.

 

– Pour le service du roi ?

 

– Du roi ou de la reine : ne sommes-nous pas serviteurs de Leurs Majestés ? »

 

En ce moment, Porthos entra.

 

« Pardieu, dit-il, voici une chose étrange : depuis quand, dans les mousquetaires, accorde-t-on aux gens des congés sans qu’ils les demandent ?

 

– Depuis, dit d’Artagnan, qu’ils ont des amis qui les demandent pour eux.

 

– Ah ! ah ! dit Porthos, il paraît qu’il y a du nouveau ici ?

 

– Oui, nous partons, dit Aramis.

 

– Pour quel pays ? demanda Porthos.

 

– Ma foi, je n’en sais trop rien, dit Athos ; demande cela à d’Artagnan.

 

– Pour Londres, messieurs, dit d’Artagnan.

 

– Pour Londres ! s’écria Porthos ; et qu’allons-nous faire à Londres ?

 

– Voilà ce que je ne puis vous dire, messieurs, et il faut vous fier à moi.

 

– Mais pour aller à Londres, ajouta Porthos, il faut de l’argent, et je n’en ai pas.

 

– Ni moi, dit Aramis.

 

– Ni moi, dit Athos.

 

– J’en ai, moi, reprit d’Artagnan en tirant son trésor de sa poche et en le posant sur la table. Il y a dans ce sac trois cents pistoles ; prenons-en chacun soixante-quinze ; c’est autant qu’il en faut pour aller à Londres et pour en revenir. D’ailleurs, soyez tranquilles, nous n’y arriverons pas tous, à Londres.

 

– Et pourquoi cela ?

 

– Parce que, selon toute probabilité, il y en aura quelques-uns d’entre nous qui resteront en route.

 

– Mais est-ce donc une campagne que nous entreprenons ?

 

– Et des plus dangereuses, je vous en avertis.

 

– Ah çà, mais, puisque nous risquons de nous faire tuer, dit Porthos, je voudrais bien savoir pourquoi, au moins ?

 

– Tu en seras bien plus avancé ! dit Athos.

 

– Cependant, dit Aramis, je suis de l’avis de Porthos.

 

– Le roi a-t-il l’habitude de vous rendre des comptes ? Non ; il vous dit tout bonnement : “Messieurs, on se bat en Gascogne ou dans les Flandres ; allez vous battre”, et vous y allez. Pourquoi ? vous ne vous en inquiétez même pas.

 

– D’Artagnan a raison, dit Athos, voilà nos trois congés qui viennent de M. de Tréville, et voilà trois cents pistoles qui viennent je ne sais d’où. Allons nous faire tuer où l’on nous dit d’aller. La vie vaut-elle la peine de faire autant de questions ? D’Artagnan, je suis prêt à te suivre.

 

– Et moi aussi, dit Porthos.

 

– Et moi aussi, dit Aramis. Aussi bien, je ne suis pas fâché de quitter Paris. J’ai besoin de distractions.

 

– Eh bien, vous en aurez, des distractions, messieurs, soyez tranquilles, dit d’Artagnan.

 

– Et maintenant, quand partons-nous ? dit Athos.

 

– Tout de suite, répondit d’Artagnan, il n’y a pas une minute à perdre.

 

– Holà ! Grimaud, Planchet, Mousqueton, Bazin ! crièrent les quatre jeunes gens appelant leurs laquais, graissez nos bottes et ramenez les chevaux de l’hôtel. »

 

En effet, chaque mousquetaire laissait à l’hôtel général comme à une caserne son cheval et celui de son laquais.

 

Planchet, Grimaud, Mousqueton et Bazin partirent en toute hâte.

 

« Maintenant, dressons le plan de campagne, dit Porthos. Où allons-nous d’abord ?

 

– À Calais, dit d’Artagnan ; c’est la ligne la plus directe pour arriver à Londres.

 

– Eh bien, dit Porthos, voici mon avis.

 

– Parle.

 

– Quatre hommes voyageant ensemble seraient suspects : d’Artagnan nous donnera à chacun ses instructions, je partirai en avant par la route de Boulogne pour éclairer le chemin ; Athos partira deux heures après par celle d’Amiens ; Aramis nous suivra par celle de Noyon ; quant à d’Artagnan, il partira par celle qu’il voudra, avec les habits de Planchet, tandis que Planchet nous suivra en d’Artagnan et avec l’uniforme des gardes.

 

– Messieurs, dit Athos, mon avis est qu’il ne convient pas de mettre en rien des laquais dans une pareille affaire : un secret peut par hasard être trahi par des gentilshommes, mais il est presque toujours vendu par des laquais.

 

– Le plan de Porthos me semble impraticable, dit d’Artagnan, en ce que j’ignore moi-même quelles instructions je puis vous donner. Je suis porteur d’une lettre, voilà tout. Je n’ai pas et ne puis faire trois copies de cette lettre, puisqu’elle est scellée ; il faut donc, à mon avis, voyager de compagnie. Cette lettre est là, dans cette poche. Et il montra la poche où était la lettre. Si je suis tué, l’un de vous la prendra et vous continuerez la route ; s’il est tué, ce sera le tour d’un autre, et ainsi de suite ; pourvu qu’un seul arrive, c’est tout ce qu’il faut.

 

– Bravo, d’Artagnan ! ton avis est le mien, dit Athos. Il faut être conséquent, d’ailleurs : je vais prendre les eaux, vous m’accompagnerez ; au lieu des eaux de Forges, je vais prendre les eaux de mer ; je suis libre. On veut nous arrêter, je montre la lettre de M. de Tréville, et vous montrez vos congés ; on nous attaque, nous nous défendons ; on nous juge, nous soutenons mordicus que nous n’avions d’autre intention que de nous tremper un certain nombre de fois dans la mer ; on aurait trop bon marché de quatre hommes isolés, tandis que quatre hommes réunis font une troupe. Nous armerons les quatre laquais de pistolets et de mousquetons ; si l’on envoie une armée contre nous, nous livrerons bataille, et le survivant, comme l’a dit d’Artagnan, portera la lettre.

 

– Bien dit, s’écria Aramis ; tu ne parles pas souvent, Athos, mais quand tu parles, c’est comme saint Jean Bouche d’or. J’adopte le plan d’Athos. Et toi, Porthos ?

 

– Moi aussi, dit Porthos, s’il convient à d’Artagnan. D’Artagnan, porteur de la lettre, est naturellement le chef de l’entreprise ; qu’il décide, et nous exécuterons.

 

– Eh bien, dit d’Artagnan, je décide que nous adoptions le plan d’Athos et que nous partions dans une demi-heure.

 

– Adopté ! » reprirent en chœur les trois mousquetaires.

 

Et chacun, allongeant la main vers le sac, prit soixante-quinze pistoles et fit ses préparatifs pour partir à l’heure convenue.

 

CHAPITRE XX
VOYAGE

À deux heures du matin, nos quatre aventuriers sortirent de Paris par la barrière Saint-Denis ; tant qu’il fit nuit, ils restèrent muets ; malgré eux, ils subissaient l’influence de l’obscurité et voyaient des embûches partout.

 

Aux premiers rayons du jour, leurs langues se délièrent ; avec le soleil, la gaieté revint : c’était comme à la veille d’un combat, le cœur battait, les yeux riaient ; on sentait que la vie qu’on allait peut-être quitter était, au bout du compte, une bonne chose.

 

L’aspect de la caravane, au reste, était des plus formidables : les chevaux noirs des mousquetaires, leur tournure martiale, cette habitude de l’escadron qui fait marcher régulièrement ces nobles compagnons du soldat, eussent trahi le plus strict incognito.

 

Les valets suivaient, armés jusqu’aux dents.

 

Tout alla bien jusqu’à Chantilly, où l’on arriva vers les huit heures du matin. Il fallait déjeuner. On descendit devant une auberge que recommandait une enseigne représentant saint Martin donnant la moitié de son manteau à un pauvre. On enjoignit aux laquais de ne pas desseller les chevaux et de se tenir prêts à repartir immédiatement.

 

On entra dans la salle commune, et l’on se mit à table. Un gentilhomme, qui venait d’arriver par la route de Dammartin, était assis à cette même table et déjeunait. Il entama la conversation sur la pluie et le beau temps ; les voyageurs répondirent : il but à leur santé ; les voyageurs lui rendirent sa politesse.

 

Mais au moment où Mousqueton venait annoncer que les chevaux étaient prêts et où l’on se levait de table l’étranger proposa à Porthos la santé du cardinal. Porthos répondit qu’il ne demandait pas mieux, si l’étranger à son tour voulait boire à la santé du roi. L’étranger s’écria qu’il ne connaissait d’autre roi que Son Éminence. Porthos l’appela ivrogne ; l’étranger tira son épée.

 

« Vous avez fait une sottise, dit Athos ; n’importe, il n’y a plus à reculer maintenant : tuez cet homme et venez nous rejoindre le plus vite que vous pourrez. »

 

Et tous trois remontèrent à cheval et repartirent à toute bride, tandis que Porthos promettait à son adversaire de le perforer de tous les coups connus dans l’escrime.

 

« Et d’un ! dit Athos au bout de cinq cents pas.

 

– Mais pourquoi cet homme s’est-il attaqué à Porthos plutôt qu’à tout autre ? demanda Aramis.

 

– Parce que, Porthos parlant plus haut que nous tous il l’a pris pour le chef, dit d’Artagnan.

 

– J’ai toujours dit que ce cadet de Gascogne était un puits de sagesse », murmura Athos.

 

Et les voyageurs continuèrent leur route.

 

À Beauvais, on s’arrêta deux heures, tant pour faire souffler les chevaux que pour attendre Porthos. Au bout de deux heures, comme Porthos n’arrivait pas, ni aucune nouvelle de lui, on se remit en chemin.

 

À une lieue de Beauvais, à un endroit où le chemin se trouvait resserré entre deux talus, on rencontra huit ou dix hommes qui, profitant de ce que la route était dépavée en cet endroit, avaient l’air d’y travailler en y creusant des trous et en pratiquant des ornières boueuses.

 

Aramis, craignant de salir ses bottes dans ce mortier artificiel, les apostropha durement. Athos voulut le retenir, il était trop tard. Les ouvriers se mirent à railler les voyageurs, et firent perdre par leur insolence la tête même au froid Athos qui poussa son cheval contre l’un d’eux.

 

Alors chacun de ces hommes recula jusqu’au fossé et y prit un mousquet caché ; il en résulta que nos sept voyageurs furent littéralement passés par les armes. Aramis reçut une balle qui lui traversa l’épaule, et Mousqueton une autre balle qui se logea dans les parties charnues qui prolongent le bas des reins. Cependant Mousqueton seul tomba de cheval, non pas qu’il fût grièvement blessé, mais, comme il ne pouvait voir sa blessure, sans doute il crut être plus dangereusement blessé qu’il ne l’était.

 

« C’est une embuscade, dit d’Artagnan, ne brûlons pas une amorce, et en route. »

 

Aramis, tout blessé qu’il était, saisit la crinière de son cheval, qui l’emporta avec les autres. Celui de Mousqueton les avait rejoints, et galopait tout seul à son rang.

 

« Cela nous fera un cheval de rechange, dit Athos.

 

– J’aimerais mieux un chapeau, dit d’Artagnan, le mien a été emporté par une balle. C’est bien heureux, ma foi, que la lettre que je porte n’ait pas été dedans.

 

– Ah çà, mais ils vont tuer le pauvre Porthos quand il passera, dit Aramis.

 

– Si Porthos était sur ses jambes, il nous aurait rejoints maintenant, dit Athos. M’est avis que, sur le terrain, l’ivrogne se sera dégrisé. »

 

Et l’on galopa encore pendant deux heures, quoique les chevaux fussent si fatigués, qu’il était à craindre qu’ils ne refusassent bientôt le service.

 

Les voyageurs avaient pris la traverse, espérant de cette façon être moins inquiétés, mais, à Crève-cœur, Aramis déclara qu’il ne pouvait aller plus loin. En effet, il avait fallu tout le courage qu’il cachait sous sa forme élégante et sous ses façons polies pour arriver jusque-là. À tout moment il pâlissait, et l’on était obligé de le soutenir sur son cheval ; on le descendit à la porte d’un cabaret, on lui laissa Bazin qui, au reste, dans une escarmouche, était plus embarrassant qu’utile, et l’on repartit dans l’espérance d’aller coucher à Amiens.

 

« Morbleu ! dit Athos, quand ils se retrouvèrent en route, réduits à deux maîtres et à Grimaud et Planchet, morbleu ! je ne serai plus leur dupe, et je vous réponds qu’ils ne me feront pas ouvrir la bouche ni tirer l’épée d’ici à Calais. J’en jure…

 

– Ne jurons pas, dit d’Artagnan, galopons, si toutefois nos chevaux y consentent. »

 

Et les voyageurs enfoncèrent leurs éperons dans le ventre de leurs chevaux, qui, vigoureusement stimulés, retrouvèrent des forces. On arriva à Amiens à minuit, et l’on descendit à l’auberge du Lis d’Or.

 

L’hôtelier avait l’air du plus honnête homme de la terre, il reçut les voyageurs son bougeoir d’une main et son bonnet de coton de l’autre ; il voulut loger les deux voyageurs chacun dans une charmante chambre, malheureusement chacune de ces chambres était à l’extrémité de l’hôtel. D’Artagnan et Athos refusèrent ; l’hôte répondit qu’il n’y en avait cependant pas d’autres dignes de Leurs Excellences ; mais les voyageurs déclarèrent qu’ils coucheraient dans la chambre commune, chacun sur un matelas qu’on leur jetterait à terre. L’hôte insista, les voyageurs tinrent bon ; il fallut faire ce qu’ils voulurent.

 

Ils venaient de disposer leur lit et de barricader leur porte en dedans, lorsqu’on frappa au volet de la cour ; ils demandèrent qui était là, reconnurent la voix de leurs valets et ouvrirent.

 

En effet, c’étaient Planchet et Grimaud.

 

« Grimaud suffira pour garder les chevaux, dit Planchet ; si ces messieurs veulent, je coucherai en travers de leur porte ; de cette façon-là, ils seront sûrs qu’on n’arrivera pas jusqu’à eux.

 

– Et sur quoi coucheras-tu ? dit d’Artagnan.

 

– Voici mon lit », répondit Planchet.

 

Et il montra une botte de paille.

 

« Viens donc, dit d’Artagnan, tu as raison : la figure de l’hôte ne me convient pas, elle est trop gracieuse.

 

– Ni à moi non plus », dit Athos.

 

Planchet monta par la fenêtre, s’installa en travers de la porte, tandis que Grimaud allait s’enfermer dans l’écurie, répondant qu’à cinq heures du matin lui et les quatre chevaux seraient prêts.

 

La nuit fut assez tranquille, on essaya bien vers les deux heures du matin d’ouvrir la porte, mais comme Planchet se réveilla en sursaut et cria : Qui va là ? on répondit qu’on se trompait, et on s’éloigna.

 

À quatre heures du matin, on entendit un grand bruit dans les écuries. Grimaud avait voulu réveiller les garçons d’écurie, et les garçons d’écurie le battaient. Quand on ouvrit la fenêtre, on vit le pauvre garçon sans connaissance, la tête fendue d’un coup de manche à fourche.

 

Planchet descendit dans la cour et voulut seller les chevaux ; les chevaux étaient fourbus. Celui de Mousqueton seul, qui avait voyagé sans maître pendant cinq ou six heures la veille, aurait pu continuer la route ; mais, par une erreur inconcevable, le chirurgien vétérinaire qu’on avait envoyé chercher, à ce qu’il paraît, pour saigner le cheval de l’hôte, avait saigné celui de Mousqueton.

 

Cela commençait à devenir inquiétant : tous ces accidents successifs étaient peut-être le résultat du hasard, mais ils pouvaient tout aussi bien être le fruit d’un complot. Athos et d’Artagnan sortirent, tandis que Planchet allait s’informer s’il n’y avait pas trois chevaux à vendre dans les environs. À la porte étaient deux chevaux tout équipés, frais et vigoureux. Cela faisait bien l’affaire. Il demanda où étaient les maîtres ; on lui dit que les maîtres avaient passé la nuit dans l’auberge et réglaient leur compte à cette heure avec le maître.

 

Athos descendit pour payer la dépense, tandis que d’Artagnan et Planchet se tenaient sur la porte de la rue ; l’hôtelier était dans une chambre basse et reculée, on pria Athos d’y passer.

 

Athos entra sans défiance et tira deux pistoles pour payer : l’hôte était seul et assis devant son bureau, dont un des tiroirs était entrouvert. Il prit l’argent que lui présenta Athos, le tourna et le retourna dans ses mains, et tout à coup, s’écriant que la pièce était fausse, il déclara qu’il allait le faire arrêter, lui et son compagnon, comme faux-monnayeurs.

 

« Drôle ! dit Athos, en marchant sur lui, je vais te couper les oreilles ! »

 

Au même moment, quatre hommes armés jusqu’aux dents entrèrent par les portes latérales et se jetèrent sur Athos.

 

« Je suis pris, cria Athos de toutes les forces de ses poumons ; au large, d’Artagnan ! pique, pique ! » et il lâcha deux coups de pistolet.

 

D’Artagnan et Planchet ne se le firent pas répéter à deux fois, ils détachèrent les deux chevaux qui attendaient à la porte, sautèrent dessus, leur enfoncèrent leurs éperons dans le ventre et partirent au triple galop.

 

« Sais-tu ce qu’est devenu Athos ? demanda d’Artagnan à Planchet en courant.

 

– Ah ! monsieur, dit Planchet, j’en ai vu tomber deux à ses deux coups, et il m’a semblé, à travers la porte vitrée, qu’il ferraillait avec les autres.

 

– Brave Athos ! murmura d’Artagnan. Et quand on pense qu’il faut l’abandonner ! Au reste, autant nous attend peut-être à deux pas d’ici. En avant, Planchet, en avant ! tu es un brave homme.

 

– Je vous l’ai dit, monsieur, répondit Planchet, les Picards, ça se reconnaît à l’user ; d’ailleurs je suis ici dans mon pays, ça m’excite. »

 

Et tous deux, piquant de plus belle, arrivèrent à Saint-Omer d’une seule traite. À Saint-Omer, ils firent souffler les chevaux la bride passée à leurs bras, de peur d’accident, et mangèrent un morceau sur le pouce tout debout dans la rue ; après quoi ils repartirent.

 

À cent pas des portes de Calais, le cheval de d’Artagnan s’abattit, et il n’y eut pas moyen de le faire se relever : le sang lui sortait par le nez et par les yeux, restait celui de Planchet, mais celui-là s’était arrêté, et il n’y eut plus moyen de le faire repartir.

 

Heureusement, comme nous l’avons dit, ils étaient à cent pas de la ville ; ils laissèrent les deux montures sur le grand chemin et coururent au port. Planchet fit remarquer à son maître un gentilhomme qui arrivait avec son valet et qui ne les précédait que d’une cinquantaine de pas.

 

Ils s’approchèrent vivement de ce gentilhomme, qui paraissait fort affairé. Il avait ses bottes couvertes de poussière, et s’informait s’il ne pourrait point passer à l’instant même en Angleterre.

 

« Rien ne serait plus facile, répondit le patron d’un bâtiment prêt à mettre à la voile ; mais, ce matin, est arrivé l’ordre de ne laisser partir personne sans une permission expresse de M. le cardinal.

 

– J’ai cette permission, dit le gentilhomme en tirant un papier de sa poche ; la voici.

 

– Faites-la viser par le gouverneur du port, dit le patron, et donnez-moi la préférence.

 

– Où trouverai-je le gouverneur ?

 

– À sa campagne.

 

– Et cette campagne est située ?

 

À un quart de lieue de la ville ; tenez, vous la voyez d’ici, au pied de cette petite Éminence, ce toit en ardoises.

 

– Très bien ! » dit le gentilhomme.

 

Et, suivi de son laquais, il prit le chemin de la maison de campagne du gouverneur.

 

D’Artagnan et Planchet suivirent le gentilhomme à cinq cents pas de distance.

 

Une fois hors de la ville, d’Artagnan pressa le pas et rejoignit le gentilhomme comme il entrait dans un petit bois.

 

« Monsieur, lui dit d’Artagnan, vous me paraissez fort pressé ?

 

– On ne peut plus pressé, monsieur.

 

– J’en suis désespéré, dit d’Artagnan, car, comme je suis très pressé aussi, je voulais vous prier de me rendre un service.

 

– Lequel ?

 

– De me laisser passer le premier.

 


Date: 2015-12-17; view: 504


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