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LES TROIS MOUSQUETAIRES 21 page

– Impossible, dit le gentilhomme, j’ai fait soixante lieues en quarante-quatre heures, et il faut que demain à midi je sois à Londres.

 

– J’ai fait le même chemin en quarante heures, et il faut que demain à dix heures du matin je sois à Londres.

 

– Désespéré, monsieur ; mais je suis arrivé le premier et je ne passerai pas le second.

 

– Désespéré, monsieur ; mais je suis arrivé le second et je passerai le premier.

 

– Service du roi ! dit le gentilhomme.

 

– Service de moi ! dit d’Artagnan.

 

– Mais c’est une mauvaise querelle que vous me cherchez là, ce me semble.

 

– Parbleu ! que voulez-vous que ce soit ?

 

– Que désirez-vous ?

 

– Vous voulez le savoir ?

 

– Certainement.

 

– Eh bien, je veux l’ordre dont vous êtes porteur, attendu que je n’en ai pas, moi, et qu’il m’en faut un.

 

– Vous plaisantez, je présume.

 

– Je ne plaisante jamais.

 

– Laissez-moi passer !

 

– Vous ne passerez pas.

 

– Mon brave jeune homme, je vais vous casser la tête. Holà, Lubin ! mes pistolets.

 

– Planchet, dit d’Artagnan, charge-toi du valet, je me charge du maître. »

 

Planchet, enhardi par le premier exploit, sauta sur Lubin, et comme il était fort et vigoureux, il le renversa les reins contre terre et lui mit le genou sur la poitrine.

 

« Faites votre affaire, monsieur, dit Planchet ; moi, j’ai fait la mienne. »

 

Voyant cela, le gentilhomme tira son épée et fondit sur d’Artagnan ; mais il avait affaire à forte partie.

 

En trois secondes d’Artagnan lui fournit trois coups d’épée en disant à chaque coup :

 

« Un pour Athos, un pour Porthos, un pour Aramis. »

 

Au troisième coup, le gentilhomme tomba comme une masse.

 

D’Artagnan le crut mort, ou tout au moins évanoui, et s’approcha pour lui prendre l’ordre ; mais au moment où il étendait le bras afin de le fouiller, le blessé qui n’avait pas lâché son épée, lui porta un coup de pointe dans la poitrine en disant :

 

« Un pour vous.

 

– Et un pour moi ! au dernier les bons ! » s’écria d’Artagnan furieux, en le clouant par terre d’un quatrième coup d’épée dans le ventre.

 

Cette fois, le gentilhomme ferma les yeux et s’évanouit.

 

D’Artagnan fouilla dans la poche où il l’avait vu remettre l’ordre de passage, et le prit. Il était au nom du comte de Wardes.



 

Puis, jetant un dernier coup d’œil sur le beau jeune homme, qui avait vingt-cinq ans à peine et qu’il laissait là, gisant, privé de sentiment et peut-être mort, il poussa un soupir sur cette étrange destinée qui porte les hommes à se détruire les uns les autres pour les intérêts de gens qui leur sont étrangers et qui souvent ne savent pas même qu’ils existent.

 

Mais il fut bientôt tiré de ces réflexions par Lubin, qui poussait des hurlements et criait de toutes ses forces au secours.

 

Planchet lui appliqua la main sur la gorge et serra de toutes ses forces.

 

« Monsieur, dit-il, tant que je le tiendrai ainsi, il ne criera pas, j’en suis bien sûr ; mais aussitôt que je le lâcherai, il va se remettre à crier. Je le reconnais pour un Normand et les Normands sont entêtés. »

 

En effet, tout comprimé qu’il était, Lubin essayait encore de filer des sons.

 

« Attends ! » dit d’Artagnan.

 

Et prenant son mouchoir, il le bâillonna.

 

« Maintenant, dit Planchet, lions-le à un arbre. »

 

La chose fut faite en conscience, puis on tira le comte de Wardes près de son domestique ; et comme la nuit commençait à tomber et que le garrotté et le blessé étaient tous deux à quelques pas dans le bois, il était évident qu’ils devaient rester jusqu’au lendemain.

 

« Et maintenant, dit d’Artagnan, chez le gouverneur !

 

– Mais vous êtes blessé, ce me semble ? dit Planchet.

 

– Ce n’est rien, occupons-nous du plus pressé ; puis nous reviendrons à ma blessure, qui, au reste, ne me paraît pas très dangereuse. »

 

Et tous deux s’acheminèrent à grands pas vers la campagne du digne fonctionnaire.

 

On annonça M. le comte de Wardes.

 

D’Artagnan fut introduit.

 

« Vous avez un ordre signé du cardinal ? dit le gouverneur.

 

– Oui, monsieur, répondit d’Artagnan, le voici.

 

– Ah ! ah ! il est en règle et bien recommandé, dit le gouverneur.

 

– C’est tout simple, répondit d’Artagnan, je suis de ses plus fidèles.

 

– Il paraît que Son Éminence veut empêcher quelqu’un de parvenir en Angleterre.

 

– Oui, un certain d’Artagnan, un gentilhomme béarnais qui est parti de Paris avec trois de ses amis dans l’intention de gagner Londres.

 

– Le connaissez-vous personnellement ? demanda le gouverneur.

 

– Qui cela ?

 

– Ce d’Artagnan ?

 

– À merveille.

 

– Donnez-moi son signalement alors.

 

– Rien de plus facile. »

 

Et d’Artagnan donna trait pour trait le signalement du comte de Wardes.

 

« Est-il accompagné ? demanda le gouverneur.

 

– Oui, d’un valet nommé Lubin.

 

– On veillera sur eux, et si on leur met la main dessus, Son Éminence peut être tranquille, ils seront reconduits à Paris sous bonne escorte.

 

– Et ce faisant, monsieur le gouverneur, dit d’Artagnan, vous aurez bien mérité du cardinal.

 

– Vous le reverrez à votre retour, monsieur le comte ?

 

– Sans aucun doute.

 

– Dites-lui, je vous prie, que je suis bien son serviteur.

 

– Je n’y manquerai pas. »

 

Et joyeux de cette assurance, le gouverneur visa le laissez-passer et le remit à d’Artagnan.

 

D’Artagnan ne perdit pas son temps en compliments inutiles, il salua le gouverneur, le remercia et partit.

 

Une fois dehors, lui et Planchet prirent leur course, et faisant un long détour, ils évitèrent le bois et rentrèrent par une autre porte.

 

Le bâtiment était toujours prêt à partir, le patron attendait sur le port.

 

« Eh bien ? dit-il en apercevant d’Artagnan.

 

– Voici ma passe visée, dit celui-ci.

 

– Et cet autre gentilhomme ?

 

– Il ne partira pas aujourd’hui, dit d’Artagnan, mais soyez tranquille, je paierai le passage pour nous deux.

 

– En ce cas, partons, dit le patron.

 

– Partons ! » répéta d’Artagnan.

 

Et il sauta avec Planchet dans le canot ; cinq minutes après, ils étaient à bord.

 

Il était temps : à une demi-lieue en mer, d’Artagnan vit briller une lumière et entendit une détonation.

 

C’était le coup de canon qui annonçait la fermeture du port.

 

Il était temps de s’occuper de sa blessure ; heureusement, comme l’avait pensé d’Artagnan, elle n’était pas des plus dangereuses : la pointe de l’épée avait rencontré une côte et avait glissé le long de l’os ; de plus, la chemise s’était collée aussitôt à la plaie, et à peine avait-elle répandu quelques gouttes de sang.

 

D’Artagnan était brisé de fatigue : on lui étendit un matelas sur le pont, il se jeta dessus et s’endormit.

 

Le lendemain, au point du jour, il se trouva à trois ou quatre lieues seulement des côtes d’Angleterre ; la brise avait été faible toute la nuit, et l’on avait peu marché.

 

À dix heures, le bâtiment jetait l’ancre dans le port de Douvres.

 

À dix heures et demie, d’Artagnan mettait le pied sur la terre d’Angleterre, en s’écriant :

 

« Enfin, m’y voilà ! »

 

Mais ce n’était pas tout : il fallait gagner Londres. En Angleterre, la poste était assez bien servie. D’Artagnan et Planchet prirent chacun un bidet, un postillon courut devant eux ; en quatre heures ils arrivèrent aux portes de la capitale.

 

D’Artagnan ne connaissait pas Londres, d’Artagnan ne savait pas un mot d’anglais ; mais il écrivit le nom de Buckingham sur un papier, et chacun lui indiqua l’hôtel du duc.

 

Le duc était à la chasse à Windsor, avec le roi.

 

D’Artagnan demanda le valet de chambre de confiance du duc, qui, l’ayant accompagné dans tous ses voyages, parlait parfaitement français ; il lui dit qu’il arrivait de Paris pour affaire de vie et de mort, et qu’il fallait qu’il parlât à son maître à l’instant même.

 

La confiance avec laquelle parlait d’Artagnan convainquit Patrice ; c’était le nom de ce ministre du ministre. Il fit seller deux chevaux et se chargea de conduire le jeune garde. Quant à Planchet, on l’avait descendu de sa monture, raide comme un jonc : le pauvre garçon était au bout de ses forces ; d’Artagnan semblait de fer.

 

On arriva au château ; là on se renseigna : le roi et Buckingham chassaient à l’oiseau dans des marais situés à deux ou trois lieues de là.

 

En vingt minutes on fut au lieu indiqué. Bientôt Patrice entendit la voix de son maître, qui appelait son faucon.

 

« Qui faut-il que j’annonce à Milord duc ? demanda Patrice.

 

– Le jeune homme qui, un soir, lui a cherché une querelle sur le Pont-Neuf, en face de la Samaritaine.

 

– Singulière recommandation !

 

– Vous verrez qu’elle en vaut bien une autre. »

 

Patrice mit son cheval au galop, atteignit le duc et lui annonça dans les termes que nous avons dits qu’un messager l’attendait.

 

Buckingham reconnut d’Artagnan à l’instant même, et se doutant que quelque chose se passait en France dont on lui faisait parvenir la nouvelle, il ne prit que le temps de demander où était celui qui la lui apportait ; et ayant reconnu de loin l’uniforme des gardes, il mit son cheval au galop et vint droit à d’Artagnan. Patrice, par discrétion, se tint à l’écart.

 

« Il n’est point arrivé malheur à la reine ? s’écria Buckingham, répandant toute sa pensée et tout son amour dans cette interrogation.

 

– Je ne crois pas ; cependant je crois qu’elle court quelque grand péril dont Votre Grâce seule peut la tirer.

 

– Moi ? s’écria Buckingham. Eh quoi ! je serais assez heureux pour lui être bon à quelque chose ! Parlez ! parlez !

 

– Prenez cette lettre, dit d’Artagnan.

 

– Cette lettre ! de qui vient cette lettre ?

 

– De Sa Majesté, à ce que je pense.

 

– De Sa Majesté ! » dit Buckingham, pâlissant si fort que d’Artagnan crut qu’il allait se trouver mal.

 

Et il brisa le cachet.

 

« Quelle est cette déchirure ? dit-il en montrant à d’Artagnan un endroit où elle était percée à jour.

 

– Ah ! ah ! dit d’Artagnan, je n’avais pas vu cela ; c’est l’épée du comte de Wardes qui aura fait ce beau coup en me trouant la poitrine.

 

– Vous êtes blessé ? demanda Buckingham en rompant le cachet.

 

– Oh ! rien ! dit d’Artagnan, une égratignure.

 

– Juste Ciel ! qu’ai-je lu ! s’écria le duc. Patrice, reste ici, ou plutôt rejoins le roi partout où il sera, et dis à Sa Majesté que je la supplie bien humblement de m’excuser, mais qu’une affaire de la plus haute importance me rappelle à Londres. Venez, monsieur, venez. »

 

Et tous deux reprirent au galop le chemin de la capitale.

 

CHAPITRE XXI
LA COMTESSE DE WINTER

Tout le long de la route, le duc se fit mettre au courant par d’Artagnan non pas de tout ce qui s’était passé, mais de ce que d’Artagnan savait. En rapprochant ce qu’il avait entendu sortir de la bouche du jeune homme de ses souvenirs à lui, il put donc se faire une idée assez exacte d’une position de la gravité de laquelle, au reste, la lettre de la reine, si courte et si peu explicite qu’elle fût, lui donnait la mesure. Mais ce qui l’étonnait surtout, c’est que le cardinal, intéressé comme il l’était à ce que le jeune homme ne mît pas le pied en Angleterre, ne fût point parvenu à l’arrêter en route. Ce fut alors, et sur la manifestation de cet étonnement, que d’Artagnan lui raconta les précautions prises, et comment, grâce au dévouement de ses trois amis qu’il avait éparpillés tout sanglants sur la route, il était arrivé à en être quitte pour le coup d’épée qui avait traversé le billet de la reine, et qu’il avait rendu à M. de Wardes en si terrible monnaie. Tout en écoutant ce récit, fait avec la plus grande simplicité, le duc regardait de temps en temps le jeune homme d’un air étonné, comme s’il n’eût pas pu comprendre que tant de prudence, de courage et de dévouement s’alliât avec un visage qui n’indiquait pas encore vingt ans.

 

Les chevaux allaient comme le vent, et en quelques minutes ils furent aux portes de Londres. D’Artagnan avait cru qu’en arrivant dans la ville le duc allait ralentir l’allure du sien, mais il n’en fut pas ainsi : il continua sa route à fond de train, s’inquiétant peu de renverser ceux qui étaient sur son chemin. En effet, en traversant la Cité deux ou trois accidents de ce genre arrivèrent ; mais Buckingham ne détourna pas même la tête pour regarder ce qu’étaient devenus ceux qu’il avait culbutés. D’Artagnan le suivait au milieu de cris qui ressemblaient fort à des malédictions.

 

En entrant dans la cour de l’hôtel, Buckingham sauta à bas de son cheval, et, sans s’inquiéter de ce qu’il deviendrait, il lui jeta la bride sur le cou et s’élança vers le perron. D’Artagnan en fit autant, avec un peu plus d’inquiétude, cependant, pour ces nobles animaux dont il avait pu apprécier le mérite ; mais il eut la consolation de voir que trois ou quatre valets s’étaient déjà élancés des cuisines et des écuries, et s’emparaient aussitôt de leurs montures.

 

Le duc marchait si rapidement, que d’Artagnan avait peine à le suivre. Il traversa successivement plusieurs salons d’une élégance dont les plus grands seigneurs de France n’avaient pas même l’idée, et il parvint enfin dans une chambre à coucher qui était à la fois un miracle de goût et de richesse. Dans l’alcôve de cette chambre était une porte, prise dans la tapisserie, que le duc ouvrit avec une petite clef d’or qu’il portait suspendue à son cou par une chaîne du même métal. Par discrétion, d’Artagnan était resté en arrière ; mais au moment où Buckingham franchissait le seuil de cette porte, il se retourna, et voyant l’hésitation du jeune homme :

 

« Venez, lui dit-il, et si vous avez le bonheur d’être admis en la présence de Sa Majesté, dites-lui ce que vous avez vu. »

 

Encouragé par cette invitation, d’Artagnan suivit le duc, qui referma la porte derrière lui.

 

Tous deux se trouvèrent alors dans une petite chapelle toute tapissée de soie de Perse et brochée d’or, ardemment éclairée par un grand nombre de bougies. Au-dessus d’une espèce d’autel, et au-dessous d’un dais de velours bleu surmonté de plumes blanches et rouges, était un portrait de grandeur naturelle représentant Anne d’Autriche, si parfaitement ressemblant, que d’Artagnan poussa un cri de surprise : on eût cru que la reine allait parler.

 

Sur l’autel, et au-dessous du portrait, était le coffret qui renfermait les ferrets de diamants.

 

Le duc s’approcha de l’autel, s’agenouilla comme eût pu faire un prêtre devant le Christ ; puis il ouvrit le coffret.

 

« Tenez, lui dit-il en tirant du coffre un gros nœud de ruban bleu tout étincelant de diamants ; tenez, voici ces précieux ferrets avec lesquels j’avais fait le serment d’être enterré. La reine me les avait donnés, la reine me les reprend : sa volonté, comme celle de Dieu, soit faite en toutes choses. »

 

Puis il se mit à baiser les uns après les autres ces ferrets dont il fallait se séparer. Tout à coup, il poussa un cri terrible.

 

« Qu’y a-t-il ? demanda d’Artagnan avec inquiétude, et que vous arrive-t-il, Milord ?

 

– Il y a que tout est perdu, s’écria Buckingham en devenant pâle comme un trépassé ; deux de ces ferrets manquent, il n’y en a plus que dix.

 

– Milord les a-t-il perdus, ou croit-il qu’on les lui ait volés ?

 

– On me les a volés, reprit le duc, et c’est le cardinal qui a fait le coup. Tenez, voyez, les rubans qui les soutenaient ont été coupés avec des ciseaux.

 

– Si Milord pouvait se douter qui a commis le vol… Peut-être la personne les a-t-elle encore entre les mains.

 

– Attendez, attendez ! s’écria le duc. La seule fois que j’ai mis ces ferrets, c’était au bal du roi, il y a huit jours, à Windsor. La comtesse de Winter, avec laquelle j’étais brouillé, s’est rapprochée de moi à ce bal. Ce raccommodement, c’était une vengeance de femme jalouse. Depuis ce jour, je ne l’ai pas revue. Cette femme est un agent du cardinal.

 

– Mais il en a donc dans le monde entier ! s’écria d’Artagnan.

 

– Oh ! oui, oui, dit Buckingham en serrant les dents de colère ; oui, c’est un terrible lutteur. Mais cependant, quand doit avoir lieu ce bal ?

 

– Lundi prochain.

 

– Lundi prochain ! cinq jours encore, c’est plus de temps qu’il ne nous en faut. Patrice ! s’écria le duc en ouvrant la porte de la chapelle, Patrice ! »

 

Son valet de chambre de confiance parut.

 

« Mon joaillier et mon secrétaire ! »

 

Le valet de chambre sortit avec une promptitude et un mutisme qui prouvaient l’habitude qu’il avait contractée d’obéir aveuglément et sans réplique.

 

Mais, quoique ce fût le joaillier qui eût été appelé le premier, ce fut le secrétaire qui parut d’abord. C’était tout simple, il habitait l’hôtel. Il trouva Buckingham assis devant une table dans sa chambre à coucher, et écrivant quelques ordres de sa propre main.

 

« Monsieur Jackson, lui dit-il, vous allez vous rendre de ce pas chez le lord-chancelier, et lui dire que je le charge de l’exécution de ces ordres. Je désire qu’ils soient promulgués à l’instant même.

 

– Mais, Monseigneur, si le lord-chancelier m’interroge sur les motifs qui ont pu porter Votre Grâce à une mesure si extraordinaire, que répondrai-je ?

 

– Que tel a été mon bon plaisir, et que je n’ai de compte à rendre à personne de ma volonté.

 

– Sera-ce la réponse qu’il devra transmettre à Sa Majesté, reprit en souriant le secrétaire, si par hasard Sa Majesté avait la curiosité de savoir pourquoi aucun vaisseau ne peut sortir des ports de la Grande-Bretagne ?

 

– Vous avez raison, monsieur, répondit Buckingham ; il dirait en ce cas au roi que j’ai décidé la guerre, et que cette mesure est mon premier acte d’hostilité contre la France. »

 

Le secrétaire s’inclina et sortit.

 

« Nous voilà tranquilles de ce côté, dit Buckingham en se retournant vers d’Artagnan. Si les ferrets ne sont point déjà partis pour la France, ils n’y arriveront qu’après vous.

 

– Comment cela ?

 

– Je viens de mettre un embargo sur tous les bâtiments qui se trouvent à cette heure dans les ports de Sa Majesté, et, à moins de permission particulière, pas un seul n’osera lever l’ancre. »

 

D’Artagnan regarda avec stupéfaction cet homme qui mettait le pouvoir illimité dont il était revêtu par la confiance d’un roi au service de ses amours. Buckingham vit, à l’expression du visage du jeune homme, ce qui se passait dans sa pensée, et il sourit.

 

« Oui, dit-il, oui, c’est qu’Anne d’Autriche est ma véritable reine ; sur un mot d’elle, je trahirais mon pays, je trahirais mon roi, je trahirais mon Dieu. Elle m’a demandé de ne point envoyer aux protestants de La Rochelle le secours que je leur avais promis, et je l’ai fait. Je manquais à ma parole, mais qu’importe ! j’obéissais à son désir ; n’ai-je point été grandement payé de mon obéissance, dites ? car c’est à cette obéissance que je dois son portrait. »

 

D’Artagnan admira à quels fils fragiles et inconnus sont parfois suspendues les destinées d’un peuple et la vie des hommes.

 

Il en était au plus profond de ses réflexions, lorsque l’orfèvre entra : c’était un Irlandais des plus habiles dans son art, et qui avouait lui-même qu’il gagnait cent mille livres par an avec le duc de Buckingham.

 

« Monsieur O’Reilly, lui dit le duc en le conduisant dans la chapelle, voyez ces ferrets de diamants, et dites-moi ce qu’ils valent la pièce. »

 

L’orfèvre jeta un seul coup d’œil sur la façon élégante dont ils étaient montés, calcula l’un dans l’autre la valeur des diamants, et sans hésitation aucune :

 

« Quinze cents pistoles la pièce, Milord, répondit-il.

 

– Combien faudrait-il de jours pour faire deux ferrets comme ceux-là ? Vous voyez qu’il en manque deux.

 

– Huit jours, Milord.

 

– Je les paierai trois mille pistoles la pièce, il me les faut après-demain.

 

– Milord les aura.

 

– Vous êtes un homme précieux, monsieur O’Reilly, mais ce n’est pas le tout : ces ferrets ne peuvent être confiés à personne, il faut qu’ils soient faits dans ce palais.

 

– Impossible, Milord, il n’y a que moi qui puisse les exécuter pour qu’on ne voie pas la différence entre les nouveaux et les anciens.

 

– Aussi, mon cher monsieur O’Reilly, vous êtes mon prisonnier, et vous voudriez sortir à cette heure de mon palais que vous ne le pourriez pas ; prenez-en donc votre parti. Nommez-moi ceux de vos garçons dont vous aurez besoin, et désignez-moi les ustensiles qu’ils doivent apporter. »

 

L’orfèvre connaissait le duc, il savait que toute observation était inutile, il en prit donc à l’instant même son parti.

 

« Il me sera permis de prévenir ma femme ? demanda-t-il.

 

– Oh ! il vous sera même permis de la voir, mon cher monsieur O’Reilly : votre captivité sera douce, soyez tranquille ; et comme tout dérangement vaut un dédommagement, voici, en dehors du prix des deux ferrets, un bon de mille pistoles pour vous faire oublier l’ennui que je vous cause. »

 

D’Artagnan ne revenait pas de la surprise que lui causait ce ministre, qui remuait à pleines mains les hommes et les millions.

 

Quant à l’orfèvre, il écrivit à sa femme en lui envoyant le bon de mille pistoles, et en la chargeant de lui retourner en échange son plus habile apprenti, un assortiment de diamants dont il lui donnait le poids et le titre, et une liste des outils qui lui étaient nécessaires.

 

Buckingham conduisit l’orfèvre dans la chambre qui lui était destinée, et qui, au bout d’une demi-heure, fut transformée en atelier. Puis il mit une sentinelle à chaque porte, avec défense de laisser entrer qui que ce fût, à l’exception de son valet de chambre Patrice. Il est inutile d’ajouter qu’il était absolument défendu à l’orfèvre O’Reilly et à son aide de sortir sous quelque prétexte que ce fût. Ce point réglé, le duc revint à d’Artagnan.


Date: 2015-12-17; view: 545


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