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Deuxième partie. LIMOGES 2 page

Elle pleurait à présent, appuyée à sa veste et, en même temps que de la pitié, il ressentait un immense ennui.

– Ne pleure pas, disait-il, ne pleure pas, ça va s'arranger tout ça... Je suis claqué, je vais aller voir un médecin demain.

Et comme elle pleurait de plus en plus doucement, comme une enfant effrayée, il lui jura d'aller voir un docteur le lendemain, mangea son veau froid en souriant, et essaya de lui parler un peu. Puis il l'embrassa tendrement sur la joue et se retourna sur le côté, dans leur lit, en espérant que l'aube ne se lèverait pas.

CHAPITRE IV

Le médecin était intelligent et cela n'arrangeait rien. Au contraire. Il avait ausculté les poumons de Gilles, écouté son cœur, posé des questions banales avec l'air excédé de l'homme qui ne s'illusionne pas sur ses propres manigances. A présent, Gilles était assis en face de lui, dans un grand fauteuil Louis XIII et il le regardait fixement, avec le vague espoir que cette assurance, cette résolution ne cachât pas une totale impuissance à le guérir. «Après tout il a arboré une tête décidée de médecin, comme il y a des têtes convaincues d'avocat, comme je dois avoir de temps en temps une tête intéressée et compréhensive de journaliste.» Mais il ne pouvait empêcher l'espoir de se lever en lui. Et s'il y avait une petite pilule quelque part qui guérisse du mal de vivre? Pourquoi pas? Et s'il lui manquait seulement un peu de calcium ou de fer ou de Dieu sait quoi pour être heureux? Ces choses-là existaient, après tout! On veut toujours faire les malins avec sa tête, sa volonté, sa liberté et puis l'on se retrouve enchaîné parce qu'il vous manque des vitamines B. Voilà. C'était cela qu'il fallait se dire. Cela qu'il fallait admettre. Un corps n'est qu'une usine délicate et...

– Bref, vous ne vous sentez pas bien, dit le docteur. Et je ne vous cacherai pas que je n'y peux pas grand-chose.

– Comment ça?

Gilles se sentait furieux, humilié. Il s'était moralement mis sous la protection de cet homme durant une heure, il lui avait fait confiance et ce charlatan lui déclarait froidement qu'il ne fallait pas compter sur lui. Mais il était médecin, après tout, c'était son métier. Il «devait» faire quelque chose. Et si les garagistes ne comprenaient plus rien aux voitures et si...

– Vous vous portez très bien physiquement. Enfin, apparemment. Je peux faire des analyses, si vous voulez. Ou vous donner des médicaments pour votre tonus. Une ampoule avant chaque repas, que vous prendrez une fois sur cinq...

Il ricanait presque et Gilles le détesta. Il cherchait un père affectueux, on lui offrait un blasé scientifique.



– Si vous pensez que ça peut m'aider, je suis tout à fait capable de prendre un médicament deux fois par jour, dit-il sèchement.

Le médecin se mit à rire:

– Et lequel? Vous souffrez de cette atonie généralisée qu'on appelle dépression. C'est mental, c'est sexuel, etc., comme vous me l'avez dit. Je peux vous envoyer à un psychiatre, si vous voulez. Quelquefois ça marche. Quelquefois pas. Il y a le Dr Giraut qui est très bien...

Gilles fit un geste de la main qui excluait ce projet.

– Je peux vous dire de voyager, de vous reposer ou de vous exténuer. Je ne suis pas un bon médecin en cela, je vous l'avoue. Je ne sais pas affirmer ce que j'ignore. Je ne peux rien vous conseiller que d'attendre.

Là-dessus, il appela une secrétaire, dicta une ordonnance bénigne et compliquée à la fois comme pour faire un cadeau à Gilles. A la réflexion, il avait une bonne tête, intelligente et lasse. Il signa le papier, le tendit à Gilles.

– Vous pouvez toujours essayer. De toute façon, cela rassurera votre femme, si vous en avez une.

Gilles se leva, hésita. Il avait envie de dire: «Mais alors, qu'est-ce que je dois faire?» Il se rendait si rarement chez un médecin que l'abandon de celui-ci le stupéfiait.

– Je vous remercie, dit-il. Je sais que vous êtes très occupé et que c'est Jean qui...

– Jean est un de mes meilleurs amis, dit l'autre. De toute façon, mon vieux, des hommes comme vous, j'en vois quinze par semaine; ça s'arrange, généralement. C'est l'époque, comme on dit.

Il tapota le dos de Gilles et le mit à la porte. A 5 heures de l'après-midi, il se retrouva sur le trottoir, étourdi comme un homme à qui l'on vient d'annoncer sa mort prochaine, et furieux. Bien sûr, Jean lui avait dit: «Va chez ce docteur, lui au moins ne te racontera pas d'histoires.» Mais est-ce qu'on avait le droit, en exerçant ce métier, de ne pas raconter d'histoires? Il eût préféré un menteur prophétique ou un sot à médicaments, il s'en rendait compte. Il était arrivé si bas qu'il préférait qu'on le trompe, qu'on lui mente, n'importe quoi du moment que ça le réconforte. Voilà où il en était: et son dégoût de lui-même s'en augmentait.

Que faire? Il pouvait repasser au journal évidemment, bien qu'il ait pour une fois une bonne raison de «manquer». «J'étais chez le médecin, monsieur.» Cette attitude infantile, cette manie de s'excuser, de mentir, cette façon de considérer les autres adultes comme des surveillants faciles à blouser, oui, cette mentalité qui était la sienne le déprimait de plus en plus. Et son travail, ce travail qui l'avait passionné et qu'il se sentait incapable, même, de mal faire. Jean faisait tout pour lui, actuellement et cela finirait par se savoir. On le jetterait dehors, on le chasserait de ce journal qu'il avait aimé, dans lequel il avait eu tant de mal à se faire une place, il se retrouverait scribouillard dans une feuille à scandales et il ne l'aurait pas volé. C'était inéluctable. Il finirait parmi cette canaille avide qui remplit certains journaux, il s'enivrerait sans cesse, il pleurerait sur lui le soir dans les boîtes de nuit. Voilà.

Eh bien, tant qu'à s'encanailler, autant s'encanailler tout de suite. Gilda devait être chez elle, Gilda aurait une idée, Gilda était toujours là, prête pour le plaisir des autres ou le sien, ou les deux ensemble. Elle était entretenue depuis des années par un doux Brésilien que son cynisme fascinait et elle ne sortait pratiquement jamais de son rez-de-chaussée de Passy, confinée dans le plaisir comme d'autres dans l'opium. A quarante-huit ans elle était superbe de corps avec une tête de lionne à peine marquée et des colères abominables. Jean disait d'elle qu'elle était un des derniers personnages de Barbey d'Aurevilly et Gilles aurait pu le croire s'il n'avait pas été meilleur connaisseur en femmes et s'il n'avait pas deviné parfois derrière le mufle triomphant une comédie un peu facile et un peu livresque. Quoi qu'il en soit, Gilda était bonne fille et elle l'aimait bien. Il héla un taxi car depuis deux mois déjà, l'idée de conduire sa Simca dans Paris lui semblait une épreuve insurmontable et il donna l'adresse de Gilda.

Elle était seule pour une fois, dans une de ces robes d'intérieur chamarrées qui étaient sa spécialité et elle accueillit Gilles avec mille tendresses et mille reproches. Il s'assit au bord du lit et l'écouta. Il lui avait manqué. Elle revenait des Bahamas. Elle détestait les pays chauds, presque autant que la neige. Elle avait un nouvel amant de dix-neuf ans avec qui elle jouait Chéri. Mais la sœur lui plaisait bien aussi. Voulait-il un whisky ou un dry? Avant, il prenait toujours des dry. De son temps, à elle. Combien de jours cela avait-il duré, au fait? Elle avait bien failli l'aimer. Pour de bon. Au bout de dix minutes, elle s'arrêta, le considéra gravement:

– Toi, tu me couves quelque chose!

Ils éclatèrent de rire. Ils avaient longtemps usé de cette expression: toi, tu me fais une grippe. Agacé au début, Gilles se détendait, allongeait ses jambes, jetait un coup d'œil affectueux et lointain d'ex-locataire sur les objets baroques de la pièce.

– Je viens de voir un médecin, dit-il.

– Toi? Qu'est-ce que tu as? C'est vrai que tu as maigri. Tu n'as pas attrapé un...

Le mot flotta entre eux et Gilles pensa avec ironie que c'était bien le seul mot qui provoquât encore la pudeur de Gilda.

– Non, je n'ai pas de cancer. Je n'ai rien. J'ai le cafard!

– Ah bon, dit-elle, tu m'as fait peur. Il y a longtemps?

– Euh... à peu près trois mois... Je ne sais pas.

– Ça, dit-elle brusquement docte, ce n'est pas le cafard. C'est une dépression. Tu te rappelles dans quel état j'étais en soixante-deux...

L'ennuyeux avec cette maladie c'est qu'il semblait bien, premièrement que tout le monde l'ait eue et deuxièmement que tout le monde la trouvât passionnante à raconter. Gilles écouta donc le récit de la dépression de Gilda qui s'était terminée miraculeusement un beau matin à Capri, semblait-il, et chercha vaguement un point commun avec ce qu'il ressentait, lui. En vain.

– Je sais à quoi tu penses, dit brusquement Gilda. Tu penses que toi, ce n'est pas pareil. Seulement tu te trompes. C'est pareil. Tu te réveilleras un beau matin gai comme un pinson, comme avant, ou tu te tireras une balle dans la tête. Tu es plus intelligent que moi, d'accord, mais ça te sert à quoi, en ce moment, d'être intelligent, hein?

Elle lui parlait tendrement, la main sur son genou, son beau corps incliné vers lui et il s'étonnait de ne pas la désirer. Il avait toujours eu envie d'elle chaque fois qu'il la voyait. Il fit un geste vers le déshabillé, mais elle arrêta sa main au passage.

Non, dit-elle. Je vois bien que tu n'en as pas envie.

Alors, il posa la tête sur l'épaule offerte et s'allongea contre elle, tout habillé, sans bouger. Elle lui caressait les cheveux sans rien dire. Il était dans le noir, le nez dans la soie, il avait du mal à respirer, il se sentait mal et incapable de bouger. Elle finit par le secouer et il grogna un peu:

– Ecoute, Gilles, Arnaut va arriver. Il faut que je m'habille, il veut m'emmener dans je ne sais quelle boîte de nuit horrible. Mais je te laisse la maison. Et si tu veux, je t'envoie Véronique. C'est une Indienne superbe, et une des femmes les plus douées que je connaisse. Ça te distraira un peu. Tu es toujours avec ton Éloïse?

Elle avait pris instantanément ce ton de dédain des femmes qui désapprouvent chez leurs ex-amants toute liaison un peu longue. Il hocha la tête.

– Alors, c'est oui?

Il n'avait qu'une idée, c'était de ne pas bouger. De ne pas se rejeter dans Paris, à la recherche d'un taxi, à 7 heures du soir, au milieu d'une foule pressée.

– C'est oui, dit-il.

Il la regarda avec un réel plaisir se maquiller encore un peu plus, se changer, téléphoner. Il serra même affectueusement la main du jeune Arnaut qui était le minet parfait. Non sans condescendance.

Dans cet appartement oublié, attendant une inconnue, il se sentait un peu un héros de roman policier et s'en amusait. Puis, après leur départ, il s'allongea dans le canapé du salon, dans une robe de chambre d'homme miraculeusement abandonnée par quelqu'un, alluma une cigarette, prit une revue, installa un verre près de lui, à ses pieds, dut se lever pour chercher un cendrier, dut se lever pour baisser le pick-up et la musique douce installée pas assez doucement par Gilda, dut se relever pour ouvrir la fenêtre car il étouffait, dut se lever pour la refermer car il avait froid, dut se relever pour prendre ses cigarettes oubliées dans la chambre de Gilda, dut se lever pour mettre un glaçon dans son whisky chaud, dut se lever pour changer le disque au bout de trois fois consécutives, dut se lever pour répondre au téléphone, une seule fois, dut se lever pour changer de revue. C'est dans un état d'exaspération totale contre lui-même qu'il entendit sonner à la porte, au bout d'une heure, et qu'il ne se leva pas.

CHAPITRE V

Il marchait dans les rues, à présent, se dirigeant vers sa maison, mais faisant des crochets énormes, incapable de s'arrêter, incapable de rentrer. Il avait un grand vide bruissant dans la tête, il lui semblait que tout le monde le dévisageait, que tout le monde le trouvait laid, minable comme il se trouvait lui-même, il lui semblait tantôt qu'il n'avançait pas, tantôt qu'il avait traversé toute une place sans s'en rendre compte. Un moment, il se retrouva aux Tuileries, pensa à Drieu la Rochelle, à sa fausse dernière promenade, là, et ricana presque: lui-même n'aurait jamais le courage ou l'envie de se tuer. Même pas. C'était un désespoir qui pouvait supporter tous les qualificatifs hormis ceux de courageux ou de romantique. Il aurait presque aimé avoir envie de se tuer, en vérité. Il aurait aimé n'importe quoi d'extrême.

«Mais peut-être finirai-je quand même par là, se disait-il, comme pour se rassurer, sûrement si ça dure, je ne pourrai pas le supporter... Il faudra bien que "je" fasse quelque chose...» Et il pensait à ce «je» avec un mélange d'espoir et de crainte comme à un étranger doué de la possibilité d'agir à sa place. Mais plus tard: car il n'y avait rien en lui à ce moment-là, personne, qui fût capable de saisir un revolver et de s'en tirer un coup dans la bouche ou de projeter son corps dans la Seine vert sombre, en bas. Il ne pouvait pas plus imaginer sa mort que sa vie et cela le laissait simplement là, respirant, existant, souffrant.

l frissonna brusquement et décida d'aller s'enivrer au Club. Ce n'était pas une solution bien brillante mais il n'en pouvait plus, à marcher ainsi avec les mains glacées dans les poches de son imperméable et ces fils nerveux, électriques qui reliaient ses mains à son épaule, son cœur, ses poumons. Il allait s'enivrer à mort et quelqu'un le ramènerait. Au moins, il dormirait. Et Éloïse le borderait.

Il entra au Club, salua le barman, donna une bourrade à Joël, échangea une plaisanterie avec Pierre, un signe de main avec André, Bill, Zoé, bref, fit ce qu'il devait faire selon les convenances et, malgré les appels divers, s'assit seul au bar. Il but un scotch, un autre avec l'impression de boire de l'eau. C'est à ce moment-là que Thomas arriva, visiblement saoul, lui, le bienheureux, et qu'il s'installa près de lui. Ils étaient ennemis intimes au journal depuis quatre ans pour une sombre histoire de fille et de reportage mélangés dont Gilles ne se rappelait plus le détail. Il savait juste qu'ils étaient brouillés. Thomas était petit, maigre et pointu, avec une voix aiguë qui exaspérait Gilles.

– Tiens, voici le beau Gilles, cria-t-il, et comme il lui parlait dans la figure, son haleine fit reculer Gilles machinalement d'un pas. Il ne lui manquait plus que ça, décidément, pour clore la soirée. – Pourquoi tu recules? Je te plais pas? Dis-le, si je te plais pas.

Pierre faisait des signes de loin. Il s'occupait du Club, le soir, et il montrait par gestes à Gilles que l'autre était saoul, ce qui était, au demeurant, plus qu'évident. Thomas insistait.

– Alors, le beau Gilles? Tu me réponds?

Et tout à coup, d'un geste dont on ne pouvait savoir s'il était volontaire ou pas, il renversa son verre sur la chemise de Gilles. Le verre s'écrasa par terre et tout le monde s'arrêta de parler.

Et quelque chose en même temps se brisa en Gilles. Sa volonté de bonheur, son respect des gens, sa maîtrise de soi; il lui sembla qu'enfin tout craquait, tout disparaissait dans l'élan de sa colère et il se retrouva en train de frapper Thomas – déjà à terre, le pauvre, dès le premier coup de poing –, il se retrouva à genoux, boxant ce visage pointu, boxant la vie, sa déception de la vie, boxant lui-même, tandis que des mains violentes le prenaient aux épaules, qu'on le tirait en arrière et qu'il continuait à se battre quand même, en sanglotant presque, jusqu'à ce que le mot de «chien enragé» lui parvienne aux oreilles en même temps qu'un bon coup de poing sur la bouche. Il y eut un silence lorsqu'il cessa de se débattre, il vit autour de lui dix visages incompréhensifs, scandalisés, il vit par terre le petit Thomas qui se relevait à quatre pattes et il sentit sur sa lèvre le mélange salé des larmes et du sang. Il sortit à reculons et personne ne lui dit un mot. Même Pierre avec qui il s'était enivré toute sa jeunesse. C'était même Pierre qui l'avait frappé, à la réflexion, et il avait bien fait. C'était son boulot, après tout. Chacun doit gagner sa vie.

Il y avait des bruits de voix chez lui et il resta étonné une seconde sur le seuil. Il était près de minuit. Il sortit son mouchoir de sa poche et essuya le sang séché sur sa bouche: il ne tenait pas à faire une entrée à la Frankenstein. Autrefois, il n'y eût pas résisté mais ces petites comédies qui l'amusaient tant avaient perdu tout leur sel. Jean était dans le salon avec Marthe, son amie, une grosse fille brune, sotte et tendre et Élo'ïse regardait par la fenêtre. Elle sursauta quand il entra, Jean tourna vers lui un visage volontairement tranquille et Marthe poussa un cri:

– Mon Dieu! Gilles... Qu'est-ce que vous vous êtes fait?

«Le vrai conseil de famille, pensa-t-il. Les bons, les vrais amis s'inquiètent enfin en même temps que la fidèle compagne... De plus, comble de chance, le héros revient blessé.» Déjà, Élo'ïse volait vers la salle de bains à la recherche de coton hydrophile. Il se laissa choir dans un fauteuil, sourit:

– Je me suis battu, bêtement comme chaque fois qu'on se bat. Tu sais avec qui, Jean? Avec Thomas.

– Avec Thomas? Ne me dis pas que c'est Thomas qui t'a fait ça?

Jean eut le bon rire incrédule de l'homme qui va à la boxe tous les lundis.

– Non, dit Gilles. C'est Pierre en nous séparant.

Il avait horreur tout à coup de cette dispute minable, de son acharnement, de ce goût de frapper qui l'avait envahi tout à l'heure. «Il suffit que je sois odieux pour moi-même, si je le deviens aussi pour les autres...» II leva la main:

– N'en parlons plus. Demain, on me traitera de brute au journal, après-demain on aura oublié. Je dois à quoi la joie de vous voir?

Il posait cette question à Marthe qui lui sourit aimablement sans répondre. Jean avait dû lui dire: «Gilles ne tourne pas rond» et elle regardait avec intérêt cet homme qui ne tournait pas rond, situation visiblement inconcevable pour elle.

Déjà Éloïse revenait avec cet air précis, fermé des femmes qui jouent les infirmières et lui renversait la tête en arrière.

– Ne bouge pas. Ça va te piquer un peu et puis ce sera fini.

«La mère, à présent. Mon petit garçon a fait des bêtises. Mais qu'est-ce qu'ils ont tous avec leurs comédies ineptes? Tout à l'heure, c'était le sketch des copains mâles déçus: on ne tape pas sur un nabot. Maintenant le retour au foyer au sein d'un complot pour mon bien. Jean fait le viril dont le copain s'est battu – ah, ah, ah –, Éloïse fait la femme d'intérieur, Marthe ne fait rien, elle, mais c'est parce qu'elle ne sait rien faire. Autrement, elle tiendrait l'alcool à 90 et le tendrait à Éloïse, debout près de moi, elle aussi.»

En effet, ça piquait beaucoup. Il grogna.

– Alors, dit Jean, que t'a raconté Daniel?

– Daniel?

– Le docteur.

– Tu ne l'as pas appelé? Il avait dit ça au hasard, méchamment, faisant allusion au comportement de Jean à son égard depuis toujours – comportement paternel, protecteur et légèrement abusif – et il se rendit compte, en le voyant rougir, qu'il avait fait mouche. Ainsi, Jean s'inquiétait vraiment. Et cela lui fit peur, brusquement, une peur animale, atroce: et s'il finissait à l'asile?

– Si, dit Jean avec l'air pieux de l'homme qui ne veut pas mentir – parce qu'il sait qu'il ne le peut plus –, si, je lui ai téléphoné.

– Tu étais inquiet?

– Un peu. Il m'a rassuré d'ailleurs.

– C'est parce qu'il t'a rassuré que tu es ici à minuit?

Jean s'énerva brusquement.

– Je suis ici parce que Éloïse te savait chez le docteur à 4 heures, qu'elle n'avait pas de nouvelles de toi, et qu'elle s'affolait. Je suis venu lui tenir compagnie et la rassurer. J'ai parlé avec Daniel: tu es nerveux, fatigué, déprimé comme les neuf dixièmes de la population parisienne. Ce n'est pas une raison pour laisser les gens s'inquiéter et te battre dans les bars avec Thomas ou un autre.

Il y eut un silence. Puis Gilles sourit:

– Oui, papa. Il ne t'a rien dit d'autre, ton camarade?

– Tu devrais changer d'air.

– Ah, ah... le journal va m'offrir une croisière aux Bahamas? Tu vas en parler au boss?

Il se sentait stupide, méchant, pas drôle et il ne pouvait pas s'arrêter.

– Il paraît que c'est très beau les Bahamas, dit d'un ton mondain Marthe, l'innocente, et Jean lui jeta un coup d'œil furieux qui déclencha une immense envie de rire chez Gilles.

Il se mordit les lèvres, ce qui lui fit très mal, mais il sentait le rire monter en lui, inexorable, comme tout à l'heure la violence. Il fit un effort désespéré, respira à fond, mais la phrase de Marthe lui courait dans la tête et lui semblait d'un comique irrésistible. Il toussa un peu, ferma les yeux et brusquement éclata de rire.

Il riait, il riait à perdre haleine. «Les Bahamas, les Bahamas», marmonnait-il entre deux quintes, comme pour s'excuser. Et s'il ouvrait les yeux, les trois visages consternés en face de lui redoublaient son rire. Sa petite blessure à la bouche s'était rouverte, il sentait un peu de sang couler sur son menton, et il se disait confusément qu'il devait avoir l'air d'un fou, ainsi, saignant et sanglotant de rire, à minuit, dans un fauteuil de velours côtelé. Tout était devenu miraculeusement absurde et désopilant... Et sa journée... Mon Dieu, l'après-midi qu'il avait passé... installé comme un pacha dans une robe de chambre inconnue à attendre une femme à qui il n'avait même pas ouvert... s'il pouvait seulement raconter cela à Jean... Mais il riait trop, il ne pouvait pas articuler un son... Il gémissait de rire. Loufoque, la vie était loufoque, pourquoi ne riaient-ils donc pas, en face?

– Arrête, disait Jean, arrête.

«Il va me gifler, c'est sûr, il croit que ça se fait dans ces cas-là. Tout le monde croit qu'il y a des choses à faire dans chaque occasion de la vie. Si on rit trop, on vous gifle, si on pleure trop, on vous endort, ou alors on vous envoie aux Bahamas.»

Mais Jean ne le giflait pas. Il avait ouvert la fenêtre, les femmes s'étaient réfugiées dans la chambre, et son rire s'apaisait. Il ne savait même plus pourquoi il avait ri. Pas plus qu'il ne savait, à présent, pourquoi des larmes chaudes, douces, intarissables inondaient son visage sans répit, ni pourquoi la main de Jean lui tendant une pochette bleue à carreaux grenat tremblait de la sorte.

Deuxième partie. LIMOGES

CHAPITRE I

Il était allongé dans l'herbe, à plat ventre, surveillant le lever du soleil, plus loin, sur la colline. Il se réveillait toujours trop tôt, depuis qu'il était là, il dormait mal, aussi épuisé par le calme de la campagne qui l'avait été par la frénésie de Paris. Sa sœur, chez qui il vivait, le savait et s'en vexait obscurément. Elle n'avait jamais eu d'enfant et Gilles lui avait toujours tenu lieu de fils. N'avoir pas pu «le remettre sur pied», comme elle disait, en quinze jours lui paraissait une insulte directe au Limousin, au bon air et à la famille en général. Bien sûr, elle avait entendu parler de ces «dépressions nerveuses» dans les journaux mais cela lui paraissait plus près d'un caprice que d'une maladie. Partageant équitablement son temps depuis quarante ans entre ses parents, puis son mari et les soins de la maison, aussi dénuée d'imagination que remplie de bonté, Odile ne pouvait pas croire que le repos, les gros biftecks et la marche à pied ne puissent guérir tous les maux. Et Gilles continuait à maigrir, à se taire et à s'enfuir parfois de la pièce quand elle parlait par exemple avec Florent, son mari, des derniers événements. Et si, par hasard, elle mettait la télévision, un poste merveilleux avec deux chaînes, qu'ils venaient d'acheter, il s'enfermait dans sa chambre et ne réapparaissait que le lendemain. Il avait toujours été déroutant mais Paris l'avait vraiment complètement détraqué, cette fois-ci. Pauvre Gilles... Elle lui passait la main parfois dans les cheveux et curieusement il la laissait faire, s'asseyait même à ses pieds, souvent sans rien dire, lorsqu'elle tricotait, comme soulagé tout à coup par sa présence. Elle lui parlait de choses qui, elle le sentait confusément, ne l'intéressaient pas mais le calmaient, par leur pérennité même: les saisons, les récoltes, les voisins.

Il avait décidé de partir, le lendemain de cette pénible journée à Paris, et comme il était plutôt couvert de dettes, et que de surcroît, n'importe quel inconnu lui faisait peur, il s'était réfugié chez Odile, dans la maison un peu croulante que leur avaient laissée leurs parents et où elle vivait depuis avec son notaire de mari, le doux Florent, aussi incapable semblait-il de faire une affaire qu'un enfant, vivant de quelques fermages et de quelques rentes une vie aussi peu actuelle que possible. Bien sûr, il le savait, il s'ennuierait mortellement mais du moins serait-il à l'abri de lui-même, de ces accès ridicules qui, il le sentait, seraient de plus en plus fréquents, s'il restait à Paris. Et du moins, s'il se roulait par terre, serait-ce devant les brebis du Limousin que cela gênerait moins que ses amis ou sa maîtresse. En plus, se retrouver près de sa sœur, quelqu'un de son sang, avec laquelle les relations allaient de soi, lui semblait une bénédiction. Toute affectivité, toute démonstration lui faisait horreur. Il n'aurait plus rien à se reprocher, vis-à-vis de personne.


Date: 2015-12-11; view: 756


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