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Deuxième partie. LIMOGES 1 page

Un peu de soleil dans l’eau froide

Françoise Sagan

A ma sœur

Inconnue, elle était ma forme préférée,
Celle qui m'enlevait le souci d'être un homme,
Et je la vois et je la perds et je subis
Ma douleur, comme un peu de soleil dans l'eau froide.

PAUL ELUARD

Première partie. PARIS

CHAPITRE I

Cela lui arrivait pratiquement tous les matins, à présent. A moins qu'il ne se soit sérieusement enivré la veille et que l'effort de se lever, de se doucher, de se vêtir ne devienne si flou, si inconscient presque, qu'il le fasse à tâtons, privé ou plutôt soulagé de lui-même par sa fatigue. Mais les autres jours étaient plus fréquents et plus durs: il se réveillait à l'aube, le cœur battant de peur – de ce qu'il ne pouvait appeler autrement, déjà, que sa peur de la vie – et il attendait le récitatif dans sa tête de ses angoisses, de ses échecs, du lourd calvaire de la journée à venir. Son cœur battait, il essayait de se replonger dans le sommeil, il essayait de s'oublier. En vain. Il s'asseyait alors dans son lit, attrapait la bouteille d'eau à son côté, avalait une gorgée tiède, fade, lamentable comme lui paraissait sa vie depuis trois mois et il pensait «mais qu'est-ce que j'ai, qu'est-ce que j'ai?» avec un mélange de désolation et de fureur car il était orgueilleux. Et l'éventualité, pourtant si souvent rencontrée chez les autres, chez des gens qu'il estimait vraiment, d'une dépression nerveuse, l'humiliait comme une claque. Il ne s'était jamais intéressé beaucoup à lui-même depuis son adolescence, sa vie lui ayant suffi, et de se trouver brusquement confronté à ce personnage maladif, falot et exaspéré le remplissait d'une terreur superstitieuse. C'était donc lui, cet homme de trente-cinq ans qui tremblait sans raison au bord d'un lit, au petit matin? C'était là que l'avaient mené trente ans de rires, d'insouciance et parfois de chagrins d'amour? Il se replongeait sur l'oreiller, il l'étreignait contre sa joue comme s'il eût été, par sa fonction, détenteur du bienheureux sommeil. Mais ses yeux restaient ouverts. Et il avait froid, et il tirait la couverture, et il avait trop chaud, et il la repoussait, et il ne pouvait empêcher en lui ce grelottement, ce demi-désespoir, cette complète désolation.

Bien sûr, il aurait dû se retourner vers Éloïse et faire l'amour avec elle. Mais il ne pouvait pas. Cela faisait trois mois qu'il ne l'avait pas touchée, trois mois d'ailleurs qu'ils n'en parlaient pas. La belle Éloïse... C'était curieux comme elle supportait cela. Comme si elle flairait quelque chose chez lui de malade, d'étranger, comme si elle avait pitié de lui. Et l'idée de sa pitié le ravageait bien plus que sa colère ou son éventuelle trahison. Que n'eût-il donné pour avoir envie d'elle, s'abattre sur elle, dans cette chaleur d'un corps différent, faire des gestes violents, s'oublier enfin dans autre chose que le sommeil... Mais il ne pouvait pas. Et les quelques tentatives timides qu'elle avait osées l'avaient dégoûté d'elle d'une manière incroyable. Lui qui avait tant aimé l'amour et qui avait pu le faire indifféremment dans les circonstances les plus ridicules ou les plus bizarres, se retrouvait impuissant, au fond d'un lit, près d'une femme qui lui plaisait, qui était belle et que, en plus, il aimait bien.



D'ailleurs, il exagérait. Ils avaient fait l'amour, une fois, trois semaines plus tôt, après la fameuse soirée chez Jean. Mais il ne s'en souvenait pas. Il avait trop bu, ce soir-là – et pour cause –, et il se rappelait juste une mêlée noire et confuse dans son grand lit et le soulagement au réveil d'avoir gagné un point. Comme si la brève seconde de plaisir donné et reçu eût été une revanche contre des nuits de malaise, de mauvaises excuses et de fausse désinvolture. Ce n'était pas brillant. La vie, qui lui avait jusque-là tout donné – du moins le pensait-il et c'était une des raisons de ses succès –, la vie se retirait de lui comme la mer brusquement recule et délaisse un rocher trop longtemps caressé. L'idée de lui-même en vieux rocher le fit rire un instant, d'un petit rire amer. Mais en effet, la vie s'enfuyait de lui, lui semblait-il, comme par une blessure secrète. Le temps ne passait plus: il disparaissait. Et il pouvait bien se dire, se répéter les avantages de sa vie présente: bon physique, métier amusant, succès de toute espèce, cela lui apparaissait aussi fade, aussi dénué d'intérêt que les litanies à la Sainte Vierge. Morts... les mots étaient morts.

La soirée chez Jean avait de plus projeté un aspect physiologique répugnant sur tout cela. Il était sorti du salon un moment et dans les vestiaires s'était repeigné et lavé les mains. C'est alors que le savon lui avait échappé, était tombé par terre, sous le lavabo, et qu'il s'était baissé pour le ramasser. Le savon gisait sous un tuyau, s'y cachait, semblait-il, c'était un savon rosé et – trouva-t-il brusquement – un savon obscène. Il avait avancé la main pour le ramasser, et il n'avait pas pu. Comme si une bête sournoise et nocturne attendait dans l'ombre le contact de sa main et une brusque horreur le figeait sur place. Il s'était relevé, transpirant, et s'était fixé dans la glace, avec, surgie du fond de son intelligence, une sorte de curiosité détachée qui avait vite rendu sa place à la terreur. Il s'était accroupi à nouveau, après avoir respiré une bonne fois comme un plongeur, et il avait attrapé le savon. Mais il l'avait jeté aussitôt dans la cuvette, comme à la campagne on rejette un reptile endormi qu'on a pris pour un bout de bois et il avait dû se passer de l'eau froide sur le visage, une bonne minute. C'est alors qu'il avait pensé que «c'était autre chose que le foie, la fatigue ou l'époque actuelle». C'est alors qu'il avait admis que «cela» existait vraiment et qu'il était malade.

Mais que faire? Qui est plus seul qu'un homme qui a pris le parti de la gaieté, du bonheur, d'un cynisme affectueux – et qui l'a pris, en plus, naturellement, par instinct – et à qui tout échappe d'un coup, à Paris, en l'an de grâce 1967? L'idée d'un psychiatre l'humiliait et, même, il la refusait profondément par un orgueil de l'esprit dont il n'était pas loin de penser que c'était le meilleur de lui-même. Il ne pouvait donc que se taire. Et continuer. Enfin essayer de continuer. De plus, la foi aveugle qu'il avait toujours eue dans la vie et ses hasards lui faisait apparaître tout cela comme temporaire. Le temps, le seul maître qu'il se reconnût, avait brisé ses amours, ses bonheurs, ses chagrins, parfois ses idées, il n'y avait pas de raison qu'il ne brise pas de même «cette chose-là». Mais «cette chose-là» était incolore, innommable, il ne savait pas ce que c'était. Et peut-être le temps n'a-t-il de pouvoir que sur ce que l'on connaît.

CHAPITRE II

Il travaillait à la rubrique des Affaires étrangères et il avait passé toute la matinée au journal. Le monde était plein d'événements sanglants, absurdes qui éveillaient chez ses confrères une horreur satisfaite qui l'exaspérait. Jadis, trois mois avant, il aurait aimé s'exclamer avec eux, s'indigner mais là, il ne pouvait pas. Il se sentait même légèrement vexé qu'on essayât ainsi, au Moyen-Orient, aux U.S.A. ou ailleurs de le distraire de son vrai drame: lui.

La terre bougeait dans le chaos, et qui aurait eu l'envie, ou le temps, de se pencher sur ses petits problèmes? Et pourtant combien d'heures avait-il passées lui-même à écouter des discours désespérés, des aveux d'échec, combien de faux sauvetages n'avait-il effectués? Non. Les gens marchaient autour de lui, les yeux brillants d'excitation et il était seul, aussi dépourvu de conviction tout à coup qu'un chien égaré, aussi égoïste que certains vieillards, aussi nul. Il décida brusquement d'aller voir Jean, à l'étage au-dessus, et de lui parler. Jean était le seul homme assez détaché, assez sensible aussi à une certaine proximité du malheur, qu'il connût à ce moment-là.

A trente-cinq ans, il était encore beau. Cet «encore» tenait au fait qu'il avait été d'une rare beauté à vingt ans, beauté dont il n'avait jamais eu conscience d'ailleurs mais dont il s'était joyeusement servi et qui avait indistinctement fait envie longtemps aux femmes comme aux hommes – ces derniers en vain. Quinze ans plus tard, il était plus maigre, plus mâle, mais avec quelque chose encore dans sa démarche, ses gestes, de l'adolescent triomphant qu'il avait été. Et Jean qui l'avait follement aimé, en ce temps-là, sans le lui dire et sans d'ailleurs se le dire à lui-même, eut un petit choc au cœur en le voyant entrer. Cette maigreur, ces yeux bleus, ces cheveux noirs un peu longs, cette nervosité... Il devenait d'ailleurs de plus en plus nerveux, il fallait que lui, Jean, s'en occupe. Mais il ne pouvait s'y résoudre: Gilles avait été si longtemps pour lui le symbole du bonheur, de l'insouciance, qu'il répugnait à lui parler, comme on répugne à s'attaquer à une image. Et si l'image s'effritait... si lui, Jean, depuis toujours rond, chauve et déchiré par la vie, découvrait qu'il n'y a pas d'homme «forcément» heureux? Il n'en était plus à une illusion perdue mais celle-ci lui paraissait par sa naïveté même une des plus dures à perdre. Il poussa une chaise vers Gilles qui s'assit précautionneusement car la pièce était littéralement pleine de dossiers en vrac, sur les bureaux, par terre, sur la cheminée et il lui tendit une cigarette. La fenêtre ouvrait sur une vue de toits gris, bleus, un univers de gouttières, d'antennes de télévision qui avait longtemps ravi Gilles. Mais il ne les regarda pas.

– Alors? dit Jean. C'est bien, tout ça, hein?

– Tu parles de l'assassinat? Oui, on peut dire que c'est du joli.

Puis il se tut, baissa les yeux. Une minute passa et Jean, dans un dernier effort, rangea quelques dossiers en sifflotant comme si un silence d'une minute eût été normal entre eux. Enfin, il se résigna; une grande bonté montait en lui: il se rappelait la chaleur de Gilles, sa gentillesse, son attention quand sa propre femme l'avait quitté, il se trouvait brusquement affreusement égoïste. Cela faisait deux mois qu'il sentait Gilles malheureux, deux mois qu'il évitait de lui en parler. C'était beaucoup trop pour un ami. Néanmoins puisque Gilles lui laissait, ou plutôt lui imposait l'attaque, il ne put se retenir d'organiser une légère mise en scène. On en est tous là après trente ans: tout événement, qu'il soit d'ordre mondial ou affectif, exige presque un certain sens du théâtre pour qu'on puisse en profiter vraiment ou en être vraiment atteint. Donc Jean écrasa sa cigarette à demi consumée dans le cendrier, s'assit et croisa les mains. Il fixa Gilles une seconde, toussa et dit sobrement:

– Alors?

– Alors quoi? dit Gilles. Finalement, il avait envie de partir tout en sachant qu'il ne partirait pas, qu'il avait tout fait pour acculer Jean à son questionnaire. Et pire, il en ressentait déjà un soulagement.

– Alors, ça ne va pas, n'est-ce pas?

– Non.

– Depuis un mois ou deux, hein?

– Trois.

Jean avait donné ce délai un peu au hasard pour montrer à Gilles qu'il lui prêtait attention et que s'il ne lui en avait pas parlé plus tôt ce n'était que par pudeur. Mais Gilles pensa aussitôt: «Voilà, il fait le perspicace, le malin, et en plus il se trompe d'un mois.» Il reprit:

– Cela fait trois mois que je... que je vis mal.

– Raisons précises? demanda Jean en rallumant une cigarette d'un geste bref.

Un instant Gilles le haït: qu'il quitte ce ton d'officier de police, ce ton de type expert qui ne s'attendrit pas, qu'il cesse cette comédie. Mais à la fois il fallait qu'il parle, un courant tiède, facile, irrésistible le traînait vers les confidences.

– Aucune.

– C'est plus grave, dit Jean.

– Ça peut dépendre, dit Gilles.

L'agressivité de sa voix arracha Jean à son rôle de psychiatre. Il se leva, fit le tour de la table et mit la main sur l'épaule de Gilles en marmonnant «mon pauvre vieux, va», ce qui, comble de l'horreur, fit monter des larmes aux yeux de Gilles. Décidément, il n'en pouvait plus. Il tendit la main vers le bureau, attrapa un crayon Bic et se mit à faire rentrer et sortir la mine avec le plus grand intérêt.

– Qu'est-ce qui ne va pas, mon petit? demanda Jean. Tu es sûr que tu n'es pas malade?

– Rien. Je n'ai rien. Je n'ai plus envie de rien, c'est tout. C'est une maladie à la mode, non?

Il tenta un bref ricanement. En fait, que ce fût aussi fréquent et pratiquement homologué parmi les médecins de tous bords ne le rassurait pas. Cela l'eût plutôt vexé. Il aurait pu au moins, faute de mieux, se sentir un cas.

– Voilà, reprit-il avec effort. Je n'ai plus envie de travailler, je n'ai plus envie de faire l'amour, je n'ai plus envie de bouger. Ma seule envie, c'est de passer mes journées, seul dans mon lit, les draps sur ma tête. Je...

– Tu as essayé?

– Bien sûr. Mais pas longtemps. J'avais envie de me tuer, le soir à neuf heures. Le lit me semblait sale, ma propre odeur m'exaspérait et je détestais ma marque de cigarettes. Tu trouves ça normal?

Jean grogna, plus choqué par ces détails de misère mentale qu'il ne l'eût été par des détails obscènes et fit un dernier effort vers une explication logique:

– Et Eloïse?

– Eloïse? Elle me supporte. Elle n'a jamais eu grand-chose à me dire, tu sais. Elle m'aime bien. De plus, je suis impuissant. Pas seulement avec elle, non, en général. Enfin, presque. De toute façon, même si j'y arrive, ça m'ennuie. Alors...

– Ça, ce n'est pas grave, dit Jean. Ça s'arrange.

Il essayait de rire, de ramener l'affaire à une histoire de petit coq blessé dans son amour-propre.

– Tu devrais voir un bon médecin, prendre des vitamines, de l'air et dans quinze jours, tu recommenceras à courir le guilledou.

Gilles leva les yeux. Il était hors de lui:

– Mais ne ramène pas tout à ça. Je m'en fiche, tu comprends, je m'en fiche. Je n'ai envie de rien, tu comprends: pas seulement des femmes. Je n'ai pas envie d'exister. Tu connais des vitamines pour ça?

Il y eut un silence.

– Un scotch? dit Jean.

Il ouvrit un tiroir, sortit une bouteille, l'offrit à Gilles qui en but une gorgée, machinalement. Il frissonna, secoua la tête:

– Cela non plus ne me sert plus de rien. Sauf à dormir, à m'abrutir à mort. L'alcool n'est plus gai. Et de toute manière ce ne serait pas une vraie solution, si?

Jean prit la bouteille à son tour, en but une grande gorgée:

– Viens, dit-il, on va se balader.

Ils sortirent. Paris était ravissant, bleu à pleurer en ce début de printemps. Et les rues étaient les mêmes, avec les mêmes bistrots: le Sloop où ils allaient boire en chœur, en cas de grand événement, le tabac où Gilles allait donner des coups de téléphone en cachette à Maria, du temps qu'il l'aimait. Mon Dieu, il se rappelait ses tremblements d'alors, cette chaleur dans la cabine, la façon dont il relisait sans les comprendre les graffiti du mur tandis que le téléphone sonnait, sonnait et ne répondait pas. Comme il souffrait, comme il prenait l'air dégagé devant la patronne en lui demandant un verre, après, qu'il avalait d'un coup, le cœur convulsé de peine, de rage, comme il vivait! Et cette période atroce où sa vie était subordonnée à quelqu'un et par ce quelqu'un piétinée, lui apparaissait presque enviable comparée à maintenant. Il était blessé mais du moins cette blessure avait-elle un visage.

– Et si l'on partait? dit Jean. On se trouverait bien un reportage à faire quelque part, quinze jours?

– Je n'en ai pas envie, dit Gilles. L'idée d'un avion à heure fixe, d'hôtels inconnus, de gens à voir... non, je ne peux pas... Et les bagages... ah non.

Jean lui lança un regard oblique, se demandant une seconde s'il n'exagérait pas. Gilles aimait assez les comédies dans le temps, d'autant plus que chacun s'y prêtait. Mais là, il avait un visage de peur, de dégoût qui convainquit Jean.

– Et si on passait une soirée avec deux filles, comme dans le vieux temps, toi et moi? Comme si on était deux paysans qui s'encanaillent... Non, c'est idiot... Et ton livre? Ton reportage sur l'Amérique?

– Il y en a eu cinquante déjà, et meilleurs. Et me crois-tu capable d'écrire deux lignes intéressantes alors que je ne m'intéresse à rien?

L'idée de ce livre l'achevait. C'était vrai qu'il avait voulu écrire un reportage sur les U.S.A. qu'il connaissait bien, c'était vrai qu'il en avait rêvé, qu'il avait même fait un plan. Et vrai aussi qu'il eût été à présent incapable d'en écrire une ligne ni de développer une idée à ce sujet. Mais qu'est-ce qui lui arrivait à la fin? De quoi le punissait-on? Et qui? Il avait toujours été fraternel avec ses amis et plutôt tendre avec les femmes. Il n'avait jamais délibérément fait de mal à qui que ce soit. Pourquoi recevait-il sa vie à la tête, à trente-cinq ans, comme un boomerang empoisonné?

– Je vais te dire ce que tu as, dit la voix de Jean près de lui, une voix apaisante, insupportable. Tu es fatigué, tu...

– Tu ne vas pas me dire ce que j'ai! hurla Gilles brusquement au milieu de la rue, tu ne vas pas me le dire parce que tu ne le sais pas! Parce que «moi», je ne le sais pas! Et de plus, ajouta-t-il avec une parfaite mauvaise foi, je veux que tu me fiches la paix!...

Les gens les regardaient et il rougit soudain, tendit la main vers le revers de la veste de Jean comme pour ajouter quelque chose puis se détourna et partit très vite, vers les quais, sans dire «au revoir».

CHAPITRE III

Éloïse l'attendait, Éloïse l'attendait toujours. Elle était mannequin dans une maison de couture, ne réussissait pas trop bien et s'était avec enthousiasme installée chez lui deux ans auparavant, un soir que le souvenir de Maria le faisait trop souffrir et qu'il ne supportait plus la solitude. Elle était brune ou blonde ou rousse selon les trimestres, pour des raisons de photogénie qu'il avait renoncé à élucider, avec des yeux bleus fort beaux, un joli corps et une bonne humeur inaltérable. Ils s'étaient très bien entendus sur un certain plan, longtemps, mais à présent, il se demandait avec angoisse que lui dire, comment passer la soirée avec elle. Il pouvait toujours prétexter un dîner dehors et sortir sans elle, elle ne s'en formaliserait pas, mais il n'avait pas envie de réaffronter la rue, la nuit, Paris, il avait envie de se terrer et d'être seul.

l habitait un petit appartement de trois pièces, rue Monsieur-le-Prince, qu'il n'avait jamais fini d'aménager. Il y avait au départ, avec enthousiasme, accroché des étagères, installé une chaîne de stéréophonie, une bibliothèque, la télévision, bref des dizaines de gadgets qui sont censés vous rendre la vie agréable et enrichissante. Objets qu'il regardait avec ennui aujourd'hui, incapable même de prendre un livre, lui qui s'était nourri de littérature des journées durant. Éloïse regardait la télévision quand il entra, un journal à la main, afin de ne pas manquer surtout une de ces admirables émissions, et elle se leva d'un bond pour l'embrasser, l'air joyeux: un bond qui lui parut à lui exagéré et ridicule, très «la vraie petite femme». Il alla vers le bar, ou plus exactement la table roulante qui en tenait lieu et se servit un whisky sans en avoir envie. Puis il alla s'asseoir dans le fauteuil jumeau de celui d'Éloïse et fixa à son tour d'un air intéressé le petit écran. Éloïse s'arracha une seconde à sa contemplation et tourna la tête vers lui:

– Bonne journée?

– Très. Et toi?

– Moi aussi.

Soulagée, semblait-il, elle se rabattit sur le poste. De jeunes inconnus essayaient de former un mot avec des lettres en bois que la meneuse de jeu, un doux sourire aux lèvres, leur offrait en pagaille. Gilles alluma une cigarette, ferma les yeux.

– Je crois que c'est «pharmacie», dit Éloïse.

– Pardon?

– Je crois que c'est «pharmacie» le mot qu'ils cherchent.

– C'est bien possible, dit-il.

Il referma les yeux. Puis il essaya de boire une gorgée de son verre. Il était déjà tiède. Il le reposa sur la moquette.

– Nicolas a téléphoné, il demande si on veut le rejoindre au Club, ce soir. Qu'est-ce que tu en penses?

– On verra, dit-il, je viens de rentrer.

– Sinon, il y a du veau froid dans le frigidaire. Et le feuilleton à la télé.

«Parfait, pensa-t-il. Joli choix. Ou je dîne avec Nicolas qui m'expliquera une fois de plus que si le cinéma n'était pas pourri, il aurait depuis longtemps fait son chef-d'œuvre. Ou bien je regarde une ânerie dans mon fauteuil en mangeant du veau froid. Quelle horreur!» Mais enfin, dans le temps, il sortait, il avait des amis, il s'amusait, il rencontrait des gens nouveaux, chaque nuit était une fête!... Où étaient ses amis? Il savait bien où ils étaient et qu'il n'avait qu'à tendre la main vers le téléphone. Eux s'étaient lassés de le faire sans résultat depuis trois mois, c'était tout. Mais il avait beau chercher un nom, un visage qu'il eût aimé voir, il n'en trouvait pas. Seule, cette loque de Nicolas s'accrochait. Et pour cause: il ne devait pas avoir de quoi payer ses verres. Le téléphone sonna et il ne bougea pas. Il y avait eu un temps où il bondissait vers le téléphone: c'était l'amour ou la fortune ou l'aventure qui l'appelait, il en était sûr. Mais maintenant c'était Elo'ïse qui décrochait. Elle cria de la chambre:

– C'est pour toi. C'est Jean.

Il hésita une seconde. Que lui dire?

Puis il pensa qu'il avait été grossier le matin et qu'il était stupide et honteux d'être grossier. Après tout, c'était lui qui était allé embêter ce pauvre Jean avec ses ennuis et lui qui l'avait plaqué au milieu de la chaussée. Il prit l'appareil:

– C'est toi, Gilles? Ça va?

– Oui, dit-il.

La voix de Jean était chaleureuse, inquiète, une vraie voix d'ami. Gilles s'émut.

– Je suis désolé pour ce matin, commença-t-il. Je...

– On en parlera demain sérieusement, dit Jean. Que fais-tu ce soir?

– Je crois que je vais... que nous allons rester ici, dit-il, et manger du veau froid.

C'était un véritable appel au secours, à peine déguisé et il y eut un léger silence. Jean reprit doucement:

– Tu devrais sortir, tu sais; il y a la première de Bobino si tu veux, j'ai des places, je...

– Merci, dit Gilles. Je n'ai pas très envie de sortir. Demain on fera une nouba effrénée, si tu veux.

Il ne le pensait pas et Jean le savait. Mais Jean était en retard, il devait encore se changer, ressortir, cette fausse promesse l'arrangeait bien. Il acquiesça, dit quand même «au revoir, mon petit» d'une voix plus tendre que d'habitude et il raccrocha. Gilles se sentit un peu plus seul. Il rentra dans le studio, se rassit. Éloïse était toujours fascinée par la télévision. Il s'énerva brusquement:

– Comment peux-tu regarder ça?

Elle n'eut même pas l'air surpris, elle tourna vers lui un visage éteint, doux, résigné:

– Je pensais que ça t'éviterait de me parler. Il fut si étonné une seconde qu'il ne répondit pas. En même temps l'humilité de la phrase le remplissait d'une sourde horreur trop bien connue: celle de faire souffrir. Et il se sentait démasqué.

– Pourquoi dis-tu ça? Elle haussa les épaules.

– Comme ça. Je crois... j'ai l'impression que tu as envie d'être seul, qu'on ne s'occupe pas de toi. Alors, je regarde la télévision.

Elle le regardait d'un air implorant, elle eût voulu qu'il lui dise «mais si, occupe-toi de moi, au contraire, parle-moi, j'ai besoin de toi», et il en eut un instant la tentation, pour lui faire plaisir. Mais c'eût été un mensonge, un de plus, et il n'en avait même pas le droit.

– Je ne vais pas très bien en ce moment, dit-il d'une voix faible. Ne m'en veux pas. Je ne sais pas ce que j'ai.

– Je ne t'en veux pas, dit-elle, je sais ce que c'est. A vingt-deux ans, j'ai eu la même chose. Une dépression. Je pleurais tout le temps. Ma mère était folle.

Ça devait arriver: la comparaison! Éloïse avait tout eu, toujours.

– Et comment ça s'est arrangé?

Il avait une voix ironique, mauvaise. En fait, il ne parvenait pas à comparer «sa» maladie à celle d'Éloïse. C'était presque insultant pour lui-même.

– C'est passé d'un coup, comme ça. J'ai pris des petits cachets pendant un mois – c'est idiot, j'ai oublié leur nom. Et un matin, ça allait mieux.

Elle ne riait même pas. Il la regardait avec une sorte de haine:

– C'est dommage que tu aies oublié leur nom. Tu peux peut-être téléphoner à ta mère pour le lui demander.

Elle se leva, vint à lui, prit sa tête dans ses mains. Il regardait fixement ce beau visage tranquille, cette bouche tant embrassée, ces yeux bleus et pitoyables:

– Gilles... Gilles... Je sais que je ne suis pas très maligne et que je ne peux pas grand-chose pour toi. Mais je t'aime, Gilles, mon chéri...


Date: 2015-12-11; view: 931


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