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On n'est fait que pour chanter

 

II y a des années, l'idée m'était venue, pour célébrer Noël en famille, avec mes parents, mes beaux-parents et mes enfants, d'écrire une petite pièce, une toute petite pièce que nous jouerions ensemble. Ce serait en quelque sorte notre cadeau.

Parce que je ne sais pas si j'aime encore tellement les cadeaux. J'ai aimé, j'ai aimé beaucoup le Noël traditionnel et banal, ces vitrines, ces catalogues en couleurs, ces amoncellements de victuailles3 et de couleurs. Mais une fois offerts les paquets: «C'est tellement gentil! C'est juste ce que je voulais», il est devenu rare que quelque chose se passe qui serait vraiment Noël.

Il n'y a plus de fêtes, comme disent les bonnes gens, il n'y a plus de saisons. La publicité se substitue à chaque instant au rêve qui devrait entourer la fête, le cadeau. Ce Père Noël pour adultes nous propose à chaque instant toute une gamme de présents, depuis l'illusion de devenir une femme fatale (grâce à la crème brunis-sante'ou à un déodorant) jusqu'à celle de se trouver transporté en Floride ou sur l'Himalaya par le simple achat d'un bonnet de bain ou d'un imperméable. Quand c'est un carnaval de Rio que nous présente, sur ses affiches et ses emballages, une simple poudre à laver, comment voulez-vous qu'acheter un disque ou une paire de gants pour Noël représente encore quelque chose-Nôtre petite pièce était une tentative naïve d'offrir quelque chose qui ne décevrait pas, parce qu'elle disparaîtrait tout de suite. Ce serait, bien sûr, une petite pièce à sujet religieux. Nous espérâmes d'abord faire jouer à Pauline, qui venait de naître, le rôle de l'Enfant Jésus. Elle poussa tant de cris que nous fûmes réduits à habiller de feutre une bûche. Mais au fond, ce fut une réussite: les enfants s'intéressèrent plus à cette modeste création qu'aux jouets compliqués qu'en général ils détruisent en peu de semaines.

La première pièce fut jouée devant les grands-parents, les parrains et marraines des enfants. Je m'étais réservé un rôle d'âne.

L'année suivante la question se posait déjà tout naturellement de ce que nous allions faire.

La pièce s'allongea, pour fournir des rôles à mes quatre petites nièces, qui furent des Hébreux, des matelots, des arlequins, des crocodiles, les vaches grasses du Pharaon... Nos ambitions croissaient, nous ne reculions plus devant rien. Des amis se joignirent à nous. Les enfants voulaient chanter. J'appris la guitare d'accompagnement. Chacun des participants me signalait ses préférences pour un rôle dramatique ou comique. J'écrivais chaque rôle en fonction de celui qui devait l'interpréter, utilisant ses aptitudes, ses rêves, ses petites manies. Ce n'était plus seulement un jeu pour les enfants, c'était un retour à l'enfance pour tous ceux qui y participaient.



C'était - c'est. Nous continuons. Nous prenons beaucoup de peine. Nous faisons des décors, des costumes, nous cherchons et nous préparons de la musique, nous travaillons notre texte. Cet après-midi de Noël, c'est vraiment «nous» qui le faisons. Et nous savons que tout cela disparaîtra en une heure, le 24 décembre après-midi, et à tout jamais...

L'année dernière une vieille amie, souffrante cependant, et préoccupée de tout autre chose, consentit à interpréter, sans perdre un atome de sa dignité, le rôle du Pharaon. Accroupie «en lotus»1 sur un guéridon, un éventail à la main elle trônait. Je la regardais avec tendresse: sa gravité, ses efforts de mémoire. En dépit de mes vers naïfs et gauches, je sentais bien que c'était, ce rôle de Pharaon, un cadeau que nous nous faisions l'une à l'autre. Ces amis parlant soudain répétitions et costumes avec le visage sérieux de leurs dix ans, cette petite fièvre aux joues, dont nous nous moquons nous-mêmes sans conviction, on s'amuse, on s'amuse seulement, n'est-ce pas? Quelque chose se passait néanmoins, une simplicité, un don...

Une conversation sur le bonheur

Moi. - Je ne peux pas finir mon livre, à cause de ces deux morceaux que j'ai mis à la fin, et qui ont l'air de se contredire.

Vincent. - Je ne trouve pas. Ça ne se contredit pas vraiment. On est fait pour chanter, pour être heureux, mais à cause des autres qui ne le sont pas, on ne peut pas l'être non plus. C'est simple.

Alberte. - On ne peut pas être heureux et on est fait pour? Ça ne paraît pas très juste.

Moi. - Peut-être que c'est le mot bonheur qui n'est pas très juste. Peut-être qu'il faudrait dire la joie plutôt, ou...

Pauline. - La gaieté! C'est bien la gaieté!

Moi. - Ce n'est pas la même chose!

Alberte. -. Pourquoi pas? Moi j'ai vu le film sur Rubinstein, le pianiste, il disait qu'il était heureux, mais aussi gai, il faisait des grimaces tout le temps.

Moi. - J'y pensais justement, à ce film, parce que je ne l'ai pas vu, mais j'ai lu un long article où on le critiquait, où on disait que c'était un peu limité, ce bonheur qu'il disait qu'il éprouvait... Est-ce que ça t'a choquée, dans le film?

Alberte. - J'étais contente pour lui. La musique c'est fait pour consoler les gens, de toute façon...

Moi. - Si on veut. Mais même si on se dit ça, c'est qu'ils sont tristes, les gens, puisqu'il faut les consoler. Et puis on risque de ne pas réussir.

Vincent. - Qu'est-ce que ça fait si on ne réussit pas? C'est la musique.

Moi. - C'est vrai dans un sens, c'est comme la foi, ou la beauté, ou l'amour, ça existe de toute façon, mais enfin, si tu as une grande foi, un grand amour, ou que tu vois quelque chose de très beau, si tu penses que d'autres ne comprennent pas, ne partagent pas, tu as quand même, à travers ta joie, une tristesse.

Alberte. - On pourrait avoir la foi ou faire de la musique dans une île déserte...

Pauline. - Oui, et puis il y aurait un nègre, ou un Indien qui viendrait et on l'appellerait Vendredi et on lui apprendrait le solfège, un, deux, trois! Même moi je sais assez de solfège pour l'apprendre à un petit nègre, on s'amuserait bien, et...

Moi. - Je crois qu'Alberte veut dire: une île tout à fait déserte. C'est une supposition, tu comprends.

Pauline. - J'aime pas les suppositions.

Vincent (supérieur)1. - Parce que tu es trop petite. Elle veut

dire: suppose que tu sois sur une île déserte et que tu fasses une

très belle musique que personne n'entendrait...

Pauline. - Si j'étais sur une île déserte pour de vrai2 je ne ferais pas de musique, je pleurerais tout le temps jusqu'à ce qu'on vienne me chercher.

Alberte (agacée). - Tu aurais beau pleurer3, comme il n'y aurait personne tu en aurais vite assez de faire la comédie!

Pauline (éclatant en sanglots). - Non j'en aurais pas assez! Non, j'en aurais pas assez!

Alberte. - Si, tu en aurais...

Vincent. - Qu'elles sont bêtes! Chaque fois qu'on va parler de quelque chose d'intéressant...

Moi. - Voyons Pauline! C'est simplement eux qui font une supposition, tu comprends, ce sont des idées, tandis que toi tu fais une histoire très jolie...

Pauline (hurlant). - Je ne veux pas aller sur une île déserte sans ma maman!

Ceci se passe au cours d'une de nos «soirées poétiques», heureusement, ce qui me permet de calmer les esprits1 en procédant à une distribution de biscuits au chocolat.

Alberte (sans prévenir). –

La vie est un étrange et douloureux divorce.

II n'y a pas d'amour heureux.

Vincent. - Tu veux montrer ta culture?

Pauline. - Moi aussi je connais ça! Je l'ai entendu à la radio! C'est de Brassens! (Elle chante.) La vie est un étrange...

Alberte (digne). - C'est du poète Aragon. Brassens, c'est le chanteur seulement.

Pauline. - Moi j'aime mieux les chanteurs! C'est plus gai les chanteurs! (Elle chante, sur un rythme de jazz.) Il n'y a pas...

Alberte (indignée). - Ce n'est pas gai du tout! C'est très triste! (Avec sentiment.) La vie est un étrange et douloureux divorce... C'est tristel

Pauline. - Ça veut dire que si on est heureux et on s'aime après on divorce toujours?

Vincent. - Mais non! C'est une façon de dire, une image, tu comprends, un...

Pauline. - Une supposition!

Vincent éclate de rire.

Moi. - Je crois que ça veut dire, justement, qu'on est toujours partagé entre ce besoin, cette vocation de joie, et ce sentiment du malheur des autres...

Vincent (savant). - Ecartelé, en quelque sorte. (A Pauline qui ouvre la bouche.) Ça veut dire tiré des deux côtés par des chevaux, c'est un supplice qu'on a fait dans le temps3 et ce n'est pas une supposition.

Moi (reconnaissante). - Ecartelé. C'est le mot. Je ne l'employais pas parce que j'avais peur que vous ne compreniez pas.

Aïberte. - Que Pau-Pau ne comprenne pas.

Pauline. - Je comprends tout!

Alberte (détournant l'orage)1. - Et tu vas arranger tout ça dans ton livre?

Moi. - Je voudrais bien, mais je ne l'ai pas encore arrangé en moi-même, tu sais.

Pauline. - Alors à quoi il servira, ton livre?

Moi. - On ne sait jamais très bien à quoi il va servir, un livre. Parfois j'ai voulu écrire un livre que moi, je trouvais très réconfortant, et les gens me disaient: comme il est déprimant, votre livre.

Pauline. - Pour déprimer les gens ce n'est pas la peine d'écrire.

Vincent. - Moi je trouve que si. Ce n'est pas la peine d'écrire un livre si c'est pour écrire des mensonges.

Pauline. - C'est pas un mensonge d'être gai.

Moi. - Ce n'est pas un mensonge, mais ça n'est parfois qu'un aspect de la vie. Ce serait un mensonge aussi de ne pas parler de la joie, bien sûr.

Pauline. - Tu ne devrais pas te tracasser pour ça, maman. Tu devrais écrire un roman policier qui finit bien, tout le monde serait content.

Alberte (culturellement révoltée). - Oh! non!

Vincent. - Si elle n'a pas envie!

Moi. - Si, j'aimerais bien. J'y ai pensé quelquefois. Je me disais que ça me reposerait. Je voulais mettre une femme détective, très sympathique, très gaie, avec des taches de rousseur2, qui ferait toujours des gaffes3 et qui découvrirait la vérité par hasard. Elle aurait eu un chagrin d'amour, alors pour oublier elle aurait fait des enquêtes4.

Pauline. - Elle aurait eu un chagrin d'amour et elle serait très gaie?

Moi. - Oui, parce qu'elle a une bonne nature. Son fiancé l'a lâchée pour sa meilleure amie, alors elle fait une enquête pour savoir comment c'est arrivé et elle découvre qu'elle a des qualités de détective.

Alberte. - Alors, son fiancé revient?

Moi. - Non.

Alberte. - Pourquoi?

Moi. - Parce qu'alors elle serait heureuse et elle ne ferait plus d'enquêtes.

Pauline. - Et toi si tu étais heureuse tu ne ferais plus de livres?

Je reste interloquée.

Alberte (indignée). - Elle est heureuse!

Vincent. - Elle est à peu près heureuse, mais on ne peut pas l'être tout à fait, alors ce peu qui manque, ça lui fait faire des livres.

Moi (soulagée). - Lumineux. Mais je ne sais pas si c'est un «peu» qui manque ou un «peu» qui est en plus.

Vincent. - En plus du bonheur?

Moi. - Enfin, c'est l'idée que le bonheur ne suffit pas, si tu veux.

Pauline (qui trouve que ces spéculations ont assez duré). - Tu dis toujours «je ne sais pas si». Tu ne sais rien, alors?

Alberte (riant). - C'est comme sa femme-détective. Puisqu'elle découvre la vérité par hasard.

Moi. - Elle la découvre quand même.

Vincent. - Mais elle n'a aucun mérite?

Moi. - Pourquoi est-ce qu'on aurait du mérite?

Vincent. - Et s'il n'en arrivait pas, de hasard?

Moi. - II y en a toujours.

Pauline. - Qu'est-ce que c'est, le hasard? C'est les livres, le hasard?

Moi. - Voilà. Pour moi, c'est les livres, le hasard.

 

Devoir 12

 


Date: 2016-01-14; view: 850


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