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Un certain jeune homme

Ce matin du 8 octobre 1959, depuis deux jours, j’avais trente ans et j’étais résolu à me battre et à m’affirmer. En arrivant dans les coulisses du théâtre, j’ai rencontré un Ivernel ¹ aussi combatif que moi. Nous nous sommes embrassés, bien décidés à « mettre le paquet ». Cette « générale », nous voulions l’enlever au tonus ! Nous pensions à toutes les personnalités qui se trouvaient dans la salle : Laurence Olivier, Maurice Chevalier, Jean Vilar, Jean-Louis Barrault et Madeleine Renaud, et bien d’autres metteurs en scène ou acteurs célèbres, une salle terrifiante par laquelle nous étions bien décidés à ne pas nous laisser manger. Dans mon esprit, cette représentation était devenue une bataille, un combat pour la vie, j’en avais oublié mon trac mais aussi, hélas, ma concentration et, dans notre euphorie belliqueuse, Ivernel et moi avons gaillardement surjoué toute la première partie de la pièce. Mais à l’entracte, nous étions plutôt contents de nous, les applaudissements avaient été suffisamment nourris. Poux une « générale », nous avions senti le public bien disposé à notre égard. Anouilh débarqua sur scène avec son sourire sarcastique et furieux : « Qu’est-ce qui vous a pris ! Vous hurlez, c’est vraiment très mauvais, vous faites n’importe quoi. On va se faire massacrer ! Essayez tout de même de sauver la deuxième partie ! » Puis il disparut, suivi de son inséparable Piétri ². J’étais consterné, d’autant plus que j’attendais la visite promise de Chantal et Pierre ³ à l’entracte et que je ne voyais personne arriver, même pas un petit mot d’encouragement, ou une indication utile sur ma prestation. Rien. Heureusement, la deuxième partie, plus grave pour mon personnage, plus méditative et tragique, risquait moins de m’entraîner à surjouer. J’avais donc conscience de pouvoir me ressaisir, et échapper au massacre annoncé par l’auteur. Je m’appliquai à jouer sagement, sérieusement, laborieusement, humblement, sans le moindre plaisir. Et ce fut un triomphe !

Le public criait : « Bravo », ce qui était exceptionnel à l’époque, et rappelait sans cesse sur scène les deux personnages principaux. Ce soir-là, le rôle, la pièce, le public, les critiques, les photographes, les astres, l’air du temps, la chance, firent de moi une vedette de théâtre.

 

 

1. Daniel Ivernel : autre acteur, qui joue avec Bruno Crémer.

2. Piétri : metteur en scène de la pièce.

3. Chantal, épouse de Bruno Crémer ; Pierre, ami du couple.


Philippe Delerm naît en région parisienne en 1950. Il est professeur de lettres jusqu’en 2007 puis met en terme à sa carrière d’enseignant afin de se consacrer pleinement à son travail d’écrivain. Il se fait connaître du grand public en 1997 avec La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules où il décrit des petits riens qui font partie de la vie : une scène sur un quai de gare ou une sortie en voiture, par exemple.



Le dimanche soir

Le dimanche soir ! On ne met pas la table, on ne fait pas un vrai dîner. Chacun va tour à tour piocher au hasard de la cuisine un casse-croûte encore endimanché -très bon le poulet froid dans un sandwich à la moutarde, très bon le petit verre de Bordeaux bu sur le pouce, pour finir la bouteille. Les amis sont partis sur le coup de six heures. Il reste une longue lisière. On fait couler un bain, un vrai bain de dimanche soir, avec beaucoup de mousse bleue, beaucoup de temps pour se laisser flotter entre deux riens, ouatés, brumeux. Le miroir de la salle de bains devient opaque et les pensées se ramollissent. Surtout ne pas penser à la semaine qui s’achève, encore moins à celle qui va commencer. Se laisser fasciner par des petites vagues au bout des doigts fripés par la mouillure chaude.

Et puis, quand tout est vide, s’extirper enfin. Prendre un bouquin ? Oui, tout à l’heure. A présent, une émission télévisée fera l’affaire. La plus idiote conviendra. Ah - regarder pour regarder, sans alibi, sans désir sans excuse ! C’est comme l’eau du bain : une hébétude qui vous engourdit d’un bien-être palpable. On se croit tout confortable jusqu’à la nuit, en pantoufles dans sa tête. Et c’est là qu’elle vient, la petite mélancolie. Le téléviseur peu à peu devient insupportable, et on l’éteint. On se retrouve ailleurs, parfois jusqu’à l’enfance, avec de vagues souvenirs de promenades à pas comptés, sur fond d’inquiétudes scolaires et d’amours inventées. On se sent traversés. C’est fort comme une pluie d’été, ce petit vague à l’âme qui s’invite, ce petit mal et bien qui revient, familier - c’est le dimanche soir. Tous les dimanches soirs sont là, dans cette fausse bulle où rien n’est arrêté. Dans l’eau du bain les photos se révèlent.


Alphonse Daudet (1840-1897), originaire de Nîmes, a parcouru la Provence voisine en 1864 et s’en est inspire pour écrire Les lettres de mon moulin, recueil d’histoires et de légendes provençales.

Dans La chèvre de Monsieur Seguin, Blanquette rêve d’aller dans la montagne mais Monsieur Seguin a peur que le loup ne la mange. Alors il l’enferme dans l’étable. Un jour, elle réussit à s’échapper et s’enivre de sa liberté toute neuve dans la montagne. Elle ne sent pas le vent fraichir et ne s’aperçoit pas que le silence et l’obscurité de la nuit envahissent la montagne.


Date: 2016-04-22; view: 1140


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