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Aristotle (384—322 BCE) 4 page

En résumé, ce que nous appelons l’univers est la manifestation d’un principe divin. Ogni cosa hà la divinita latente in se : Dieu n’est ni enfermé dans la nature, ni séparé d’elle. Elle est l’effet inhérent à la cause ; il est la cause immanente dans son effet. Elle est la nature naturante, il est la nature naturée. Elle est proprement la nature ; il est en quelque façon la nature de la nature[19].

Expression vivante d’un Dieu infini, l’univers est infini comme son principe. L’unité absolue de Dieu ne souffre dans ses attributs aucune inégalité. Son intelligence est infinie comme son être ; son activité doit aussi être infinie, et réaliser sans bornes ce que son intelligence conçoit, ce que son être enferme sans mesure. Quel orgueil et quelle folie de faire tourner un monde fini autour de la terre immobile ! Est-ce là un univers digne de Dieu ? Quoi ! Dieu est une puissance infinie, et ses effets sont finis ! Mais si dans l’homme la volonté se distingue de l’acte, et la puissance de la volonté, ces distinctions dégraderaient l’unité divine. En Dieu, la volonté est adéquate à la puissance. Pouvoir, c’est vouloir, et vouloir, c’est agir. Dira-t-on que Dieu n’a pas pu faire le monde infini ou qu’il ne l’a pas voulu ? Il ne l’a pas pu ? Sa puissance est donc bornée ; mais, si vous supposez des bornes à un attribut de Dieu, vous en supposez à tous, vous en supposez à sa nature. Il n’est plus l’infini, il n’est plus Dieu. Dira-t-on qu’il ne l’a pas voulu ? Mais Dieu est bon, et il ne peut vouloir que ce qui est digne de lui. Comment comprendre que, pouvant faire un monde plus grand, c’est-à-dire répandre la perfection et la vie en proportion de son infinie fécondité, il ne l’ait pas voulu ? C’est donc un Dieu avare, un Dieu paresseux, un Dieu plein de caprice, un Dieu égoïste, un Dieu impuissant. « Pourquoi, s’écrie Bruno, pourquoi dirions-nous que la divine efficace est oisive ? Pourquoi penserions-nous que la divine bonté, qui se peut répandre à l’infini, a voulu être parcimonieuse et se resserrer dans le néant ? car toute chose finie est un néant, au regard de l’infini. Pourquoi ferions-nous la Divinité envieuse et stérile, elle essentiellement féconde, généreuse, paternelle ? Pourquoi supposerions-nous frustrée l’aspiration sans bornes, tronquée la possibilité de mondes infinis, altérée l’excellence de l’image divine qui doit mieux resplendir dans un miroir infini, selon le mode de son être, infini, immense [20] ! »

Ainsi, le monde fini d’Aristote s’anéantit devant la grandeur de Dieu. L’homme n’est point le centre de l’univers : il faut en revenir avec Kopernic et Nicolas de Cuss à l’antique système de Pythagore et faire tourner la terre autour du soleil ; mais ce soleil n’est qu’un atome parmi ces myriades de soleils qui resplendissent dans l’espace, et l’on ne trouvera pas plus de limite à l’univers en allant de monde en monde, de soleil en soleil, qu’on n’en trouvera au temps en remontant de siècle en siècle, du présent au passé et du passé à l’avenir.



On oppose à la raison l’Écriture sainte et les sens ; mais l’Écriture n’est point une autorité en physique : elle a pour objet le salut et non la science [21]. Les sens se révoltent contre un monde infini ; c’est que les sens ne comprennent que ce qu’ils peuvent embrasser. D’ailleurs, est-ce aux sens que doit se fier un philosophe ? Les sens eux-mêmes ont-ils vu, touché les bornes du monde ? L’expérience a beau explorer l’univers, elle n’est jamais accomplie. Elle se fatiguera plus vite d’observer que la nature de produire. Essayez de concevoir la limite des sens, vous êtes obligé d’imaginer l’espace. Or, cet espace est-il vide ? Cela répugne. Cet espace, d’ailleurs, est quelque chose ; vous n’avez donc pas atteint les bornes de l’être ? Direz-vous que ce n’est rien ? mais le monde est alors contenu dans un pur rien, dans un néant.

La raison, les sens, tout nous persuade de l’infinité des mondes. Comme cette pensée élève l’intelligence, et quelle haute sérénité elle inspire à l’ame du philosophe ! Elle étouffait dans ce monde fini, indigne de Dieu et indigne d’elle-même ; elle respire à l’aise dans cet univers sans limites, objet de ses sublimes contemplations.

Laissons parler Giordano Bruno :

« Ceux qui poursuivent attentivement ces contemplations n’ont à craindre aucune douleur ; nulle vicissitude du sort ne saurait les atteindre. Ils savent que le ciel est partout, parce que de toutes parts est l’infini… N’est-ce pas cette possession de l’infini qui seule ouvre les sens, contente l’esprit, élève et étend l’intelligence, et conduit l’homme tout entier à la véritable félicité ?… Que l’homme élève ses yeux et ses pensées vers le ciel qui l’environne et les mondes qui volent au-dessus de lui. Voilà un tableau, un livre, un miroir, où il peut contempler et lire les formes et les lois du bien suprême, le plan et l’ordonnance d’un ensemble parfait. C’est là qu’il peut ouïr une harmonie ineffable… Étudier l’ordre sublime des mondes et des êtres qui se réunissent en chœur pour chanter la grandeur de leur maître, telle est l’occupation la plus digne de notre intelligence. La conviction qu’il existe un tel maître pour soutenir un tel ordre réjouit l’ame du sage et lui fait mépriser la mort, épouvantail des ames vulgaires… Qu’est-ce en effet que la mort ? Un pur fantôme. Rien ne peut diminuer quant à la substance ; tout change seulement de face en parcourant l’espace infini. Soumis au suprême agent, nous ne devons ni croire au mal ni le craindre ; comme tout vient de lui, tout est bien et pour le mieux [22]. »

Bruno développe ici avec force un optimisme plein de grandeur. Il se plaît à appeler Dieu : l’ottimo efficiente. Or, un Dieu très bon n’a pu créer qu’un monde excellent. Les sens nous disent qu’il y a des imperfections dans l’univers ; mais l’univers embrasse l’infinité de l’espace et du temps, tandis que nos sens ne saisissent que des parties. Sans doute, aucune chose n’est parfaite et achevée ; chaque partie s’achève, se perfectionne : c’est le tout qui est accompli [23].

Du sein de la monade suprême s’échappent éternellement une infinité de monades inférieures. Chacune d’elles est une image de Dieu, mais chacune le réfléchit sous un angle particulier et dans une certaine mesure. Elles se groupent, elles s’échelonnent suivant leur perfection relative ; tout en avant sa vie propre, chacune participe à la vie universelle ; elles sont les membres d’un même corps, les organes d’un seul animal [24].

L’ame humaine est une de ces monades. Elle n’est pas l’harmonie des unités qui composent le corps ; c’est elle qui constitue et maintient l’harmonie corporelle. Etre simple, elle est destinée à parcourir des transformations infinies. La vie n’est qu’un développement, la mort qu’un enveloppement : « La naissance, dit Bruno, est l’épanouissement du centre ; la vie est la sphère qui se maintient, la mort est la contraction qui ramène la sphère au centre.Nativitas expansio centri, vita consistentia sphœrœ, mors contractio in centrum[25].

Quelle sera la destinée de l’ame ? Que deviendra-t-elle en quittant sa terrestre demeure ? Ira-t-elle former et vivifier d’autres corps ? Voyagera-t-elle de planète en planète à travers l’immensité de l’univers ? Se replongera-t-elle dans cet océan de lumière et de perfection qui constitue l’intelligence divine et qui est sa vraie patrie, il natio seggiorno ? . Quoi qu’il en soit, l’ame connaît et veut l’infini ; elle cherche partout les moyens de s’identifier avec lui ; elle est donc faite pour vivre toujours, aussi bien que le soleil est fait pour éclairer toujours notre monde. — Ainsi que tout ce qui respire loue et bénisse l’être très haut et très simple, l’être infini et absolu, cause, principe et unité [26] !

En jugeant la doctrine de Bruno d’après cette esquisse rapide, mais fidèle, tout homme de bonne foi, si peu qu’il soit versé dans l’histoire de la pensée humaine, reconnaîtra aisément deux choses : la première, c’est que Bruno ne mérite pas ces accusations d’athéisme et d’impiété dont on a chargé sa mémoire ; la seconde, c’est qu’il ne mérite pas davantage ces élans d’enthousiasme que lui a adressés l’Allemagne contemporaine. En face de ces deux formidables problèmes, le problème de la nature de Dieu, le problème des rapports de Dieu, avec le monde, la pensée de Bruno a pu s’égarer, s’obscurcir, se contredire ; mais ses erreurs mêmes ont un caractère de noblesse, et on sent circuler dans ce système, à travers les tâtonnemens d’une pensée mal sûre d’elle-même et au milieu des dernières témérités, un sentiment profond de l’infini. Bruno ne se borne pas à affirmer Dieu de bonne foi ; il y croit, il y tend sans cesse, entraîné par le torrent de l’harmonie universelle, où son ame ardente aime à se plonger, et l’on peut dire de ce poète du panthéisme plus justement que Novalis ne faisait du géomètre Spinoza, qu’il a été ivre de Dieu.

Toutefois, si le système de Bruno est au-dessus des anathèmes qu’on lui a prodigués, il reste un peu au-dessous de l’admiration tardive qu’on lui a vouée au-delà du Rhin. Disons-le nettement : cette doctrine, comme toutes celles du XVIe siècle, manque de vraie originalité et de vraie grandeur. Je suis loin de penser que Bruno fût un homme ordinaire ; je crois qu’il avait non-seulement de l’esprit, comme l’avoue assez dédaigneusement Leibnitz, mais même du génie. Je ne conteste pas que dans ses écrits, rapides comme sa course, il n’ait jeté une foule d’aperçus féconds, de vues pleines de hardiesse et d’avenir. L’évidence comme criterium de la vérité, le doute comme initiation à la science, voilà ce qu’il donne à Descartes. L’idée d’un Dieu immanent, la distinction tant célébrée de la nature naturée et de la nature naturante, voilà ce qu’il lègue à Spinoza ; le germe de la théorie des monades et de l’optimisme, telle est la part qu’il fait à Leibnitz ; il n’y a pas jusqu’aux sciences mathématiques et physiques, que pourtant il s’est contenté d’effleurer, où l’histoire ne trouve sa trace : le centre de gravité des planètes, les orbites des comètes, le défaut de sphéricité de la terre, peut-être l’idée première du système des tourbillons, sont autant de traits de génie qui justifient le titre expressif que prenait Bruno en s’appelant le réveilleur, excubitor. Enfin les plus hardis penseurs de notre époque s’honorent de lui emprunter le principe de l’identité absolue du subjectif et de l’objectif, de l’idéal et du réel, de la pensée et des choses. Certes, il n’y a qu’un homme de génie qui puisse laisser un pareil héritage et compter de pareils héritiers. Néanmoins, si vous considérez, non les vues éparses de Bruno, les éclairs qui sillonnent cette pensée orageuse, mais la doctrine en elle-même, il est certain qu’elle est essentiellement dépourvue de cette force de cohésion qui enchaîne les parties d’une pensée riche et féconde, et de cette initiative suprême qui introduit dans le monde une idée vraiment nouvelle, mère d’un système nouveau. On peut dire qu’il n’y a dans les livres de Bruno que deux choses, des souvenirs et des pressentimens, rien par conséquent de ce qui constitue une philosophie véritablement organisée.

Les principes fondamentaux de la doctrine sont visiblement empruntés au platonisme, non pas à la doctrine sublime du disciple de Socrate, à l’idéalisme tempéré de ce précurseur du christianisme, mais au mysticisme confus et déréglé des alexandrins. Ce Dieu absolument inaccessible, cette unité absolue que la pensée ne peut concevoir, que la parole peut à peine nommer, c’est l’unité de Parménide et de Plotin. Cette trinité, où au-dessous de l’unité s’échelonnent l’intelligence, source des idées, et l’esprit, principe de la vie, reproduit dans ses traits généraux la trinité alexandrine, et c’est sans doute par un sentiment de juste reconnaissance que Bruno appelle Plotin le prince des philosophes. Cette ame du monde d’où s’échappe et où retourne le torrent des émanations dans un mouvement et un cercle perpétuels, c’est encore une idée que Bruno emprunte à l’école néo-platonicienne. Qu’il ait puisé dans Raymond Lulle, dans Scott Érigène, dans Amaury de Chartres et David de Dinant, dans Nicolas de Cuss, plutôt qu’aux pures sources de l’antiquité, cela est possible ; mais c’est une raison de plus de reconnaître que son système manque de nouveauté en même temps que de simplicité, et qu’il faut en chercher la première origine, à travers une foule d’intermédiaires, dans l’école de Plotin.

Au surplus, je conviens volontiers que Bruno, en se faisant le disciple des alexandrins, adopte librement leur système. Il y a là tout à la fois un inconvénient et un avantage. Bruno assagit le plotinisme et en même temps il l’altère. On sait que l’unité de Plotin est une unité absolument inconcevable, qui, ne tenant par aucun lien à ce qui émane d’elle, ne conserve plus aucun rapport avec l’être ni avec la pensée ; de là, pour atteindre cette unité, l’intervention d’une puissance supérieure et contraire à la raison, l’extase. Bruno a la sagesse de confondre dans une seule et même nature l’être, le bien et l’unité. Par suite, il n’est pas obligé, pour s’élever jusqu’au principe suprême, de faire un saut brusque, de rompre avec la raison, de recourir à une extase impossible. Il suffit à la raison de prendre possession d’elle-même, de se dégager des sens, pour arriver à cet enthousiasme, à cette fureur héroïque qui fait atteindre le divin. Je ne pense pas que ce double correctif soit tout-à-fait analogue, ainsi que M. Bartholmess le conjecture, à celui que Proclus fit subir à la doctrine alexandrine [27]. Quoi qu’il en soit, si ce tempérament a ses avantages, il a aussi dans Bruno ses inconvéniens. Le système alexandrin en est profondément altéré. D’une des formes du panthéisme, nous quittons la plus élevée pour tomber dans celle qui est à la fois moins noble et plus périlleuse.

On peut distinguer, en effet, deux sortes de panthéisme : l’un qui, pénétré de l’insuffisance du fini, de la vanité des choses sensibles et de la vie humaine, cherche un asile au sein de Dieu, et ne voit plus dans le monde qu’un rêve et un fantôme : c’est le panthéisme mystique de Plotin, où tant de contemplatifs chrétiens ont incliné ; il y a un autre panthéisme, qui, frappé de la beauté de l’univers, fermement attaché à l’individualité et à la vie, ne voit en Dieu que le principe insaisissable des choses et concentre dans le monde visible la pensée et les affections de l’homme : c’est ce panthéisme, qui fut professé jadis avec éclat par les stoïciens, et dont se rapprochent chaque jour de plus en plus les derniers hégéliens. Bruno incline, il faut l’avouer, vers cette espèce de panthéisme, bien que sa pensée paraisse souvent flotter de l’une à l’autre, sans jamais parvenir à se fixer.

Dans les deux cas, Bruno était panthéiste, et, à ce titre, il se montrait conséquent avec lui-même en attaquant le christianisme. Il avait pour cela les mêmes raisons que ses maîtres, Plotin, Porphyre, Produs, et ses aïeux plus récens, Amaury de Chartres et David de Dinant. Il y a, en effet, une opposition profonde entre le christianisme et le panthéisme. Tout l’effort du panthéisme est de fondre ensemble Dieu et la nature ; tout l’effort du christianisme est de les distinguer. Soutenir que le monde est consubstantiel à Dieu, c’est la plus grande hérésie peut-être où un chrétien puisse tomber, et cette consubstantialité est le fond même du panthéisme. Il n’y a pour les chrétiens que les trois personnes de la sainte Trinité qui soient coéternelles et consubstantielles. Elles forment au-dessus du monde, par-delà l’espace et le temps, une existence accomplie, une vie heureuse et parfaite, à laquelle l’être sert de fond, l’intelligence de lumière, l’amour de lien. Le monde n’a rien de nécessaire. Si Dieu le crée, c’est que sa bonté le lui conseille, c’est que sa libre volonté, dirigée par sa sagesse, réalise les inspirations de sa bonté ; c’est surtout que Dieu veut être aimé, et, comme dit l’Évangile, qu’il se complaît parmi les hommes. Aussi veut-il habiter au milieu d’eux. Il se fait homme ; mais, en enseignant ce mystère, le christianisme est si fermement attaché au principe de la distinction de Dieu et du monde, qu’au moment même où il proclame l’incarnation de Dieu, il ordonne de croire qu’au sein même du Christ, dans l’union mystérieuse de la personne divine et de la personne humaine, la distinction des natures n’est pas effacée. Bruno ne pouvait pas plus que les alexandrins accepter ce symbole d’une métaphysique dédaignée. Pour lui, Dieu sans le monde n’est qu’une abstraction vaine, et l’infini ne se réalise qu’en traversant la chaîne entière des existences possibles. Qui a raison ici, du christianisme ou du panthéisme ? Pour nous, la question n’est pas douteuse, et l’on peut dire que, douze siècles avant Bruno, la force des choses avait décidé souverainement la question, en faisant prévaloir sur le panthéisme d’Alexandrie la doctrine à la fois plus sensée et plus profonde qu’enseignait le christianisme.

Ici on m’arrêtera peut-être et on me dira : Quel est donc le sens de la philosophie du XVIe siècle ? A quoi bon cette levée de boucliers contre la doctrine de l’église ? Pourquoi cette résurrection doublement hostile du véritable Aristote et du platonisme corrompu d’Alexandrie ? Pourquoi cette sympathie que vous ne dissimulez pas pour l’entreprise de Giordano Bruno ? Je réponds qu’il s’agissait, au XVIe siècle, d’atteindre un but plus élevé que la substitution de telle ou telle doctrine à telle ou telle autre ; il s’agissait pour l’esprit humain de conquérir un bien qui n’a pas de supérieur, je parle de la liberté. Et c’est ainsi que je comprends le XVIe siècle tout entier, non-seulement dans ses tentatives philosophiques, mais aussi dans ses agitations religieuses. Sans vouloir faire le théologien, je me permettrai de dire, au nom du bon sens, que Luther et Calvin, sur la question du libre arbitre et de la grace, ont certainement tort contre le concile de Trente. Je dirai de même que, sur le fond de la doctrine, Bruno avait tort contre Baronius et Bellarmin : je veux dire qu’autorité à part, la métaphysique chrétienne était plus raisonnable que la sienne ; mais qu’on ne se hâte pas trop de triompher de cet aveu contre le libre examen et les droits de la raison. Je prétends, au contraire, le faire servir à témoigner par un exemple éclatant combien la liberté est forte, combien ses droits sont légitimes, combien sa puissance est irrésistible. Oui, je le répète, Bruno, sur le fond des doctrines, s’est trompé, comme Luther et comme Calvin. Et cependant la réforme a triomphé ; la philosophie de la renaissance a triomphé aussi, car, à travers les cachots et les bûchers, elle a frayé la route à la victorieuse philosophie de Galilée, de Bacon et de Descartes. C’est que la réforme et la renaissance, à travers mille erreurs, poursuivaient un objet essentiellement légitime, savoir la rénovation du sentiment religieux et la conquête de la liberté philosophique. Je ne veux pas d’une religion, même la plus sainte, si on me l’impose ; je ne veux pas d’un système, même le plus vrai, si je ne puis le contredire. D’ailleurs, la vérité cesse d’être elle-même, si je ne sais pas qu’elle est la vérité. On aura beau faire, on ne mutilera pas l’homme, on ne lui persuadera pas d’abandonner la moitié de soi. Intelligent et libre, il ne lui suffit pas d’exercer son intelligence, il faut qu’il exerce sa liberté ; il ne lui suffit pas que la vérité lui soit offerte, il faut qu’il s’en empare et qu’elle soit sa conquête. La vérité absolue d’ailleurs est-elle dans le monde ? Ceux même qui le croient doivent reconnaître qu’au moins en un sens elle ne saurait jamais être complète. La vérité elle-même a donc besoin de la liberté, d’abord pour l’épurer et la maintenir, et puis pour l’accroître sans cesse. Si Bruno n’a pas toujours été un serviteur fidèle de la vérité, toujours du moins il l’a cherchée d’un cœur sincère ; toujours surtout il a été un amant passionné de sa grande sœur, la noble et sainte liberté. Dors en paix, infortuné génie, dans la tombe où le fanatisme t’a précipité vivant. Si le sentiment de l’harmonie universelle t’a quelquefois enivré, c’est un noble délire, et la postérité te le pardonnera. La gloire, que tu as si ardemment aimée, ne manquera pas à ton nom. Tes écrits, consacrés par tes malheurs, seront pieusement recueillis. Tu as vécu, tu as souffert, tu es mort pour la philosophie : elle protégera ta mémoire.


EMILE SAISSET.

1. Aller↑ Chez Ladrange, quai des Augustins, 19.

2. Aller↑ M. Ravaisson, que nous avons particulièrement en vue dans tout ce qui précède, a exposé avec beaucoup de force et de talent le système d’Aristote dans la première partie de son savant ouvrage. Il est malheureux que l’Aristote du second volume ne soit pas semblable en tout à celui du premier. M. Lerminier, avec sa sagacité et sa justesse ordinaires, a déjà touché un mot de cette contradiction. (Voyez la Revue des Deux Mondes, livraison du ter mai 1846.)

3. Aller↑ Platon, trad. franc., XI, p. 261.

4. Aller↑ Dans son savant morceau sur Vanini, inséré dans cette Revue le 1er décembre 1843.

5. Aller↑ Je me trompe : M. Bartholmess s’est déjà signalé par un succès honorable dans le dernier concours de l’Académie des sciences morales et politiques.

6. Aller↑ Je ne dois pas oublier une bonne thèse de M. Bebs : J. Bruni nolani Vita et Placita, 1844.

7. Aller↑ Les paroles que nous citons sont extraites de la lettre que Bruno adressa à Filesac, à son second voyage à Paris, après cette grande soutenance de la Pentecôte où Jean Hennequin défendit des thèses contre Aristote, sous la présidence du novateur napolitain. Voyez M. Bartholmess, 1, p. 87 et suiv.

8. Aller↑ Les sages ou Savi formaient, avec le doge et la seigneurie, le conseil de la république. Voyez Daru, Histoire de Venise.

9. Aller↑ On trouvera le précieux document de Venise dans le livre de M. Barthohness, t. I, p. 320 et suivantes, ainsi qu’un récit de la mort de Bruno, aussi savant et aussi complet qu’on puisse le désirer.

10. Aller↑ On a contesté récemment l’authenticité de la lettre de Scioppius ; on a voulu révoquer en doute le supplice et même la prison de Bruno. La découverte du document de Venise réduit à néant ces vaines dénégations de l’esprit de parti, que M. Bartholmess nous paraît avoir définitivement mises hors de cause.

11. Aller↑ M. Libri, Histoire des Sciences mathématiques en Italie, t. IV, p. 144-59.

12. Aller↑ Voyez dans l’édition d’Erdmann l’Ars combinatoria composé par Leibnitz en 1666, c’est-à-dire à l’âge de vingt ans. — Comparez avec les écrits postérieurs : De Scientia universali, seu calculo philosophico, 1684.- Guilielmi Pacidii Plus Ultra, etc., etc.

13. Aller↑ C’est surtout dans les écrits latins de Bruno que l’on trouvera sa logique. Nous indiquons ici les plus importans avec la date et le lieu probable de leur publication De Compendiosa architectura, et complemento artis Lulli. Paris, 1582. — De Umbris idearum. Ibid. — De Lampade combinatoria Lulliana. Wittenberg, 1587. — De Imaginum, signorum et idearum composilione. Francfort, 1591. — La métaphysique de Bruno est surtout renfermée dans ses écrits italiens : De la causa, principio ed uno. Londres, 1584. — De l’Infinito, universo e mondi. Ibid. — Joignez à ces deux écrits fondamentaux le De triplici minimo et mensura, Francfort, 1591, et le De Monade, numero et figura, auquel se trouve joint le De immenso et innumerabilibus, seu de universo et mundis. Ibidem. — Sur toute cette partie bibliographique, consultez l’exact et savant ouvrage de M. Bartholmess, II, liv. II.

14. Aller↑ « Deus est monadum monas, nempe entium entitas. » (De Minimo, lib. I, p. 17.)

15. Aller↑ Gli eroici furori, passim.

16. Aller↑ « Indifferentia omnium oppositorum. » - « Coïncidenza. » (De Min., p. 132 sq., cf. De la causa, principio, etc.)

17. Aller↑ Ces mots, qui servent d’épigraphe au livre de M. Schelling intitulé Bruno, ou du Principe divin et éternel des choses (trad. par M. Husson, chez Ladrange), sont à la fin du cinquième dialogue De la causa principio ed uno.

18. Aller↑ Dell’ Infinito, universo e mondi, p. 112. — Cf. Ed. Wagner, II, 308 ; I, 285, 287.

19. Aller↑ « La Natura de la natura. » - « Natura naturans. » (Spaccio de la Bestia trionfante, p. 220 sq. — Cf. Wagn., I, p. 130, 191, 266.

20. Aller↑ « Per che vogliamo, o possiamo pensare, che la divina efficacia sia oziosa ? Per che vogliamo dire, che la divina bontà, la quale si può comunicare a le cose infinite e si può infinitamente diffondere, voglia essere scarsa et astringersi in niente ? Atteso ch’ogni cosa finita al riguardo de l’infinito è niente. Per che volete, quel centro de la divinità, che può infinitamente in una spera, se cosi si potesse dire, infinita amplificarsi, come invidioso, rimaner più tosto sterile che farsi comunicabile, padre, fecondo, ornato e bello ?… Per che deve esser frustrata la capacita infinita, defraudata la possibilità d’infiniti mondi, che possono essere, pregiudicata l’eccelenza de la divina imagine, che dovrebbe più risplendere in un specchio incontratto, e secundo il suo modo d’essere, infinito, immenso ? (De l’Infin., universo e mondi, p. 24.)


Date: 2014-12-21; view: 720


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