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Master and servant, ou le contrat contraint

En réalité, la relation de travail n’est pas moins « cadenassée » en Angleterre qu’en France, quand bien même la flexibilité du droit a pu, un temps, en amortir la rudesse. Le droit du travail, en Angleterre, est appelé « the law of master and servant »75. Les termes ne sont pas neutres, et il n’est pas indifférent que la condition salariée soit ainsi associée à la notion de domesticité, même si la jurisprudence anglaise est animée par maints débats, tel celui de savoir si un ouvrier qui travaille à domicile peut ou non être considéré comme le domestique de son maître. C’est qu’on ne peut pas isoler le contrat de travail de tout un environnement législatif, civil ou criminel, sauf à commettre un grave anachronisme : le pur contrat de droit privé n’existe pas76. En Angleterre, la relation entre maître et ouvrier relève à la fois du statut et du contrat, même si l’assimilation des ouvriers aux domestiques est évidemment l’objet de maintes contestations. Le statut de servant expose en fait le compagnon à toute une législation dite « paternaliste » (je préfère dire : tutélaire), mise en place depuis le XVIe siècle, qui touche à la pauvreté, à la charité, au vagabondage etc., qui est venue peu à peu s’ajouter au Statute of Artificers élizabétain, et qui fournit à l’employeur individuel tout un répertoire de ressources juridiques pour discipliner sa main-d’œuvre, en dehors des éventuels règlements corporatifs. Le contrat est donc fortement encadré, contraint, par cet environnement législatif. Sans doute la législation “paternaliste” héritée est-elle en recul au cours du XVIIIe siècle. Dans bien des domaines, on observe un recul des « coutumes » et des anciens usages convenus : dérégulation des marchés alimentaires ; recul des communaux et des usages agraires collectifs, montée des enclosures ; abandon de l’intervention des juges de paix pour fixer des seuils salariaux maximum ou minimum ; infraction généralisée dans le domaine de l’apprentissage… Mais ce mouvement d’ensemble qui, en matière de droit du travail, a vu tomber en désuétude l’une après l’autre presque toutes les dispositions du Statute of Artificers de 1563 (5 Eliz. I, cap. 4) ne signifie pas pour autant que la relation d’emploi s’inscrive dans un désert législatif, car toute une série de lois nouvelles sont venues renforcer la police du travail au cours du XVIIIe siècle : les Master and servant Acts d’une part ; les lois sur l’embezzlement d’autre part77.

 

Master & servant

Le schéma général hérité du Statute de 1563 prévoyait des embauches à échéances annuelles, avec préavis de trois mois, et des engagements réciproques : l’ouvrier devait servir avec loyauté, diligence et obéissance ; le maître devait lui payer son salaire et le secourir en cas de maladie. En cas de salaires impayés, l’ouvrier pouvait aller en justice ; inversement, le maître pouvait assigner l’ouvrier en cas d’absentéisme, d’inconduite, de travail inachevé ou bâclé. L’ouvrier n’avait pas le droit de refuser un engagement s’il était au chômage. En cas de rupture unilatérale de contrat, le maître pouvait faire condamner l’ouvrier à des peines de prison et à un abattement des gages qu’il lui devait. Au cours du XVIIIe siècle, la relation d’emploi devient de plus en plus inégale. Entre 1720 et 1792, dix lois viennent successivement aggraver son caractère disciplinaire, et élargir le champ d’application de la législation « master and servant »au-delà des seuls ouvriers agricoles et catégories explicitement visées par les lois élisabéthaines ; enfin, une loi de 1823 confirme l’édifice78. Le durcissement est incontestable : les peines de prison prévues et effectivement pratiquées deviennent plus longues (deux à trois mois de house of correction au lieu du maximum d’un mois que fixait la loi de 1563), elles sont plus souvent infligées aux ouvriers pour inconduite ou rupture d’engagement ; les condamnations s’accompagnent de plus en plus souvent de châtiments par le fouet et de travaux forcés pendant l’emprisonnement79. Ainsi la balance devient-elle de plus en plus inégale, tandis que les anciennes garanties « paternalistes » offertes aux ouvriers par le vieux statut élisabéthain tombent en désuétude, malgré les tentatives faites pour les réactiver à la fin du siècle (qu’il s’agisse de la barrière de l’apprentissage obligatoire, de la fixation des salaires par les juges de paix, ou des garanties contre les nouvelles machines)80 : entre 1770 et 1820 s’opère ainsi un net mouvement de bascule en faveur des employeurs. Les premières analyses de Douglas Hay montrent que cet arsenal législatif est plus particulièrement mobilisé en période de croissance quand l’offre de travail est abondante, et là où celle-ci est plus concentrée et donc où les salaires sont les plus élevés (alors que la main-d’œuvre se fait donc à la fois plus instable et plus turbulente) : bref, elle n’est pas seulement un instrument pour briser les grèves, mais aussi le recours des petits patrons pour retenir leurs ouvriers, et freiner leur débauchage avant terme par les manufacturiers. En somme, les sanctions pénales contre les ouvriers sont plus fortes, et les conflits du travail se trouvent de plus en plus criminalisés. De sorte qu’avant même que ne vienne s’imposer la discipline usinière des manufactures concentrées et de leurs machines, la conscience d’une réciprocité dans les obligations de l’employeur et de l’employé a fait long feu. Le contrat est de plus en plus contraignant, non par ses clauses même mais par les lois qui encadrent la relation salariale de façon de plus en plus unilatérale. Reste que le gros travail, principalement statistique, entrepris par Douglas Hay et Paul Craven repose essentiellement sur les listes de prisonniers et les quelques traces qui subsistent des jugements sommaires rendus par les juges de paix81. Or, dans l’optique qui est la mienne, c’est le contenu même des contentieux, les attendus des décisions qui importent. Pour les connaître, on ne dispose que des procès portés en appel devant les juridictions supérieures, et qui constituent à leur manière des « causes célèbres » du droit du travail. Ce sont donc les recueils de jurisprudence que j’ai commencé d’exploiter, pour apercevoir le processus de construction du droit à travers le contentieux82.



 


Date: 2016-01-14; view: 646


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