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Le résistible déclin des guilds

L’univers anglais livre un aperçu bien différent, mais la différence ne se situe pas là où généralement on la situe. L’historiographie a longtemps décrit le déclin des corporations urbaines comme un phénomène quasi-naturel. Bien des travaux anciens sur les corporations ont entériné cette vision, et les ont étudiées d’une manière qui les figeait dans un folklore et une symbolique pittoresques. Ce regard d’ethnologue-antiquaire les consacrait comme des buttes-témoins d’un lointain passé médiéval, à la façon dont le romantisme a su l’inventer59. De leur côté, les grandes synthèses d’histoire économique du début du XXe siècle les associaient à l’âge du mercantilisme, insistant sur leur exclusivisme et leurs privilèges économiques60. Et tous dataient du XVIIe siècle leur fatal déclin, même si ensuite les avis divergeaient quant à la chronologie exacte et à la vitesse de cette évolution61.

 

L’historiographie récente tend au contraire à réévaluer et le rôle et la durée de vie des guilds, refusant de limiter leur action à la seule défense de monopoles commerciaux62. Dans le cas de Londres en particulier, Ian Archer et Steve Rappaport ont chacun insisté sur le rôle central des corporations comme élément fondamental de la structure socio-politique urbaine au XVIe siècle63. Plus récemment, Joseph Ward a montré qu’au XVIIe siècle, les corporations artisanales avaient su imposer leurs règlements aux faubourgs londoniens et intégrer dans leurs rangs les habitants de ces quartiers qui n’étaient pas citoyens (freemen) de la ville64. À lire les travaux de Leonard Schwarz ou de Keith Snell, enfin, il apparaît que le système de l’apprentissage continue de fonctionner, du moins à Londres (pour l’un) et dans les comtés du sud (pour l’autre) tout au long du XVIIIe siècle, assurant ses missions de transmission de la qualification comme d’inculquation des normes sociales et religieuses65. Aussi peut-on suivre la proposition de J. R. Kellett : après le double choc que fut la guerre civile et, dans la capitale, le Grand Incendie, les corporations un temps ébranlées se sont progressivement réinstallées66. Deux grandes décisions de la Court of Common Council de la City, en 1712 et 1750, contribuent à en consolider l’assise : le monopole des companies sur les métiers éponymes est à chaque fois confirmé ; pour exercer un métier corporé, il faut être enregistré comme « citoyen » par la company correspondante. Entre 1750 et 1777, 22 corporations requièrent et obtiennent le rappel de cette obligation dans la profession qu’elles prétendent représenter et réglementer. Il s’agit de lutter contre cet état de fait notoire, qui peut surprendre le lecteur français : on peut être free d’une corporation et exercer un métier qui n’a rien à voir avec l’intitulé de celle-ci. Tout au long du XVIIIe siècle, les corporations londoniennes s’acharnent à corriger cette dissociation entre trade et livery.



 

Concernant la province, Michael Walker propose une chronologie différenciée des évolutions corporatives selon les secteurs d’activité67. Les corporations marchandes ont été les premières, dès la fin du XVIIe siècle, à voir le contrôle du métier leur échapper, en particulier les compagnies de merciers ou de drapiers des villes de province, exposées à la concurrence du grand négoce maritime londonien. Dans l’ensemble, les corporations artisanales sont demeurées très actives jusque dans les années 1720, avant de perdre ensuite en force et en effectifs, mais de façon assez différenciée. Dans les services, dans les métiers travaillant des produits semi-finis, le mouvement de relâchement ne se serait produit que dans les années 1770. M. Walker ajoute à cette typologie une nuance géographique : les villes du sud auraient anticipé sur celles des Midlands et du nord. Observant Londres, on est frappé par la permanence des demandes d’incorporation obligatoire de tous les praticiens de tel ou tel métier, et par la création de nouvelles corporations, dans des secteurs qui n’ont rien d’économiquement retardataires. Les horlogers, les carrossiers, les fabricants d’armes à feu, récemment incorporés ne représentent pas des foyers de conservatisme technique ; ils sont au contraire à la pointe de l’innovation. La fierté corporative, la réglementation sévère de l’apprentissage ne s’opposent pas ici à l’efficience économique68. Le cas des corroyeurs indique une évolution intéressante entre les années 1730 et la fin du siècle. Un rude conflit oppose corroyeurs et cordonniers quant à l’interprétation des règles en 1688 : la corporation des cordonniers entend interdire aux corroyeurs de débiter leurs cuirs au détail, c’est-à-dire de vendre à d’autres qu’aux maîtres cordonniers. L’enjeu est la concurrence que peuvent causer à ces derniers les chambrelans et autres petits cordonniers ou ouvriers cordonniers non corporés. Or ce conflit voit la mobilisation, corps contre corps, des deux corporations concernées, au nom des intérêts bien entendus de leurs métiers respectifs ; chacun mobilise à sa manière les discours de la qualité et de la défense de l’essence même du métier. Bref, l’identification est totale entre corps et métier, et chaque corporation paraît l’interprète légitime des maîtres qu’elle entend représenter69. En ce sens, le corps est bien l’organe de défense du métier. Il n’en va plus de même soixante années plus tard, quand plusieurs conflits salariaux secouent le secteur. Les grèves des ouvriers corroyeurs en 1792 puis 1812 sont en fait combattues par une sorte de duopole : en première ligne, on ne trouve pas la corporation, mais un « comité des maîtres corroyeurs », qui négocie le montant des salaires avec les représentants des compagnons pour mettre fin au mouvement ; cependant, ce comité rend compte régulièrement à la jurande de la corporation, qui demeure l’instance légitime de décision, ... et qui, le conflit terminé, proposera la promotion au sein de ses instances, des leaders du comité informel. Parallèlement, c’est bien la corporation qui sollicite des autorités municipales l’autorisation d’employer des ouvriers extérieurs, non freemen de la compagnie !

 

Cet exemple permet de faire l’hypothèse d’une évolution de la structure corporative : à mesure que les ouvriers se sont organisés en associations clandestines, capables d’organiser des grèves à l’échelle de la ville entière, certaines guilds sont devenues clairement des associations patronales, susceptibles de renoncer à des dispositions réglementaires qui étaient pourtant au cœur de l’ethos corporatif, comme la limitation des entrées en apprentissage. En levant le verrou de l’apprentissage, en acceptant de recruter des ouvriers qui ne seront pas passés par ce moule, qui ne seront pas freemen de leur compagnie, les maîtres qui dirigent celle-ci se comportent en employeurs soucieux d’accroître la concurrence entre compagnons sur le marché de l’emploi. Mais cette relative dérégulation consentie ne signifie nullement qu’ils renoncent à leur monopole d’exercice : on peut multiplier les effectifs de la main-d’œuvre mais vouloir l’empêcher de s’installer à son compte. C’est parce qu’ils veulent tenir fermée cette barrière d’accès que les corporations sollicitent sans cesse des autorités municipales qu’elles réitèrent l’obligation d’être maître de la compagnie pour avoir le droit d’exercer le métier70. Cette évolution n’est toutefois pas générale. Si certaines corporations ont conservé effectivement un lien étroit avec le métier qu’elles entendent représenter et réglementer, et ont su en garder le contrôle économique (au moins partiellement), pour d’autres au contraire, l’intitulé professionnel n’a plus guère de sens, tant la disjonction est forte entre appartenance corporative et exercice du métier éponyme (untel sera alors « citizen and weaver, a shoemaker by trade »).

 

En somme, si l’on peut parler d’une tendance au recul du pouvoir de régulation économique des corporations dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, deux nuances s’imposent. D’une part, il ne s’agit pas d’un mouvement général au rythme uniforme, tant les évolutions sont différenciées. Certaines compagnies sont certes devenues de riches clubs de notables puissants, qui manifestent par là leur pouvoir social dans la ville : ainsi l’élite marchande londonienne se doit-elle d’appartenir à l’une des « vingt grandes » corporations de la capitale71. En l’absence de réforme municipale, jusqu’aux années 1830, les compagnies les plus anciennes détiennent un très fort capital politique et social : elles demeurent un élément central de l’exercice de la notabilité urbaine72. Mais d’autres sont simplement devenues des syndicats de petits patrons. D’autre part, la structure corporative ancienne laisse au début du XIXe siècle un double héritage. Le premier est celui de pratiques de sociabilité fortement ancrées, qui ont influencé tous les clubs et diverses formes d’associations, mais aussi les innombrables sociétés charitables, sociétés de réforme des mœurs, sociétés philanthropiques d’inspiration religieuse qui prolifèrent alors, et trouvent appui et relais auprès des riches compagnies73. Le second héritage tient à un langage politique, conçu en termes de liberté et de droits traditionnels, qui s’est transmis aux associations ouvrières de type proto-syndical74. Mais celles-ci sont sévèrement combattues par un droit du travail assez implacable.

 


Date: 2016-01-14; view: 582


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