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Corporation et réglementation

Une dernière distinction est essentielle pour comprendre l’intérêt que les acteurs peuvent trouver à s’inscrire dans le cadre d’un métier statué : Il faut désemboîter les notions de corporation et de réglementation, trop souvent confondues, parce qu’encastrées l’une dans l’autre. La première désigne la capacité de faire corps, c’est-à-dire un privilège d’auto-administration et des lois de police interne : la corporation permet de décider entre soi. La seconde renvoie au contenu des décisions prises : les règles d’accès à la profession, tout d’abord - ce sont les plus liées au fait corporatif lui-même - ; mais aussi règles de fabrication, normes, standards de production, conditions des échanges commerciaux, ou encore police du travail. Tout cela n’est pas inextricablement lié au fait corporatif, d’autres instances peuvent produire ces règles. On doit donc se garder de confondre le cadre, d’une part, et le contenu, d’autre part, des régulations institutionnelles. Or la critique libérale a assimilé les deux, les mêlant dans une égale réprobation. Mais j’insiste : la corporation est une structure d’auto-organisation, et comme telle, elle ne préjuge en rien du contenu ni du sens des décisions prises. Il faut distinguer entre l’organe (qui décide ?), et l’objet (ce qui est décidé). Si on les confond, alors on ne comprend pas, par exemple, ce qui se passe à Nîmes54. Les fabricants de soieries n’y ont cessé de combattre les règlements en vigueur, empruntant largement à l’argumentaire libéral. Est-ce à dire qu’ils sont convertis au libéralisme ? Nullement, car ce sont en même temps de fieffés corporatistes, qui défendent avec acharnement leur jurande, et avec elle, leur capacité de fixer eux-mêmes leurs propres règles. Ne nous laissons pas prendre à ce débat en trompe-l’œil : s’ils dénoncent simplement les règlements de fabrication, c’est que ceux-ci profitent uniquement à leurs concurrents lyonnais. Lyon a fait de la soierie haut de gamme son monopole, et ne laisse aux Nîmois que le créneau du bas de gamme non réglementé. Voilà ce qui fonde les diatribes antiréglementaires de Nîmes. La leçon est claire : on peut parfaitement réclamer d’une même voix la liberté de fabrication et le privilège de s’organiser en jurande.

 

Si on accepte de faire de telles distinctions, et de ne pas considérer l’Ancien Régime corporatif comme un bloc, alors on peut voir jouer les tensions à l’œuvre, et comprendre la variété des positions en présence. Le monde du travail est un univers traversé par une forte tension entre le désir de liberté et le besoin d’institution, le besoin d’indépendance et la nécessité d’entente et de protection. L’enjeu est en fait la définition même de la liberté : réside-t-elle dans l’absence d’organisation, ou bien dans la capacité de se fixer soi-même, entre soi, ses propres règles ? Le second enjeu concerne les règles que l’on se donne collectivement. Si le principe en est admis, il reste à en définir l’objet et la portée, et de multiples possibilités de choix existent. Il faut savoir qui les fixe et comment ; quel sera leur domaine de validité et d’application : qu’est-il nécessaire de réglementer ? Le produit ? Tous les produits ou seulement certaines catégories ? Peut-être faut-il se contenter de garantir la vérité des étiquettes, en laissant le fabricant libre d’adopter les spécifications de son choix, pourvu qu’il ne mente pas à leur sujet. Faut-il réglementer le travail, l’apprentissage, la discipline, l’accès à la profession ? La réglementation sera-t-elle de portée nationale, ou variable selon les localités ? Ces questions appellent des réponses variées, et les acteurs se les sont posées tout au long du XVIIIe siècle, tout comme les administrateurs du Bureau du Commerce, et sans y apporter de solution univoque55. De sorte que la corporation apparaît bien comme un moyen, un instrument. Certains choisissent comme cadre d’exercice le travail corporé, d’autres le contournent au contraire ; et ces choix peuvent être reconsidérés le cas échéant. On comprend alors les remaniements de « frontières », les manipulations de la forme associative et la présence ou non du négoce. Les métiers constituent l’une des formes institutionnelles que l’on utilise (ou que l’on tente d’utiliser) à des fins de contrôle économique, social ou politique, et que l’on adapte, quand il le faut, à ces fins. D’où une extrême ambivalence : la corporation peut être l’instrument de défense des fractions dominées de l’artisanat, des producteurs, contre l’emprise du capitalisme commercial. Mais elle peut tout aussi bien, à l’inverse, constituer un instrument utilisé par le Négoce pour conforter son emprise.



 

Deuxième conclusion : il n’existe pas une opposition aussi tranchée qu’on l’a souvent dit entre travail libre et travail corporé. Le travail non-corporé est moins l’alternative que l’autre face d’une même organisation de la production, jouant sur les dénivellations institutionnelles et réglementaires : il faut y voir plus de complémentarité que d’opposition, comme Jean-Pierre Hirsch l’a montré dans le Nord, dans le jeu complexe entre Lille et son plat pays56. Ceci explique également que les tensions puissent être aussi fortes à l’intérieur-même de l’organisation corporative qu’entre la corporation et le travail libre. Autrement dit, les barrières comptent moins en elles-mêmes que par le jeu transgressif qu’elles permettent. Évitons alors toute erreur de perspective : ici, le souci d’ordre débouche sur un désordre créateur, par les chocs qui se produisent entre les différentes instances ordonnatrices. Tout cela, bien sûr, la Révolution l’a brouillé, mélangeant tout dans un refus global qui aurait voulu simplifier le jeu. Dans l’emballement des premiers temps, on a mis à bas tout l’édifice, corporatif et réglementaire. En 1791, l’Assemblée a agi sous le coup de l’urgence politique, et les lois d’Allarde et Le Chapelier ont des motifs complexes, pas uniquement économiques. De cette improvisation, il ne faudrait pas tirer l’idée que l’abolition pure et simple allait de soi57. Le fait de connaître la fin de l’histoire ne doit pas nous conduire, de façon téléologique, à simplifier une réalité sociale beaucoup plus complexe que ne pourrait le laisser croire l’idée d’une disparition inéluctable, comme si ces institutions avaient été condamnées d’avance par leur supposé archaïsme58. Répétons-le : les corporations étaient un instrument dont les acteurs de l’économie se servaient ; un instrument parmi d’autres, qui répondait à certains besoins d’organisation et de régulation du marché ; un instrument sans doute plus dynamique qu’on ne l’a dit, et pas forcément le refuge des plus faibles ou des perdants du changement économique. Un instrument, donc, qui appartient à la palette des ressources institutionnelles dont disposent les acteurs, au service de leurs stratégies, en fonction de leurs besoins. Supprimer l’instrument, comme on l’a fait en 1791, n’a pas pour autant supprimé les besoins : d’où les difficultés rencontrées par la suite.

 

 


Date: 2016-01-14; view: 662


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