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Les deux versants de l’historiographie des corporations

La première approche, fortement présente dans l’historiographie, reprend à son compte la perception idéalisée d’un monde urbain massivement incorporé, dans lequel l’ensemble des comportements et les relations sociales sont médiatisés par des structures organiques. Cette vision étroitement juridique, de fait marquée par les travaux des historiens du droit, et confortée par Émile Coornaert, donne à la « société de corps » une extension maximale : on retrouve chez ces auteurs le même souci de voir dans la réalité corporative l’expression d’un principe d’ordre général, dont on retrouverait la présence à peu près partout dans l’ancienne société34. En fait, ils ne font là que reprendre à leur compte le discours d’évidence que la société de corps n’a cessé de tenir sur elle-même, et qu’exprime l’image des « anneaux de la grande chaîne » employée par le chancelier Séguier en 177635. Il s’agit d’une lecture holiste de l’ordre corporatif, peignant un univers fait de collectivités organiques, chacune protégée de l’arbitraire par des privilèges reposant sur l’échange contractuel d’un service collectif contre un privilège collectif, censé être exercé dans l’intérêt général36. Pareille représentation fait de la communauté de métier une institution à la fois ordonnée et ordonnante du milieu urbain, ou pour parler comme Pierre Bourdieu, une « structure structurante » très prégnante. Vision que, malgré lui sans doute, le livre de William Sewell sur les pratiques et les représentations du travail en France de l’Ancien Régime à 1848, a finalement confortée, puisqu’il laisse entendre que, dans la longue durée, l’organisation en corps a bel et bien constitué un principe d’ordre profondément unifiant dans le monde ouvrier37.

 

Or, cette vision unifiante et assez fixiste du monde artisanal se heurte à une grave difficulté : elle échoue à rendre raison de « l’aveuglante disparité » (selon le mot de Coornaert) qu’elle constate, sans pouvoir toujours l’insérer dans son schéma d’analyse. L’extrême plasticité de la forme sociale appelée « communauté de métier » résiste aux catégorisations trop rigides. L’historiographie traditionnelle s’est épuisée à essayer de bâtir une typologie juridique formelle, en distinguant à côté des métiers libres, deux catégories de métiers à statuts : « jurés » s’ils sont pourvus de lettres patentes royales, « réglés » s’ils sont simplement reconnus par la ville38. Mais dans les mêmes villes co-existent des métiers aux statuts différents et surtout changeants, avec des glissements d’une catégorie à l’autre, les choix statutaires étant reconsidérés en fonction de la conjoncture ou de l’état des forces. Certaines branches choisissent l’incorporation, sous telle ou telle forme statuée, d’autres la contournent, et ces choix peuvent être reconsidérés en fonction de la conjoncture, de l‘état des forces en présence etc. À Bordeaux, le corps des boulangers passe du statut de métier réglé à celui de métier libre en 1764, avant de revenir au statut réglé en 177339. Certaines situations sont moins clairement tranchées : les marchands de draps en teint de Beauvais, par exemple, ne constituent pas une communauté jurée et n’ont aucun statut officiel, mais ils se réunissent périodiquement pour discuter de leurs affaires, comme en attestent les décisions portées aux procès-verbaux de ces réunions, que le juge de police ratifie. Par ailleurs, ils s’ingénient à empêcher les merciers de la ville d’obtenir statuts et privilèges. On conviendra que c’est là bien plus qu’une simple existence de fait40 ! L’embarras qu’exprime le Lieutenant général de police de Caen en 1731 à propos de la taxation de certains artisans et commerçants « libres » révèle de la même ambiguïté : « Ils sont censés, écrit-il, si l’on veut, faire corps et communauté à l’égard de Sa Majesté, et cette communauté, quoique non existante, est sujette aux mêmes impositions qu’une véritable communauté »41... Il y a bien de quoi s’y perdre. Si bien que, par-delà le formalisme rigide de Roland Mousnier, on retrouve le bon sens d’Henri Hauser, écrivant en 1905 : « De la pure liberté du travail à la jurande complètement organisée, ce n’est pas une distinction tranchée, c’est une série d’états intermédiaires que nous révèle l’analyse des documents »42. On peut donc jouer sur toute une gamme de statuts aux degrés variés de formalisation juridique, de la communauté de fait aux corps patentés. Rien de rigide donc, dans la forme corporative : celle-ci déjoue les visions juridiques trop fixistes. De même, au-delà des statuts et des proclamations de principe, le fossé est manifeste entre l’idéologie affichée, sans cesse répétée, et les pratiques effectives au sein des communautés. L’examen des pratiques sociales doit donc l’emporter sur le formalisme juridique ou idéologique43.



 

A contrario, le second courant historiographique épouse le discours libéral du XVIIIe siècle et sa représentation très négative des corps de métiers, coupables d’archaïsme, de sclérose, de malthusianisme : les corporations paraissent autant de freins à l’innovation et au progrès, elles sont vues comme fondamentalement inadaptées au développement économique et à la montée du capitalisme commercial puis manufacturier. Ces structures héritées seraient incompatibles avec les réalités nouvelles du marché. Problème : comment alors expliquer une si longue résistance, et surtout les demandes récurrentes de rétablissement, ou tentatives de fonctionnement posthume, après 1791 ? En fait, la suppression des corps n’a d’évidence que rétrospective : vision d’un déclin inéluctable, cette « chronique d’une mort annoncée » doit être révisée : les institutions corporatives n’étaient pas si moribondes que cela, et ne faisaient pas l’unanimité contre elles. Elles n’étaient pas exactement cette incongruité que les libéraux ont prétendu. En sorte que, finalement, nous nous trouvons devant deux regards inversés, qui reproduisent en quelque sorte l’opposition Séguier versus Turgot, pour ou contre les corporations. Symétriques, ces deux visions se confortent mutuellement dans leur opposition : la critique libérale dénonçant l’archaïsme alimente la vision idéalisée d’une société holiste massivement incorporée. Simplement, les signes positif / négatif sont inversés. Pareil constat conduit à tenter de déplacer la question et à regarder autrement les corporations.

 

Un autre regard

Il me semble qu’une des difficultés vient de ce que les corporations sont et font beaucoup de choses à la fois. Il faudrait donc dé-globaliser, identifier leurs fonctions multiples et leurs usages différenciés (certains peuvent devenir inutiles ou inadaptés, mais d’autres non), même s’il est vrai que le fait corporatif est un tout, perçu comme tel, et que les acteurs ont du mal à dissocier les différents éléments constitutifs de ce tout (quand bien même ils le voudraient). Faute de cela, des effets de brouillage se produisent, et la remise en cause d’un seul aspect conduit souvent, dans cette confusion, à un rejet de l’ensemble, sans distinction. Seconde précaution nécessaire : il faut replacer la forme corporative dans son contexte, et tout d’abord dans l’univers intellectuel du temps, en acceptant le dépaysement que nous impose une autre économie politique. Par un effort d’objectivation, il faut nous déprendre des stéréotypes de l’économie classique, expression d’une sorte de « philosophie spontanée » de notre époque, qui nous fait voir le monde social unifié par le marché et autour des valeurs du marché. Or au XVIIIe siècle, la Market culture n’est pas dominante, comme nous le rappellent William Reddy et Michaël Sonenscher44. Nous avons affaire à un univers économique fragmenté, où se posent en permanence des problèmes d’organisation sociale de la confiance que le marché seul ne saurait résoudre.

 

Dans ce contexte socio-économique « exotique » pour nous, les corporations ne sont qu’une instance de régulation parmi d’autres. La société de corps et de privilèges dessine en effet des aires, des zones d’exercice et d’application différenciées avec aussi des surfaces sécantes de recouvrement : d’où des chocs, des contradictions, des conflits. La multiplicité des lieux et des organes producteurs de normes génère un jeu complexe, constamment contradictoire, de niveaux de régulation différents. Ainsi le règlement peut-il être royal, avec une extension régionale variable ; ou municipal, limité à la ville et à son plat pays ; mais aussi sectoriel, ou corporatif, ou limité à une seule entreprise privilégiée… La gamme est très étendue, de ces niveaux de régulation qui jouent parallèlement ou concurremment. Un seul exemple : les travaux de Steven Kaplan sur le faubourg Saint-Antoine à Paris montrent que l’opposition n’est pas aussi tranchée qu’il y paraît entre le travail juré et le travail libre, puisqu’on repère des formes de complémentarité autant que de concurrence entre ces deux secteurs45. La même constatation peut être faite dans le jeu entre le travail corporé urbain et la proto-industrie rurale46. C’est que les acteurs, précisément, jouent des dénivellations réglementaires, des discordances entre des zones où s’appliquent des normes différentes. La règle ne fonde-t-elle pas l’intérêt de la fraude ? Il faut que la règle existe quelque part, pour qu’il y ait un bénéfice à la contourner. De sorte que, pour reprendre cet exemple, le travail libre est moins l’alternative que l’autre face d’une même organisation de la production : les fabrications dites libres des campagnes environnantes ne sont quelquefois pas moins réglementées que celles des villes, mais les règles sont différentes, et les négociants sont en fait heureux de pouvoir jouer sur cette dualité, aussi longtemps qu’ils en tirent profit en la maîtrisant. Tout cela, ensemble, forme système : on peut alors parler d’un fonctionnement par les chocs et le désordre, dans lequel les acteurs maîtres du jeu utilisent toute la palette des règles existantes. On ne saurait trop insister sur les effets de ces dénivellations institutionnelles et réglementaires, sur les discordances entre les différentes aires d’application de normes variées.

 


Date: 2016-01-14; view: 657


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