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Une double remise en cause

Du côté français, les recherches que j’ai menées précédemment sur l’inspection des manufactures m’ont conduit à réévaluer les effets du « colbertisme » : le régime économique français, sous Colbert et après lui, fut beaucoup plus souple que ses adversaires ne l’avaient prétendu. Je voudrais insister sur deux aspects qui me paraissent cruciaux pour parvenir à une meilleure compréhension de la régulation socio-économique au XVIIIe siècle. Tout d’abord, il importe de distinguer entre trois éléments, fussent-ils bien-sûr fortement imbriqués : l’intervention de l’État royal ; la réglementation du travail, de la production et des échanges ; les communautés de métier. Certes, la « grande chaîne de l’Être corporatif » relie tous les corps au roi ; et une large part de la réglementation est d’origine monarchique. Mais il existe un pouvoir réglementaire propre des corporations, et en même temps, les institutions corporatives ne se réduisent pas à ce dernier. Il faut bien distinguer qui décide et ce qui est décidé, et insister sur cette dimension essentielle : malgré la tutelle royale, les corporations sont des formes d’auto-organisation des praticiens qui leur permettent de délibérer, de s’entendre. La structure délibérative ici importe autant que le contenu des délibérations. Quand bien même la littérature libérale, de Gournay à Turgot, a amalgamé tout cela dans un égal rejet, pour des raisons évidentes d’efficacité politique, il reste que ces deux faces de la vie des métiers doivent être « désemboîtées ».

 

En second lieu, il faut résister aux tentations simplificatrices concernant l’État royal et son action économique, aux facettes multiples : politique douanière, intervention réglementaire, inspection des manufactures textiles, encouragements et privilèges accordés aux entrepreneurs et aux inventeurs, on a réifié tout cela sous le nom de « colbertisme », en en faisant un système rigide. En l’occurrence, on prête beaucoup à Colbert ; beaucoup trop, notamment en faisant des articles de foi de ce qui n’était que des mesures de circonstance qui n’étaient pas forcément appelées à durer. On ne doit pas sous-estimer l’ampleur et la qualité des débats au sein du Bureau du Commerce et plus généralement au Contrôle général des finances et dans toute l’administration royale. Ainsi, ceux qui s’opposent aux libéraux ne sont pas simplement des réglementaristes obtus ; et au sein même des partisans du libéralisme, les positions peuvent être nuancées. Si la condamnation des corporations est unanime et radicale, les opinions sont moins tranchées concernant l’intervention de l’État. Simone Meyssonnier a montré que, pour les réformateurs du groupe de Gournay, celle-ci était moins une question de principe que de degré, de pertinence et d’aire d’application, d’où l’image de « la balance » et « l’horloge »19. Dominique Margairaz, de son côté, a souligné que la construction du marché pouvait justement faire l’objet d’une politique régulatrice20. Sa réflexion sur la notion de « service public » la conduit à analyser comment, sous certaines conditions, les acteurs peuvent être conduits à retirer du marché certaines fonctions économiques de manière à faire fonctionner le marché, précisément. Cette logique est à l’œuvre par exemple dans le cas des services de poids et mesures21. Enfin, les réformateurs éclairés du Bureau du Commerce avaient une conscience aiguë du caractère passablement ambivalent, sinon contradictoire, des attentes que pouvaient exprimer les milieux artisanaux, manufacturiers ou marchands. C’est le fameux « Laissez-nous faire, Sire, protégez-nous beaucoup » adressé au roi en 1784 par Lesage, manufacturier de Bourges22.



 

De sorte que le jeu institutionnel et réglementaire, sous l’Ancien Régime, ne saurait être ramené à la vision schématique d’un long combat perdu des libéraux face aux contraintes corporatives et aux résistances administratives : les clichés réducteurs hérités de représentations inspirées par l’économie classique ne devraient plus avoir cours. La version néo-institutionnaliste proposée par Hilton Root s’avère quant à elle tout aussi inappropriée. L’ouvrage est parsemé d’affirmations péremptoires, concernant par exemple l’inefficacité productive des corporations, leur rigidité, leur misonéisme, que seule vient appuyer, finalement, la citation du préambule de l’édit de suppression pris par Turgot en 1776, quand les recherches érudites de Steven Kaplan, Jean-Pierre Hirsch ou Gail Bossenga entre autres, démontrent exactement le contraire de ce qu’il affirme23 ! H. Root, de plus, mélange allègrement la question corporative et celle des règlements de fabrication textiles, confondant contrôles corporatifs et bureaux d’inspection et de marque24. En cela, il ne fait d’ailleurs que reprendre l’argumentaire des contemporains du combat de Turgot.

 

Exagérant les rigidités du système qu’ils combattaient, les réformateurs français ont également, en sens inverse, dessiné une représentation idéalisée de l’Angleterre, manière de paradis du laissez-faire. Or, les représentations anciennes d’un État anglais « discret », « léger », quasiment minimal par excellence, sont aujourd’hui infirmées par les travaux de Patrick O’Brien et Peter Mathias sur le niveau de la fiscalité, ou de John Brewer sur l’efficacité de l’appareil administratif financier au XVIIIe siècle25. Pour être clairement soumis au contrôle du Parlement depuis la Glorieuse Révolution de 1688, l‘État anglais n’en était pas moins un État fort, politiquement et fiscalement centralisé. De plus, il mena à l’extérieur, une ferme politique maritime et coloniale, inspirée des plus purs principes mercantilistes26. La monarchie parlementaire anglaise resta un État taxateur, impérialiste et protectionniste. Mais qu’en était-il en matière de production et de commerce intérieur ? Dans ce domaine aussi, une réévaluation paraît nécessaire. La vision classique qu’ont imposée nombre d’auteurs, d’une déréglementation progressive des activités productives et d’un déclin irrémédiable des corporations urbaines, paraît inadéquate. Car, au-delà des dispositions traditionnelles de la common law et des statuts hérités (statutes of artificers, of apprentices, etc.), il existait bel et bien une législation proprement économique, même si celle-ci ne revêtait pas nécessairement des formes identiques à celles des règlements français. Des travaux récents montrent qu’après 1688, le Parlement a légiféré en de nombreux domaines touchant à l’activité artisanale et manufacturière : non seulement la protection et diffusion des inventions par les patents, la répression du vol de matériau (embezzlement), le contrôle de la main-d’œuvre, mais aussi la certification des produits, le respect des standards etc.27.

 

Ajoutons, pour brouiller un peu plus le cliché habituel, que certains auteurs libéraux anglais tiennent des propos qui cadrent mal avec les convictions de leurs correspondants français : ainsi Josiah Tucker prône-t-il la ré-installation en Angleterre de « public inspectors »...comme il y en a en France28 ! Quant aux corporations, loin de disparaître, elles s’étaient transformées, et plutôt que de s’opposer au développement du marché, elles en étaient devenues l’un des acteurs, au service des intérêts de certains groupes de pression. Parallèlement, d’autres types d’institutions économiques et de groupements d’intérêts s’organisaient, au cours du XVIIIe siècle. C’est dire que les praticiens de la manufacture et du commerce n’œuvraient pas dans un désert institutionnel et réglementaire. Encore faut-il examiner de près ces cadres et ces règles, pour en comprendre le fonctionnement et les évolutions. Bref, ma démarche entend s’appuyer sur l’analyse des pratiques économiques, du fonctionnement des marchés, des conditions institutionnelles et normatives de la production, du commerce, et du travail29.

 

Mon hypothèse de travail est la suivante : en Angleterre tout comme en France, les activités économiques se déployaient dans un univers réglé par des lois, des normes, des conventions, des institutions diverses, qui n’avaient certes pas le même poids ni la même nature, mais qui remplissaient des fonctions analogues. C’étaient autant de ressorts nécessaires au bon fonctionnement de certains marchés, auxquels on recourait également dans les deux pays, même si, bien sûr, la divergence des régimes politiques après 1688 conduisait à des modalités d’expression de la société civile et des intérêts économiques assez différentes. Mais de ces différences, on ne saurait trop vite conclure à une opposition terme à terme. Les travaux historiques disponibles ne permettaient pas de vérifier pareille hypothèse de façon très étayée. L’historiographie britannique, qui s’est beaucoup intéressée aux aspects techniques de la révolution industrielle et aux aspects sociaux de la consumer revolution manifeste beaucoup moins d’intérêt pour les problèmes de réglementation et d’organisation des pratiques économiques. Quand c’est néanmoins le cas, la question est envisagée à travers la figure de l’entrepreneur, dont la geste est alors souvent héroïsée30. Peu de recherches ont été consacrées aux institutions et groupements professionnels, en dehors des compagnies marchandes des ports. Les communautés de métier urbaines ont été surtout étudiées sous l’angle politique : « The guilds of eighteenth-century England await their historians », écrivaient M. Berg, P. Hudson et M. Sonenscher en 1983. Depuis, quelques travaux sont venus combler cette lacune, mais le sujet reste fort mal connu31. J’ai donc voulu rouvrir ce dossier, en partant du questionnaire établi à partir du cas de la France, et à travers l’étude des pratiques des acteurs et non pas des doctrines. Il s’agit de mettre à l’épreuve les hypothèses comparatives avancées dans mes travaux précédents, et de montrer que l’Angleterre n’est pas l’Éden libéral que l’on a dit, qu’elle n’est pas ce paradis de la libre entreprise déliée de toute norme réglementaire qu’un certain wishful thinking libéral a érigé en paradigme et en modèle à suivre.

 


Date: 2016-01-14; view: 650


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