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De la supposée supériorité de l’Angleterre libérale

Deuxième aspect de la question, si on revient à la comparaison France-Angleterre : le problème du travail s’inscrit dans le contexte plus général des conditions socio-politiques de l’activité économique. On sait que l’économie politique s’est focalisée sur le thème de la liberté (du travail, du commerce). Le thème a été repris et amplifié par les libéraux du XIXe siècle, mais il se développe au sein même des milieux gouvernementaux de la monarchie, parmi les réformateurs éclairés. Ainsi, en 1764, l’administration française envoyait l’un de ses techniciens, l’ingénieur Gabriel Jars, en Angleterre, pour une enquête du plus haut intérêt stratégique : « Le sieur Jars observera pourquoi l’industrie est poussée beaucoup plus loin en Angleterre qu’en France, si cette différence vient, comme il y a tout lieu de le présumer, de ce que les Anglais ne sont point gênés par les règlements ni par les inspections »7. Les termes de cette lettre de mission indiquent bien à quel point les responsables du Bureau du Commerce, autour de Daniel Trudaine, au milieu du XVIIIe siècle, étaient obsédés par la concurrence industrielle anglaise. D’où leur politique d’espionnage manufacturier et de débauchage de techniciens, bien étudiée par John Harris8. Mais au-delà, s’agissant des raisons de ce supposé handicap technique, c’étaient bien le régime économique et les conditions réglementaires de l’activité artisanale et industrielle qui étaient en cause aux yeux des administrateurs éclairés qui peuplaient alors le Bureau du Commerce. Pour eux, l’enjeu central était celui de la liberté : au palmarès des avantages comparatifs de l’Angleterre, son régime économique libéral arrivait en tête, dans l’esprit des réformateurs français. Ainsi, en 1756, dans un mémoire comparant les manufactures des deux royaumes, John Holker écrit : « Il y a en Angleterre liberté entière pour l’emploi des matières, soit dans la qualité soit dans la quantité (...). Tout y est bien sans avoir des règlements, par l’esprit qui règne dans le commerce (...). Il est à souhaiter que le Conseil trouve le moyen d’accorder une liberté semblable ». Et plus loin : « Les inspecteurs ne sont point en usage en Angleterre »9. On repère de fait une convergence de tous les mémoires ou rapports des voyageurs, ambassadeurs, enquêteurs divers, découvrant une sorte d’« esprit anglais » qui serait favorable à l’industrie et au commerce ; une sorte de conception officielle de l’économie anglaise telle que la définissent les milieux autorisés français, postulant la supériorité libérale de l’Angleterre10.



 

Ainsi est née une vulgate, érigée en vérité intangible, et reprise de façon totalement a-critique ensuite, y compris par les historiens ou économistes du XXe siècle. La plupart s’accordent sur l’opposition entre une France colbertiste et peu innovante, bridée par une réglementation rigide, et une Angleterre libérale, dynamique parce que déliée de toute entrave corporative ou administrative. Or, accepter cette opposition classique sans plus d’examen, n’est-ce pas souscrire imprudemment au discours d‘évidence que tenaient les réformateurs libéraux de l’époque et admettre bien rapidement les prémisses d’un diagnostic biaisé ? Récemment, Hilton Root a traduit cette interprétation classique dans les termes de l’analyse néo-institutionnaliste, avec force citations de Douglass North et Mançur Olson. Cette ultime version de la thèse de la supériorité anglaise mérite qu’on s’y arrête un instant. Deux idées centrales étayent la démonstration d’Hilton Root. Tout d’abord, il assimile tout règlement de fabrication à l’établissement d’un monopole ou rente de situation. Toute norme, toute forme de contrôle sont interprétées comme des barrières à l’entrée sur le marché, des freins à la concurrence et par conséquent au progrès économique. Puisant dans les thèses de Robert Ekelund et Robert Tollisson sur la « rente mercantiliste », il soutient que la structure socio-politique et le système juridique anglais ont l’un et l’autre, dès le XVIIe siècle, mis en échec les tentatives d’établir ou de renouveler les monopoles artisanaux et commerciaux, et favorisé la « philosophie du libre marché intérieur »11. A contrario, en France, le maintien des structures corporatives et réglementaires (ce qu’il appelle « l’économie formelle ») aurait empêché l’éclosion d’une économie « informelle » concurrentielle12. Le second argument tient aux garanties apportées par le droit et les institutions anglaises à la propriété privée, lesquelles auraient contribué à abaisser les coûts de transaction, à encourager à la fois l’épargne et l’investissement. L’idée est reprise avec force par David Landes dans le chapitre « la Grande-Bretagne et les autres » de son dernier livre : il y dresse le portrait-robot de la « société la plus propice à la production de biens et de services (...) idéale pour la croissance », et conclut que son système politico-juridique a fondé l’avance du pays : « L’Angleterre donna aux citoyens les coudées franches (...). Comparés aux populations de l’autre côté de la Manche, les Anglais étaient libres et heureux »13. Radicalisant le propos d’Hilton Root, D. Landes le pousse certes jusqu’à la caricature. Mais comme lui, il ne fait en somme que reprendre la thèse de Douglass North selon laquelle la Glorieuse Révolution de 1688, en instaurant un régime politique représentatif, seul à même de garantir les droits de propriété, aurait créé les conditions nécessaires à l’épanouissement de la « révolution industrielle » du XVIIIe siècle14.

 

Cette hypothèse est vigoureusement contestée par Gregory Clark, qui en récuse les deux assertions principales : d’une part, si la garantie des droits de propriété constitue une condition nécessaire à la croissance, elle n’est pas une condition suffisante ; d’autre part, elle n’est pas liée à l’instauration d’un régime représentatif : « Institutionalists were stretching a point when forging the link between the institutional changes of 1688 and the industrial revolution beginning in 1760 (...). Stable property rights had existed in England and Wales for more than 200 years prior to the industrial revolution »15. Et de réfuter chiffres à l’appui les calculs de North et Weingast sur l’évolution séculaire des retours sur investissement. Hilton Root ne s’aventure pas sur ce terrain économétrique, mais toute sa démarche est inspirée par la théorie de North. Or, sans contester le souci légitime de rechercher les interactions entre les institutions politiques, le droit, et l’économie, on peut s’interroger sur la manière qu’a H. Root de constituer ces domaines en sphères totalement séparées et étanches, en blocs exogènes16.

 

Mon but, toutefois, n’est pas de discuter dans toutes ses dimensions la question de « l’esprit des institutions » anglaises, ni de me lancer dans une analyse comparée des conditions d’émergence du capitalisme dans les deux pays, comme l’ont entrepris encore récemment Ellen Meiksins Wood ou David Parker, dans la tradition de la sociologie politique marxiste anglo-américaine17. Je n’ai pas non plus l’ambition de reprendre seul tout le dossier de l’histoire comparée des deux économies et de leurs performances respectives. Mon propos, plus modeste, se situe cependant au point de rencontre de ces deux problématiques. Il vise cette double dimension de la supposée supériorité anglaise selon Hilton Root : la liberté de fabrication ; le déclin des « monopoles » corporatifs. L’une et l’autre seraient acquis, en Angleterre, au début du XVIIIe siècle, quand la France continuerait de souffrir du carcan des règlements de fabrication et des communautés de métier18. Mais aucune analyse précise n’est menée du fonctionnement des marchés artisanaux et manufacturiers anglais, des conditions institutionnelles et normatives de la production des biens. Le lecteur est censé tenir pour établie l’absence de règlements, de contrôles, d’inspections, ou de corporations de l’autre côté de la Manche. Fort de ce postulat, notre auteur évalue en somme la situation française à l’aune d’un prétendu modèle libéral dont le mode de fonctionnement n’est jamais scruté de près. Il me semble qu’on est alors fondé à demander un supplément d’enquête, afin d’examiner la réalité des pratiques des acteurs économiques.

 


Date: 2016-01-14; view: 545


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