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Bébés

Dolores a Juanito qu'elle adore et ne peut, nerveusement, supporter. Elle le confie à ses parents, le reprend, le renvoie. Conchita a Manolo qu'elle nourrit de petits-beurre et d'eau, qui tombe malade, va à l'hôpital, revient, retombe malade et repart. Anita a une petite Sara de trois mois, qu'elle expédie en Espagne avec une Espagnole qu'elle connaît à peine, et qui la lui gardera contre une hypothétique pension2. Juanito est vigoureux, Manolo intelligent et tendre, Sara ravissante. Tous trois sont beaux d'ailleurs. On aurait tendance à juger ces mères. Mais Dolores, arrivée toute confiante et ignorante à Paris, a été abandonnée après cinq ans de liaison, l'enfant à peine né. Conchita qui ne sait ni lire ni compter dit fièrement: «Personne ne sait lire dans ma famille», et ne veut pas HV Nfparer de cet enfant qu'elle nourrit si mal. Anita a donné toutes ses économies à un maître d'hôtel de Neuilly et lui, «joueur», a tout perdu. Leur histoire ressemble à un photo-roman un peu noir. Elles rêvent selon les canons du photo-roman. Elles se rêvent bonnes mères, toutes trois, mais aussi riches, adorées, pourvues de voitures, de villas sur la Côte1, de bijoux. Elles courent les bals, Lo oubliant d'envoyer la pension de Juanito, Conchita laissant seul Manolo déjà - à trois ans - à demi tuberculeux, Anita oubliant même que Sara existe.

Et elles se considèrent comme des victimes. Lo, de la société qui ne lui a pas permis de se cultiver assez pour devenir vendeuse ou secrétaire. Anita, de l'amour, abandonnée par son maître d'hôtel et délestée de ses économies. Mais Conchita, malpropre, ignorante, malhonnête, analphabète, ne se sent pas victime du tout. C'est elle peut-être dont j'ai le plus pitié. On pourrait dire, bien sûr, que Lo travaille trois heures par jour, se lève tard, passe tout son temps dans les bars et aux terrasses des cafés où je la vois quand je reviens de la bibliothèque ou de la Sécurité sociale. Et que le peu de travail qu'elle fait, elle le fait mal. Et que Conchita est malhonnête, malpropre, mythomane. Et qu'Anita qui ne voit que des souteneurs, des danseurs mondains, des barmans sans emploi, et méprise l'ouvrier espagnol laborieux peut difficilement espérer rencontrer parmi ces gens-là l'homme doué de toutes les vertus qui les comblerait, elle et sa fillette.

On pourrait dire cela. Et puis un mot, un geste, détruisent ce qu'on pourrait dire. Anita cachait sa grossesse à sa patronne de l'instant, parce que «Elle me mettrait à la porte, c'est son droit», disait-elle. C'était naturel, c'était la loi du monde, comme le vol de ses économies et l'abandon.



Lo se lève à six heures pendant des semaines pour aller aider un petit vieux de la rue de Buci, concierge Marocain, à distribuer son courrier.

- Mais pourquoi est-ce qu'il ne le distribue pas lui-même, Lo?

- Il ne sait pas lire.

- Il ne sait pas lire, le concierge?

- Non, quand on l'a engagé on ne lui a pas demandé, alors il ne l'a pas dit, et maintenant il est embêté1.

- Je comprends bien.

- Et les locataires sont embêtés aussi, ils ont toujours leur courrier avec tant de retard, alors je leur distribue un peu jusqu'à ce qu'ils soient calmés.

- Et il ne pourrait pas faire autre chose, ce petit vieux marocain?

- Oh non!

- Pourquoi?

- Parce qu'il est toujours soûl!

- Et pourquoi est-ce qu'il est toujours soûl, Dolores:

- Il en a bien le droit, vous savez! Il a perdu deux fils dans la résistance - elle veut dire le F.L.N.

- Mais il y a des gens, tu sais, qui perdent leurs enfants et qui ne se mettent pas à boire pour cela.

- Oh! je sais qu'il y a des gens qui n'ont pas de sensibilité, dit Lo.

- Pourquoi est-ce que je serais honnête? fait Conchita confondue par sa patronne dans une histoire de combinaison volée. Est-ce que vous me paieriez plus pour cela?

Congédiée, elle se plaint à Dolores.

- Elle ne m'aimait pas cette femme.

Moi, présente par hasard:

- Si vous lui preniez ses combinaisons...

- Et si je lui avais pas prises, elle m'aurait aimé peut-être? Crie Conchita tout à coup. Non, Conchita, sûrement pas. Moi-même, est-ce que j'aime Conchita? Je voudrais, oui, je voudrais; si on pouvait aimer chaque être uniquement, on le sauverait peut-être. Sans doute. Mais je puis seulement avoir pitié, une terrible pitié inutile.

Nous avons pris Manolo, son fils, à la campagne, pour les vacances. Nous le bourrons de jus d'orange, de viande hachée, et nous avons la joie, Lo et moi, de le voir devenir moins pâle, plus vif, presque gai. Au moment de le rendre à sa mère Lo le regarde avec un vrai désespoir:

- Vous savez ce qu'on a fait? On lui a donné des forces pour souffrir, voilà tout.

Je n'ose pas lui répondre.

J'aime Lo, pourtant, et beaucoup, mais je n'ai pu la tirer de son désespoir.

Pauline

Pauline est notre enfant terrible. Bébé, elle fut un ange de douceur et de gaieté. Dormant dans notre chambre, jamais elle ne cria la nuit, ne réclama son biberon avant 7 heures du matin. Et en dormant, encore elle riait.

Mais dès qu'elle eut quatre ans, nous nous aperçûmes que cette humeur sociable avait son revers. Pauline prétendait mener une vie indépendante. A cinq ans elle dînait en ville.

- Tu m'invites à dîner, dis? Quand? disait-elle aux voisins avec

son sourire radieux. Et elle y allait. Elle se fiança deux fois entre

cinq et six ans. Son fiancé préféré habitait la cour de notre immeu

ble. Dès l'aube, sous sa fenêtre, il lui envoyait des baisers, auxquels

elle répondait par des cris joyeux d'oiseau.

Elle inaugura un système de migration, couchant chez l'un, chez l'autre, heureuse partout. Un été, nous la confiâmes à la famille de Dolores, braves gens1 habitant les faubourgs de Madrid et ne parlant pas un mot de français. Quand Jacques alla la chercher six semaines après, Pauline menait une joyeuse bande de gamins espagnols, courait pieds nus et ne disait plus un mot de français. Mais elle jurait fort bien en espagnol.

- C'est toujours Pauline, Pauline, dit Alberte un jour d'amertume. Moi, je suis plus sage et je travaille plus. Qu'est-ce qu'elle a de plus que moi, Pauline?

C'est vrai. Alberte est sombre et passionnée, intelligente et sensible, travailleuse et secrète. Mais Pauline... Pauline est la joie, et c'est tout, et c'est assez. Dolores adore sa compagnie. Elle l'emmène dans les bars, la gave d'olives, de chips, de grenadine.

- Tu crois que ce n'est pas mauvais pour les enfants de les traîner comme ça dans les cafés? Ça lui coupe l'appétit, et puis ce qu'elle peut entendre...

- Oh! pourquoi, n'ayez pas peur. Mes amis sont très convenables, dit Lo. D'ailleurs s'il y avait quelqu'un qui voulait raconter des cochonneries, je lui casserais la figure tout de suite.

- Oh! Oui! J'aimerais bien, dit Pauline.

Elle a fait ainsi la connaissance de divers Nord-Africains, marchands des quatre-saisons, vendeurs de beignets, maçons. Ali lui dit:

- Comment tu t'appelles?

- Pauline.

- C'est joli ça. Pauline. Ça veut dire Petit Cheval?

Il suppose que c'est le féminin de poulain, je pense. L'idée séduit ma fille.

- Oui.

- Alors tu vas me choisir mes numéros au tiercé. Cinq ou sept?

- Sept.

- Vingt-deux ou seize?

- Vingt-deux.

Ali prend note religieusement. Il gagnera. Le dimanche suivant, ils sont quatre à consulter l'oracle.

- Oui, dit Pauline mais si vous gagnez, vous me donnerez quelque chose.

Marché conclu. La semaine d'après, Pauline fait les cafés de Mouffetard:

- Tu as gagné, Ali? Tu as gagné, Béchir?

Et fait sa collecte.

Quand nous déménageons:

- Je vais en avoir du mal à5 me refaire une clientèle! soupire-t-elle.

Vincent suggère une annonce:

«Porte-bonheur cherche petit emploi».

Lo est brouillée avec l'un des compagnons de sa vie, Mohammed.

- Il faut lui pardonner, Dolores! - dit Pauline. Ne juge pas et tu ne seras pas jugée! Qu'est-ce qu'il a fait?

- Il m'emmène au bal et puis il danse cinq fois avec Cristina!

Le soir même, mélancolique, elle emmène Pauline prendre une grenadine à une terrasse de la rue de Buci. Horreur! Mohammed s'y trouve devant un Pernod1. Dolores affecte un grand dédain2, Mohammed regarde ailleurs. Pauline va prendre l'affaire en main. Elle va à lui.

- Mohammed, paie-moi une olive! Dolores est triste, tu sais.

Muet, Mohammed lui tend une olive, jette un regard vers Lo, se replonge dans son Pernod. Pauline continue son va-et-vient.

- Regarde, Lo, Mohammed m'a donné une olive. Il est triste, tu sais.

- Je ne le connais plus, dit Lo, comédienne.

Pauline repart:

- Mohammed, paie-moi des chips. Elle voudrait bien que tu lui parles, Lo, tu sais.

- Elle n'a qu'à me parler la première, dit Mohammed.

Pauline repart.

- Mohammed va me payer des chips. Mais il faut attendre un peu qu'ils arrivent. Tu en veux, Lo?

- Je n'accepte rien d'un mal élevé comme lui, dit Lo.

Mohammed se rapproche.

- Voilà tes chips, Pauline?

- Tu n'en donnes pas à la dame? demandé Pauline.

Lo sourit, Mohammed aussi. Alors Pauline, dans un grand élan:

- Oh! réconciliez-vous! Je vous en prie! - et devant une dernière hésitation - Cristina, ça n'est qu'une poufiasse!

 

Mai

- Dolores, tu n'as pas balayé sous les lits.

- C'est la grève, Françoise! Je ne suis pas une jaune!

Un petit garçon à un autre:

- Mon papa, il est plus savant que le tien. Il sait le grec, mon papa.

- Le mien il a une plus grosse voiture.

- Oui, mais les voitures, ça brûle.

Après mai 68 même les petits garçons ont appris que les voitures, ça brûle.

Alberte note ses impressions sur les barricades: «A l'école on m'a dit que les étudiants sont des méchants, qui font cela pour faire peur aux braves gens. Mes parents ne sont pas de cet avis, mais ont-ils raison?»

Cette phrase, qui fait rire un ami, récompense en quelque sorte2 mes efforts pour former le caractère de mes enfants, sans influencer leur jugement.

Matthieu dit:

- C'est un peu hypocrite, je trouve. Tu dis: voilà ce que j'en pense et maintenant faites ce que vous voulez. Mais dans la me sure où ils t'aiment et t'admirent, tu les influences d'autant plus.

- D'abord, je ne leur dis pas: faites ce que vous voulez. Je leur dis: voilà ce que je pense et comment vous devez agir tant que vous êtes petits. Quand vous serez grands, vous vous ferez votre idée de la vie et il faudra essayer de vivre selon ce que vous aurez jugé bon.

- Mais tu ne peux pas être sûre que ta façon de penser soit la bonne. Tu risques de les déformer, de...

- On déforme toujours. C'est même effrayant à quel point le moindre de nos gestes retentit sur nos enfants, les marque. On ne peut pas être sûr de bien faire tout le temps.

On sait si peu ce qui compte dans une éducation! Je crois qu'une certaine fantaisie, un comportement plein d'indépendance vis-à-vis de certaines valeurs conventionnelles, souvent observé chez mes parents, m'apporta plus que ne l'auraient fait de grandes considérations sur le caractère superficiel de ces valeurs. Tel, par exemple:


Date: 2016-01-14; view: 596


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