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Daniel et la poésie

Vincent et moi

 

Vincent (11 ans). - Tu sais, maman, pour que monde soit parfait...

Moi. - Oui?

Vincent. - II faudrait d'abord supprimer les moustiques.

Moi. - Tiens!

Vincent. - Et les vipères, aussi.

Moi. - Pourquoi?

Vincent. - Parce qu'elles font tort aux couleuvres. On les confond, alors quand on voit une couleuvre on dit: Oh! la sale bête1! C'est vexant. Tandis que s'il n'y avait que des couleuvres, quand on en rencontrerait une on saurait qu'elle ne mord pas, alors on dirait: Oh! le joli serpent, et elle serait contente. Si je pouvais refaire le monde...

Moi. - Tu le trouves mal fait?

Vincent. - Non. Mais je ne suis pas difficile.

Moi. - Qu'est-ce que tu supprimerais encore?

Vincent. - Dans les animaux, pas grand-chose. C'est dans les types, tu vois, qu'il faudrait... (geste de faucheur). Ça, oui.

Moi. - Quel genre de types?

Vincent. - II faudrait les classifier d'abord. Ceux qui font les guerres, les révolutions, et puis les méchants.

Moi. - Ce ne sont pas les mêmes?

Vincent. - Pas forcément. Et puis les voraces.

Moi. - Qu'est-ce que c'est les voraces?

Vincent. - Ceux qui veulent tout avaler même s'ils n'ont pas vraiment faim. Mais surtout ceux qui font la guerre, tu vois. Dehors et dedans. Je veux dire dans les familles.

Vincent. - J'aimerais bien aussi assister à la Résurrection.

Moi. - Oui?

Vincent. - J'aimerais poser quelques questions à un certain nombre de types.

Moi. - A qui?

Vincent. - A un homme préhistorique, par exemple.

«Je me demande si un homme préhistorique, qui aurait vu le monde de maintenant, tu sais, les autos, la télé, tout ça, il aimerait mieux vivre à notre époque, ou retourner aux cavernes. Les dinosaures, c'est pas drôle. Mais les autos, la nuit, le cancer, c'est pas drôle non plus.»

Moi. - Qu'est-ce que tu lui conseillerais?

Vincent. - Finalement, tu vois, je crois que je lui conseillerais les dinosaures. Seulement je lui filerais un paquet d'allumettes, s'il n'avait pas encore découvert le feu, et puis peut-être une flûte.

Moi. - Ça dérangerait l'histoire du monde.

Vincent. - Tu crois?

Moi. - S'il n'a pas encore découvert le feu, et que tu lui donnes des allumettes tu lui fais sauter des années de réflexion, tu comprends. Il vaudrait peut-être mieux le lui laisser découvrir tout seul.

Vincent. - Oui, mais en attendant de l'avoir découvert il aurait froid.

Moi. - Ah! évidemment.

Vincent. - Peut-être, je ne veux pas critiquer, remarque, mais peut-être le bon Dieu il aurait pu le lui donner au départ, le feu. La flûte, je ne dis pas, quoique le soir, comme ça, sans électricité, ce serait agréable d'avoir un peu de musique. Mais le feu! Quand tu penses qu'il y a eu des hommes qui ne l’ont jamais connu. Tu te rends compte? Ça me fait froid rien que d'y penser.



Moi. - II y a encore beaucoup d'hommes qui manquent de tout, tu sais.

Vincent. - Oui, mais ils savent que ça existe.

Moi. - Tu crois que c'est une consolation?

Vincent. - Je ne sais pas. Quand même ils auraient pu se dire, les hommes préhistoriques: un jour il y aura le feu...

Moi. - Mais alors ils n'auraient pas eu à l'inventer.

Vincent. - Est-ce qu'on est sur la terre pour inventer?

Moi. - D'une certaine façon.

Vincent. - On en reparlera.

Qui est Vincent? Il a quatorze ans maintenant, mais pour moi c'est encore un petit garçon. Mon petit garçon. Mon second fils. L'aîné c'est Daniel, vingt ans cette année. Il y a aussi Alberte, onze ans, et Pauline, neuf ans. Mes enfants.

Le jour où j'ai eu avec Vincent une conversation que j'ai notée, parce qu'elle m'amusait, nous étions allés prendre le thé dans le pub anglais où il y a de si bonnes tartes au citron. Ce n'était pas pour le récompenser: il ne l'avait nullement mérité. C'était parce que nous avions envie de parler, tout simplement. Vincent à onze ans: mauvais élève, indiscipliné, casse-cou, âme tendre fondant en pleurs pour un mot de reproche, bricoleur toujours couvert de colle et de peinture, dévorant des livres de sciences naturelles et Arsène Lupin, parfois un peu pédant, sale comme un peigne, les plus beaux yeux du monde et des connaissances en théologie.

Qu'il eût envie de parler avec moi «si on allait prendre quelque chose, pour parler un peu tranquillement?» c'était un moment coloré de ma vie, un de ces moments qui forment le fil conducteur de notre vraie vie, de ce qui a compté vraiment, et n'est pas toujours le plus important, en apparence. Le jour où Alberte a joué pour la première fois en public (du piano) et le jour où en sortant de la maternelle, elle a enlevé un petit garçon; le jour où Pauline a dit pour la première fois: «Je dîne en ville» (Elle avait cinq ans!) et le jour où elle a eu un prix d'orthographe: elle avait, ce jour-là, un tablier neuf et un tel air d'enfant bien élevé! Le premier poème de Daniel et sa première beuverie, et le jour où il a acheté son saxophone et où nous sommes restés tous figés d'admiration devant l'instrument étincelant dans son écrin de velours, et le jour où, immergé dans la baignoire, il m'a dit: «Cette nuit j'ai fait un rêve formidable. J'avais fait un très grand et très dangereux voyage, et je revenais au milieu des bravos épouser une fille merveilleuse.» Toute la simple jeunesse du monde, celle des chansons et des poèmes, brillait dans ses yeux, qui sont grands et verts. Voilà des moments qui sont bien liés à la joie d'écrire. A la joie de croire. Ce soir-là j'ai dit à Jacques:

- Tu devrais nous peindre. Faire un grand tableau avec toute la famille. Nous deux, et puis les enfants, les animaux, Dolores. Tous les peintres font ça. L'artiste et sa famille.

- L'ennui, c'est que je ne suis pas figuratif en ce moment, a-t-il remarqué en mâchonnant sa pipe.

- Bon, bon. Alors, c'est moi qui vais faire un tableau.

 

Pauline

 

Pauline. - Est-ce que tu aimes papa?

Moi. - Oui.

Pauline. - Pour toujours?

Moi. - Mais oui.

Pauline. - Comment est-ce que tu peux être sûre?

Moi. - ...

Pauline. - Peut-être tu te diras tout d'un coup: il a un trop grand nez.

Moi. - Mais je n'aime pas papa à cause de son nez!

Pauline, - Moi, oui. J'aime beaucoup son nez. Mais peut-être je changerai d'idées.

Moi. - Et qu'est-ce que tu feras alors?

Pauline. - Oh! Pauvre papa! Je ferai semblant.

 

Dolores

Dolores vit avec nous depuis quatre ans.

Dolores. - II ne faut pas dire Dolorès, comme en France. Il faut dire: Dolores. Ça veut dire «douleurs»; c'est le plus beau nom.

Moi. - Ah!

Dolores. - Mais comme c'est trop triste on m'appelle Lolo. C'est plus moderne, plus cinéma.

*

Moi. - Dolores, je prends un bain.

Dolores. - Oh! ça ne me gêne pas.

Elle s'installe sur un tabouret, me tournant le dos.

Dolores. - Une cigarette?

Moi. - Je veux bien.

Elle allume deux cigarettes, m'en donne une. Le désordre de la salle de bains est épique.

Dolores. - Je profite de ce que vous vous baignez pour me reposer cinq minutes.

Je n'ose lui dire que c'était aussi mon ambition.

Dolores. - Hier j'ai lavé un tas de linge haut comme un homme. C'est qu'ils savent salir, les enfants! Et hier soir j'ai fait une java! Aujourd'hui je n'ai rien à faire, alors je suis triste. Dans ma famille on n'aime pas s'arrêter.

Moi. - C'est pourtant agréable de s'arrêter, parfois.

Dolores. - Est-ce que vous vous arrêtez, vous?

Moi. - Mais... j'essaie.

Dolores. - Vous lisez, même dans votre bain.

Moi. - Ce n'est pas pareil.

Dolores. - Si, c'est pareil! Moi, quand je bouge c'est comme si je pensais.

Je n'ai pas dormi de la nuit, ça m'a fait du bien. On a été d'un café à l'autre, en parlant, avec des Espagnols.

Moi. - Tu ne vois que des Espagnols?

Dolores. - Des Espagnols ou des Marocains. On se comprend, pourquoi changer. Cristina, elle, ne fréquente que des Portugais. Comme ça, elle sait au moins quelle est la nationalité de son fils, si elle ne sait pas qui est son père.

La salle de bains s'est peu à peu remplie d'une foule discrète. Juanito joue par terre avec la laisse du chien, qu'on cherchera en vain tout à l'heure. Pauline explore ma trousse de toilette et se couvre de talc. Alberte écoute la conversation. Le chien et le chat Taxi se bagarrent gentiment.

Alberte (intéressée). - Elle ne sait pas qui est le père de qui? Dolores (hurlant). - Voulez-vous laisser votre maman tranquille, petites andouilles?

A ce moment le chien sort en trombe renversant Pauline qui s'effondre au milieu d'un nuage de talc. Pleurs. Alberte bat en retraite derrière la porte. Juanito s'empare du chat.

Dolores (allumant une autre cigarette). - Ces enfants! Il faut tout de même qu'ils soient bien élevés, non? Juan a été sage cette nuit?

Quand Dolores veut faire «la java», elle me confie Juan, beau bébé grave.

Moi. - Très sage.

Pauline (réapparue par miracle, toute blanche des pieds à la tête). - II n'a pas été sage du tout, je lui ai dit: «Dors mon petit chéri», et je lui ai chanté une berceuse, et alors il a crié fort, fort, et Alberte elle m'a pincée.

Alberte (de derrière la porte). - Elle lui chantait dans les oreilles!

Pauline (sanglotant). - Non! Non! C'est pas vrai!

Moi (faible et conciliante). - II n'aime peut-être pas la musique?

Dolores (indignée). - Lui? Il n'aime pas la musique? Vous allez voir! Elle arrache le chat à son fils (qui l'enfournait patiemment dans un sac en plastique), plante Juanito sur ses pieds, lui crie: «Ole!» et entonne un chant sauvage. Docile, l'enfant claque des doigts et saute sur place.

Dolores le contemple un instant avec ravissement, puis le couvre de baisers, et s'apercevant qu'il est tout mouillé, le rejette du même mouvement sur le sol.

Dolores. - Oh! mon amour! oh! l'horreur!

Juanito retombe sur le sol comme un petit coussin, rattrape le chat du même mouvement et recommence à le fourrer dans le sac, que je reconnais au même instant pour être celui de mon éponge.

Moi. - Dolores! C'est mon sac à éponge!

Dolores (très ferme). - De toute façon, votre éponge est perdue.

Le chat étouffe dans son sac de plastique. Juan s'assied dessus.

Dolores (attendrie). - Voyez-les, s'ils sont gentils tous les deux.

Moi. - Je crois que le chat va étouffer.

Dolores. - Mais non, mais non... Tenez, je les sépare. (Dans un élan). Le mois prochain quand vous me paierez, je vous achèterai une éponge sur mon argent!

Moi. - Merci, Dolores.

Je sors de mon bain devant la foule qui a reparu, renonçant à trouver au fond de la baignoire un abri...

Marseille

- Les Espagnoles de Marseille, dit Dolores, ont la télé et l'eau chaude dans leur chambre indépendante. Elles peuvent recevoir, elles.

- Mais tu reçois, Dolores...

- Oui, mais qui? Deux ou trois intimes, deux ou trois fois par semaine. Et je suis obligée de vous emprunter le plat en argent. Si j'étais à Marseille j'aurais mon argenterie, j'aurais une table pliante, j'aurais des nappes à fleurs, j'aurais un lit-banquette en cuir rouge et noir avec une poupée dessus. Et j'aurais un vrai tableau au mur.

- Qu'est-ce qu'un vrai tableau, Dolores?

- Un tableau comme celui que j'ai rapporté du Mont-Saint-Michel, répond Dolores. Ce n'est pas que je veuille dire du mal de ce que fait votre mari. Quand je ne comprends pas, je ne juge pas. Ce que fait votre mari, c'est peut-être de la peinture, mais ce n'est pas des tableaux.

Anita, Cristina, Conchita... Il y a plusieurs Espagnoles que je croise chez moi, sans bien les connaître, ce qui dans trois pièces est parfois embarrassant.

En cherchant mon chandail je les trouve à quatre ou cinq dans la salle de bains; en traversant la cuisine, je me heurte à elles en train de prendre le thé, un ou deux bébés sur les genoux. Elles m'offrent des petits-beurre. Anita, Cristina, Conchita ont le même rêve: les Espagnoles de Marseille. Les Espagnoles de Marseille sont libres à 5 heures du soir et, en robe de satin, peuvent passer leurs fins d'après-midi à regarder les magasins.

Elles ont, les Espagnoles de Marseille, des économies à la poste, c'est bien simple, elles n'arrivent pas à dépenser ce qu'elles gagnent. Elles se baignent l'été, elles font des pique-niques, elles vont au bal où c'est bien plus gai qu'à Paris, car on y joue des paso doble. Elles y remportent des succès flatteurs car, à Marseille, on aime les belles femmes, pas à Paris avec leurs mini-jupes.

Que ne font-elles pas les Espagnoles de Marseille! Elles ont les meilleurs programmes de cinéma, des films espagnols ou mexicains de toute beauté; leurs patronnes les emmènent aux courses de taureaux à Bayonne, on vend la paella toute faite dans les charcuteries.

Je me demande comment vivent les écrivains de Marseille. Dolores voudrait bien que j'aie aussi ma part de rêve, mais franchement, elle ne sait pas.

 

Devoir 1

Parfait, moustique, vipère, couleuvre, confondre, vorace, avaler,

Résurrection, filer, consolation, mériter, casse-cou, bricoleur,

dévorer, beuverie, étincelant, écrin, baignoire, mâchonner, faire semblant, laver, salir, faire une java, une laisse, se bagarrer, entonner,

coussin, étouffer, chandail

Daniel et la poésie

Tous les ans, début juillet, nous débarquons en Normandie. Nous avons emporté nos livres préférés, nos instruments de musique, le chat, le chien, douze poupées toutes nues et du piment, mais oublié les fourchettes et les imperméables. Peu importe. Quand Jacques et moi serons lassés de manger du riz à la cuillère, nous ferons un saut, abandonnant nos enfants dans les prés verts, nous retrouverons l'asphalte avec volupté, nous nous précipiterons dans le premier cinéma, puis dans le premier restaurant venu et nous regagnerons le Gué-de-la-Chaîne tard dans la nuit, avec fourchettes et imperméables, sauf celui de Pauline dont Dolores nous apprend qu'il était pendu dans l'armoire, Daniel nous attend, et à son visage satisfait, mais grave, nous comprenons que l'événement a eu lieu. Il a écrit son poème, le poème annuel sur la campagne. Ce poème est un acte sacré, rituel. Le vent, très vif sur nos collines, l'inspire à Daniel chaque année, mais une fois, une seule. Le fait ne se reproduit plus jusqu'à l'année suivante.

- Je te le lis?

- Vas-y.

Les joues un peu rouges, les mains un peu tremblantes, Daniel lit son poème. Pour souligner son caractère rituel, le poème commence toujours par les mêmes mots: «Le matin quand je m'éveille...» et se poursuit par une description des beautés de la nature et de l'émerveillement qu'elle inspire au sortir de l'année scolaire. Il vante la pureté de l'air, les charmes de la solitude, le chant des oiseaux. Les vers sont plutôt irréguliers. Daniel s'en est longtemps inquiété.

- Tu es sûre que c'est tout de même un vrai poème?

- Absolument sûre.

- Il y a d'autres personnes qui ont écrit comme ça?

Je sors des références Apollinaire et de Lubiez-Milosz. Daniel est content. Il voit qu'il a bien réellement écrit un poème, et qui correspond à certaines règles. Il aime que son acte, outre son contenu lyrique, ait également une résonance sociale. J'aime beaucoup cette notion de la poésie, et cette absence de prétention littéraire, car de toute l'année. Daniel n'écrira plus rien. «Je n'en vois pas la nécessité», dit-il comme Talleyrand.

Son poème, il a cessé de l'écrire l'année de ses quinze ans. La même année il a cessé d'aller à la messe. L'un m'a peiné presque autant que l'autre.

Alberte a eu aussi sa saison de poésie, plus intense et plus brève. Elle a duré deux mois, elle avait cinq ans. Elle composait oralement, ne sachant pas écrire, et me priait de noter ses compositions.

 

*

Quand nous avons acheté cette petite ferme (non aménagée: elle ne l'est toujours pas) en Normandie, j'avais été touchée de voir qu'au-dessus de la porte d'entrée, petite et basse, une main inconnue avait peint une croix. C'était comme un souhait de bienvenue, un accueil que nous faisait cet inconnu, ce mort peut-être. Elle était presque effacée, cette petite croix peinte à la chaux, quand cette année je l'ai repeinte, en respectant ses contours avec la peinture qui avait servi à rajeunir la salle de bains. Je l'ai fait sans réfléchir. Après: n'est-ce pas un peu déplacé? Il y en a si peu, maintenant, de maisons qui portent une croix. On a l'air de dire, voilà une église, un exemple de maison chrétienne, une belle image à admirer, alors que ce qu'on voudrait dire tout simplement, c'est: Entrez.

Tant pis. Elle y est, maintenant.

La messe

- Est-ce que vous priez pour moi à la messe, Françoise? dit Dolores.

- Mais bien sûr. Je n'y manque jamais.

- C'est bien gentil. Moi aussi je pense à vous, vous savez.

Quand je sors le soir faire une petite java, je pense: pauvre

Françoise, seule dans son lit, avec un livre!

 


Date: 2016-01-14; view: 758


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