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La peine de mort, pilier moral de l’Amérique?

 

Ivan Briscoe, journaliste au Courrier de l’UNESCO.

Tout au long de son procès, Gary Gilmore avait répété qu’il préférait la mort à la prison à perpétuité. Le 17 janvier 1977, ce cambrioleur sans envergure, condamné pour crime passionnel, était conduit devant le peloton d’exécution et ligoté à une chaise par un câble de nylon. Puis les coups de feu transpercèrent la cible de carton placée sur sa poitrine. Le bruit des armes franchit les murs de sa prison de l’Utah: la peine capitale, tombée en désuétude 10 ans plus tôt, était de retour aux Etats-Unis.

Depuis ce jour, 663 personnes ont été exécutées, par électrocution, inhalation de gaz ou injection létale. Cette sentence, exceptionnelle il y a 30 ans, quand elle ne frappait que quelques condamnés malchanceux, est devenue fréquente. Et son application ne suscite aucun débat dans la classe politique, malgré les protestations de l’Union européenne, d’Amnesty International et d’autres organisations de défense des droits de l’homme.
Dans ce domaine plus que dans tout autre, la conduite de l’Amérique tranche avec les choix de l’ensemble des pays démocratiques, dont elle se veut pourtant le chef de file. Seuls l’Iran, l’Irak, ou d’autres Etats que Washington montre du doigt pour leur manque de principes, exécutent leurs condamnés à un rythme comparable (la Chine, quant à elle, affiche des chiffres encore beaucoup plus importants). En avril 1999, par exemple, les délégués américains de la Commission des droits de l’homme des Nations unies votaient avec les représentants de 12 autres pays, dont Cuba, la Chine, le Pakistan et le Soudan, contre un moratoire international sur la peine de mort. Face à ce dernier bastion, 108 Etats, dont récemment le Turkménistan et l’Ukraine, ont aboli la peine capitale ou en ont abandonné l’usage.

Pour la classe politique américaine, la peine de mort est une solution, pas un problème. Al Gore, l’actuel vice-président et le candidat démocrate à l’élection présidentielle du 7 novembre, en est partisan, tout comme son adversaire républicain, George W. Bush. Gouverneur du Texas depuis cinq ans, ce dernier n’a accordé la grâce qu’à un seul condamné; 144 autres ont été exécutés.

Selon un sondage récent, qui a permis de mesurer l’impact de la dernière campagne nationale des abolitionnistes, plus de 60% de l’opinion américaine est encore favorable à la peine capitale, contre 80% au début des années 90. «Rationnelle ou non, la peur du crime est le lot commun d’une majorité d’Américains, explique Robert Bohm, professeur en criminologie à l’Université de Floride centrale. Ils veulent une justice exemplaire. Et c’est la peine de mort qui leur paraît s’en rapprocher le plus.»



(…)

Aujourd’hui, 3 600 prisonniers sont dans les couloirs de la mort. Miguel Angel Martinez en fait partie. Selon son avocat, cet adolescent qui s’apprêtait à intégrer l’Air Force a «joué un rôle secondaire» dans le triple assassinat à l’arme blanche pour lequel un tribunal texan l’a condamné à mort, en 1992. Il avait 17 ans. Depuis sa cellule de Terrell (Texas), «un enfer sur Terre», écrit-il, il place ses derniers espoirs dans la campagne abolitionniste. Et il confie: «Les gens sont littéralement conditionnés pour accepter cette sanction, alors qu’il y a d’autres possibilités… Nous avons tous en nous une part de sadisme et de masochisme.»
Plus que toute autre considération, cette cruauté inutile rebute de nombreux observateurs étrangers. Pourtant, les pays qui bannissent aujourd’hui ce châtiment ont un jour tenu en haute estime la corde, la guillotine ou la hache du bourreau. Au xviiie siècle, selon la loi britannique — qui a exercé une influence considérable sur le droit pénal de ses colonies —, 222 crimes étaient passibles du gibet, dont le vol d’un lapin de garenne ou l’abattage d’un arbre. Les exécutions publiques étaient un spectacle très couru. En 1807, à Londres, la pendaison d’un assassin célèbre avait rassemblé 40 000 curieux. A tel point qu’un mouvement de foule avait provoqué la mort d’une centaine de personnes.

Après la Seconde Guerre mondiale, l’importance accordée aux droits de l’homme a conduit un grand nombre de pays à réformer leur code pénal. L’abolition était en marche. Mais pas aux Etats-Unis. (…) De nos jours, ce châtiment est inscrit dans le code pénal de 38 Etats sur 50. Et 3% environ des prisonniers condamnés pour meurtre attendent la mort.
Pour l’opinion, justice et peine capitale vont souvent de pair. En particulier dans les huit Etats du Sud (Alabama, Arkansas, Caroline du Sud, Floride, Louisiane, Oklahoma, Texas, Virginie) où 90% des exécutions récentes ont eu lieu. En 1998, Alan Wolfe, professeur de sciences politiques de l’Université de Boston, s’est rendu au Texas. Il y a enquêté sur l’exécution de Karla Faye Tucker, une détenue de 38 ans qui s’était repentie après avoir retrouvé la foi. Or, la plupart de ses interlocuteurs n’exprimaient aucune commisération à son égard: elle avait assassiné son ex-amant avec une pioche; elle méritait d’être punie. «Ils exprimaient une vision très basique de la société, estime Wolfe, qui préexiste à tout sentiment politique ou religieux. C’est un sens immédiat de la justice. Payer pour ses péchés, c’est rétablir un équilibre: une vie a été prise, il faut en prendre une autre.»

De nombreux partisans de la peine de mort partagent ces vues. En 1996, le proche parent d’une victime, autorisé en vertu d’une nouvelle loi à assister à l’exécution de l’assassin, au Texas, rapportait: «J’aurais voulu le voir humilié. On aurait dû l’amener et l’attacher devant nous». Au cours de certaines émissions de radio, des auditeurs appellent pour que les assassins soient «grillés», qu’ils aillent «rejoindre Hitler».
Paradoxalement, cette conception primaire de la justice s’oppose à d’autres traits saillants de la culture américaine. La religion de la majorité, le christianisme, insiste sur l’importance du pardon. Quant à la télévision populaire, elle multiplie les émissions «thérapeutiques» où les gens avouent leurs fautes pour accéder à la rédemption. Pourtant, sanctionner le meurtre relève toujours, dans le Sud surtout, de la loi du Talion.

 

Émile Durkheim,

“Définitions du crime et fonction du châtiment” (1893)

 

 

Nous pouvons donc, résumant l'analyse qui précède, dire qu'un acte est criminel quand il offense les états forts et définis de la conscience collective.

La lettre de cette proposition n'est guère contestée, mais on lui donne d'ordinaire un sens très différent de celui qu'elle doit avoir. On l'entend comme si elle exprimait non la propriété essentielle du crime, mais une de ses répercussions. On sait bien qu'il froisse des sentiments très généraux et très énergiques ; mais on croit que cette généralité et cette énergie viennent de la nature criminelle de l'acte, qui, par conséquent, reste tout entier à définir. On ne conteste pas que tout délit soit universellement réprouvé, mais on prend pour accordé que la réprobation dont il est l'objet résulte de sa délictuosité. Seulement on est ensuite fort embarrassé pour dire en quoi cette délictuosité consiste. Dans une immoralité particulièrement grave ? Je le veux ; mais c'est répondre à la question par la question et mettre un mot à la place d'un autre ; car il s'agit précisément de savoir ce que c'est que l'immoralité, et surtout cette immoralité particulière que la société réprime au moyen de peines organisées et qui constitue la criminalité. Elle ne peut évidemment venir que d'un ou plusieurs caractères communs à toutes les variétés criminologiques ; or, le seul qui satisfasse à cette condition, c'est cette opposition qu'il y a entre le crime, quel qu'il soit, et certains sentiments collectifs. C'est donc cette opposition qui fait le crime, bien loin qu'elle en dérive. En d'autres termes, il ne faut pas dire qu'un acte froisse la conscience commune parce qu'il est criminel, mais qu'il est criminel parce qu'il froisse la conscience commune. Nous ne le réprouvons pas parce qu'il est un crime, mais il est un crime parce que nous le réprouvons.

La peine consiste donc essentiellement dans une réaction passionnelle, d'intensité graduée, que la société exerce par l'intermédiaire d'un corps constitué sur ceux de ses membres qui ont violé certaines règles de conduite.

Or la définition que nous avons donnée du crime rend très aisément compte de tous ces caractères de la peine.

Puisque donc les sentiments qu'offense le crime sont, au sein d'une même société, les plus universellement collectifs qui soient, puisqu'ils sont même des états particulièrement forts de la conscience commune, il est impossible qu'ils tolèrent la contradiction. Surtout si cette contradiction n'est pas purement théorique, si elle s'affirme non seulement par des paroles, mais par des actes, comme elle est alors portée à son maximum, nous ne pouvons manquer de nous raidir contre elle avec passion. Une simple remise en état de l'ordre troublé ne saurait nous suffire ; il nous faut une satisfaction plus violente. La force contre laquelle le crime vient se heurter est trop intense pour réagir avec tant de modération. D'ailleurs, elle ne pourrait le faire sans s'affaiblir, car c'est grâce à l'intensité de la réaction qu'elle se ressaisit et se maintient au même degré d'énergie.

On peut s'expliquer ainsi un caractère de cette réaction que l'on a souvent signalé comme irrationnel. Il est certain qu'au fond de la notion d'expiation il y a l'idée d'une satisfaction accordée à quelque puissance, réelle ou idéale, qui nous est supérieure. Quand nous réclamons la répression du crime, ce n'est pas nous que nous voulons personnellement venger, mais quelque chose de sacré que nous sentons plus ou moins confusément en dehors et au-dessus de nous. Ce quelque chose, nous le concevons de manière différente suivant les temps et les milieux ; parfois, c'est une simple idée, comme la morale, le devoir ; le plus souvent, nous nous le représentons sous la forme d'un ou de plusieurs êtres concrets : les ancêtres, la divinité. Voilà pourquoi le droit pénal non seulement est essentiellement religieux à l'origine, mais encore garde toujours une certaine marque de religiosité : c'est que les actes qu'il châtie paraissent être des attentats contre quelque chose de transcendant, être ou concept. C'est par cette même raison que nous nous expliquons à nous-mêmes comment ils nous paraissent réclamer une sanction supérieure à la simple répartition dont nous nous contentons dans l'ordre des intérêts purement humains.

(…)

Ainsi l'analyse de la peine a confirmé notre définition du crime. Nous avons commencé par établir inductivement que celui-ci consistait essentiellement dans un acte contraire aux états forts et définis de la conscience commune ; nous venons de voir que tous les caractères de la peine dérivent en effet de cette nature du crime. C'est donc que les règles qu'elle sanctionne expriment les similitudes sociales les plus essentielles.

On voit ainsi quelle espèce de solidarité le droit pénal symbolise. Tout le monde sait, en effet, qu'il y a une cohésion sociale dont la cause est dans une certaine conformité de toutes les consciences particulières à un type commun qui n'est autre que le type psychique de la société. Dans ces conditions, en effet, non seulement tous les membres du groupe sont individuellement attirés les uns vers les autres parce qu'ils se ressemblent, mais ils sont attachés aussi à ce qui est la condition d'existence de ce type collectif, c'est-à-dire à la société qu'ils forment par leur réunion. Non seulement les citoyens s'aiment et se recherchent entre eux de préférence aux étrangers, mais ils aiment leur patrie. Ils la veulent comme ils se veulent eux-mêmes, tiennent à ce qu'elle dure et prospère, parce que, sans elle, il y a toute une partie de leur vie psychique dont le fonctionnement serait entravé. Inversement la société tient à ce qu'ils présentent tous ces ressemblances fondamentales, parce que c'est une condition de sa cohésion. Il y a en nous deux consciences : l'une ne contient que des états qui sont personnels à chacun de nous et qui nous caractérisent, tandis que les états que comprend l'autre sont communs à toute la société. La première ne représente que notre personnalité individuelle et la constitue ; la seconde représente le type collectif et, par conséquent, la société sans laquelle il n'existerait pas. Quand c'est un des éléments de cette dernière qui détermine notre conduite, ce n'est pas en vue de notre intérêt personnel que nous agissons, mais nous poursuivons des fins collectives. Or, quoique distinctes, ces deux consciences sont liées l'une à l'autre, puisqu'en somme elles n'en font qu'une, n'ayant pour elles deux qu'un seul et même substrat organique. Elles sont donc solidaires. De là résulte une solidarité sui generis qui, née des ressemblances, rattache directement l'individu à la société ; nous pourrons mieux montrer dans le chapitre prochain pourquoi nous proposons de l'appeler mécanique. Cette solidarité ne consiste pas seulement dans un attachement général et indéterminé de l'individu au groupe, mais rend aussi harmonique le détail des mouvements. En effet, comme ces mobiles collectifs se retrouvent partout les mêmes, ils produisent partout les mêmes effets. Par conséquent, chaque fois qu'ils entrent en jeu, les volontés se meuvent spontanément et avec ensemble dans le même sens.

C'est cette solidarité qu'exprime le droit répressif, du moins dans ce qu'elle a de vital. En effet, les actes qu'il prohibe et qualifie de crimes sont de deux sortes : ou bien ils manifestent directement une dissemblance trop violente contre l'agent qui les accomplit et le type collectif, ou bien ils offensent l'organe de la conscience commune. Dans un cas comme dans l'autre, la force qui est choquée par le crime qui le refoule est donc la même ; elle est un produit des similitudes sociales les plus essentielles, et elle a pour effet de maintenir la cohésion sociale qui résulte de ces similitudes. C'est cette force que le droit pénal protège contre tout affaiblissement, à la fois en exigeant de chacun de nous un minimum de ressemblances sans lesquelles l'individu serait une menace pour l'unité du corps social, et en nous imposant le respect du symbole qui exprime et résume ces ressemblances en même temps qu'il les garantit.

 


Date: 2016-01-05; view: 554


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