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DU CAP HORN A L'AMAZONE

 

Comment étais-je sur la plate-forme, je ne saurais le dire. Peut-être le Canadien m'y avait-il transporté. Mais je respirais, je humais l'air vivifiant de la mer. Mes deux compagnons s'enivraient près de moi de ces fraîches molécules. Les malheureux. trop longtemps privés de nourriture, ne peuvent se jeter inconsidérément sur les premiers aliments qu'on leur présente. Nous. au contraire, nous n'avions pas à nous modérer, nous pouvions aspirer à pleins poumons les atomes de cette atmosphère, et c'était la brise, la brise elle-même qui nous versait cette voluptueuse ivresse !

" Ah ! faisait Conseil, que c'est bon, l'oxygène ! Que monsieur ne craigne pas de respirer. Il y en a pour tout le monde. "

Quant à Ned Land, il ne parlait pas, mais il ouvrait des mâchoires à effrayer un requin. Et quelles puissantes aspirations ! Le Canadien " tirait " comme un poêle en pleine combustion.

Les forces nous revinrent promptement, et, lorsque je regardai autour de moi, je vis que nous étions seuls sur la plate-forme. Aucun homme de l'équipage. Pas même le capitaine Nemo. Les étranges marins du Nautilus se contentaient de l'air qui circulait à l'intérieur. Aucun n'était venu se délecter en pleine atmosphère.

Les premières paroles que je prononçai furent des paroles de remerciements et de gratitude pour mes deux compagnons. Ned et Conseil avaient prolongé mon existence pendant les dernières heures de cette longue agonie. Toute ma reconnaissance ne pouvait payer trop un tel dévouement.

" Bon ! monsieur le professeur, me répondit Ned Land, cela ne vaut pas la peine d'en parler ! Quel mérite avons-nous eu à cela ? Aucun. Ce n'était qu'une question d'arithmétique. Votre existence valait plus que la nôtre. Donc il fallait la conserver.

- Non, Ned, repondis-je, elle ne valait pas plus. Personne n'est supérieur à un homme généreux et bon, et vous l'êtes !

- C'est bien ! c'est bien ! répétait le Canadien embarrassé

- Et toi, mon brave Conseil, tu as bien souffert.

- Mais pas trop, pour tout dire à monsieur. Il me manquait bien quelques gorgées d'air, mais je crois que je m'y serais fait. D'ailleurs, je regardais monsieur qui se pâmait et cela ne me donnait pas la moindre envie de respirer. Cela me coupait, comme on dit, le respir... "

Conseil, confus de s'être jeté dans la banalité, n'acheva pas.

" Mes amis, répondis-je vivement ému, nous sommes liés les uns aux autres pour jamais, et vous avez sur moi des droits...

- Dont j'abuserai, riposta le Canadien.

- Hein ? fit Conseil.

- Oui, reprit Ned Land, le droit de vous entraîner avec moi, quand je quitterai cet infernal Nautilus.



- Au fait, dit Conseil, allons-nous du bon côté ?

- Oui, répondis-je, puisque nous allons du côté du soleil, et ici le soleil, c'est le nord.

- Sans doute, reprit Ned Land, mais il reste à savoir si nous rallions le Pacifique ou l'Atlantique, c'est-à-dire les mers fréquentées ou désertes. "

A cela je ne pouvais répondre, et je craignais que le capitaine Nemo ne nous ramenât plutôt vers ce vaste Océan qui baigne à la fois les côtes de l'Asie et de l'Amérique. Il compléterait ainsi son tour du monde sous-marin, et reviendrait vers ces mers où le Nautilus trouvait la plus entière indépendance. Mais si nous retournions au Pacifique, loin de toute terre habitée, que devenaient les projets de Ned Land ?

Nous devions, avant peu, être fixés sur ce point important. Le Nautilus marchait rapidement. Le cercle polaire fut bientôt franchi, et le cap mis sur le promontoire de Horn. Nous étions par le travers de la pointe américaine, le 31 mars, à sept heures du soir.

Alors toutes nos souffrances passées étaient oubliées. Le souvenir de cet emprisonnement dans les glaces s'effaçait de notre esprit. Nous ne songions qu'à l'avenir. Le capitaine Nemo ne paraissait plus, ni dans le salon, ni sur la plate-forme. Le point reporté chaque jour sur le planisphère et fait par le second me permettait de relever la direction exacte du Nautilus. Or, ce soir-là, il devint évident, à ma grande satisfaction, que nous revenions au nord par la route de l'Atlantique.

J'appris au Canadien et à Conseil le résultat de mes observations.

" Bonne nouvelle, répondit le Canadien, mais où va le Nautilus ?

- Je ne saurais le dire, Ned.

- Son capitaine voudrait-il, après le pôle sud, affronter le pôle nord, et revenir au Pacifique par le fameux passage du nord-ouest ?

Il ne faudrait pas l'en défier, répondit Conseil.

- Eh bien, dit le Canadien, nous lui fausserons compagnie auparavant.

- En tout cas, ajouta Conseil, c'est un maître homme que ce capitaine Nemo, et nous ne regretterons pas de l'avoir connu.

- Surtout quand nous l'aurons quitté ! " riposta Ned Land.

Le lendemain, premier avril, lorsque le Nautilus remonta à la surface des flots, quelques minutes avant midi, nous eûmes connaissance d'une côte à l'ouest. C'était la Terre du Feu, à laquelle les premiers navigateurs donnèrent ce nom en voyant les fumées nombreuses qui s'élevaient des huttes indigènes. Cette Terre du Feu forme une vaste agglomération d'îles qui s'étend sur trente lieues de long et quatre-vingts lieues de large, entre 53° et 56° de latitude australe, et 67°50' et 77°15' de longitude ouest. La côte me parut basse, mais au loin se dressaient de hautes montagnes. Je crus même entrevoir le mont Sarmiento, élevé de deux mille soixante-dix mètres au-dessus du niveau de la mer, bloc pyramidal de schiste, à sommet très aigu, qui, suivant qu'il est voilé ou dégagé de vapeurs, " annonce le beau ou le mauvais temps ", me dit Ned Land.

" Un fameux baromètre, mon ami.

- Oui, monsieur, un baromètre naturel, qui ne m'a jamais trompé quand je naviguais dans les passes du détroit de Magellan. "

En ce moment, ce pic nous parut nettement découpé sur le fond du ciel. C'était un présage de beau temps Il se réalisa.

Le Nautilus, rentré sous les eaux, se rapprocha de la côte qu'il prolongea à quelques milles seulement. Par les vitres du salon, je vis de longues lianes, et des fucus gigantesques, ces varechs porte-poires, dont la mer libre du pôle renfermait quelques échantillons, avec leurs filaments visqueux et polis, ils mesuraient jusqu'à trois cents mètres de longueur ; véritables câbles, plus gros que le pouce, très résistants, ils servent souvent d'amarres aux navires. Une autre herbe, connue sous le nom de velp, à feuilles longues de quatre pieds, empâtées dans les concrétions coralligènes, tapissait les fonds. Elle servait de nid et de nourriture à des myriades de crustacés et de mollusques, des crabes, des seiches. Là, les phoques et les loutres se livraient à de splendides repas, mélangeant la chair du poisson et les légumes de la mer, suivant la méthode anglaise.

Sur ces fonds gras et luxuriants, le Nautilus passait avec une extrême rapidité. Vers le soir, il se rapprocha de l'archipel des Malouines, dont je pus, le lendemain, reconnaître les âpres sommets. La profondeur de la mer était médiocre. Je pensai donc, non sans raison, que ces deux îles, entourées d'un grand nombre d'îlots, faisaient autrefois partie des terres magellaniques. Les Malouines furent probablement découvertes par le célèbre John Davis, qui leur imposa le nom de Davis-Southern Islands. Plus tard, Richard Hawkins les appela Maiden-Islands, îles de la Vierge. Elles furent ensuite nommées Malouines, au commencement du dix-huitième siècle. par des pêcheurs de Saint-Malo, et enfin Falkland par les Anglais auxquels elles appartiennent aujourd'hui.

Sur ces parages, nos filets rapportèrent de beaux spécimens d'algues, et particulièrement un certain fucus dont les racines étaient chargées de moules qui sont les meilleures du monde. Des oies et des canards s'abattirent par douzaines sur la plate-forme et prirent place bientôt dans les offices du bord. En fait de poissons, j'observai spécialement des osseux appartenant au genre gobie, et surtout des boulerots, longs de deux décimètres, tout parsemés de taches blanchâtres et jaunes.

J'admirai également de nombreuses méduses, et les plus belles du genre, les chrysaores particulières aux mers des Malouines. Tantôt elles figuraient une ombrelle demi-sphérique très lisse, rayée de lignes d'un rouge brun et terminée par douze festons réguliers ; tantôt c'était une corbeille renversée d'où s'échappaient gracieusement de larges feuilles et de longues ramilles rouges. Elles nageaient en agitant leurs quatre bras foliacés et laissaient pendre à la dérive leur opulente chevelure de tentacules. J'aurais voulu conserver quelques échantillons de ces délicats zoophytes ; mais ce ne sont que des nuages, des ombres, des apparences, qui fondent et s'évaporent hors de leur élément natal.

Lorsque les dernières hauteurs des Malouines eurent disparu sous l'horizon, le Nautilus s'immergea entre vingt et vingt-cinq mètres et suivit la côte américaine. Le capitaine Nemo ne se montrait pas.

Jusqu'au 3 avril, nous ne quittâmes pas les parages de la Patagonie, tantôt sous l'Océan, tantôt à sa surface. Le Nautilus dépassa le large estuaire formé par l'embouchure de la Plata, et se trouva, le 4 avril, par le travers de l'Uruguay, mais à cinquante milles au large. Sa direction se maintenait au nord, et il suivait les longues sinuosités de l'Amérique méridionale. Nous avions fait alors seize mille lieues depuis notre embarquement dans les mers du Japon.

Vers onze heures du matin, le tropique du Capricorne fut coupé sur le trente-septième méridien, et nous passâmes au large du cap Frio. Le capitaine Nemo, au grand déplaisir de Ned Land, n'aimait pas le voisinage de ces côtes habitées du Brésil, car il marchait avec une vitesse vertigineuse. Pas un poisson, pas un oiseau, des plus rapides qui soient, ne pouvaient nous suivre, et les curiosités naturelles de ces mers échappèrent à toute observation.

Cette rapidité se soutint pendant plusieurs jours, et le 9 avril, au soir, nous avions connaissance de la pointe la plus orientale de l'Amérique du Sud qui forme le cap San Roque. Mais alors le Nautilus s'écarta de nouveau, et il alla chercher à de plus grandes profondeurs une vallée sous-marine qui se creuse entre ce cap et Sierra Leone sur la côte africaine. Cette vallée se bifurque à la hauteur des Antilles et se termine au nord par une énorme dépression de neuf mille mètres. En cet endroit. La coupe géologique de l'Océan figure jusqu'aux petites Antilles une falaise de six kilomètres, taillée à pic. et, à la hauteur des îles du cap Vert, une autre muraille non moins considérable, qui enferment ainsi tout le continent immergé de l'Atlantide. Le fond de cette immense vallée est accidenté de quelques montagnes qui ménagent de pittoresques aspects à ces fonds sous-marins. J'en parle surtout d'après les cartes manuscrites que contenait la bibliothèque du Nautilus, cartes évidemment dues à la main du capitaine Nemo et levées sur ses observations personnelles.

Pendant deux jours, ces eaux désertes et profondes furent visitées au moyen des plans inclinés. Le Nautilus fournissait de longues bordées diagonales qui le portaient à toutes les hauteurs. Mais le 11 avril, il se releva subitement, et la terre nous réapparut à l'ouvert du fleuve des Amazones, vaste estuaire dont le débit est si considérable qu'il dessale la mer sur un espace de plusieurs lieues.

L'Équateur était coupé. A vingt milles dans l'ouest restaient les Guyanes, une terre française sur laquelle nous eussions trouvé un facile refuge. Mais le vent soufflait en grande brise, et les lames furieuses n'auraient pas permis à un simple canot de les affronter. Ned Land le comprit sans doute, car il ne me parla de rien. De mon côté, je ne fis aucune allusion à ses projets de fuite, car je ne voulais pas le pousser à quelque tentative qui eût infailliblement avorté.

Je me dédommageai facilement de ce retard par d'intéressantes études. Pendant ces deux journées des 11 et 12 avril, le Nautilus ne quitta pas la surface de la mer, et son chalut lui ramena toute une pêche miraculeuse en zoophytes, en poissons et en reptiles.

Quelques zoophytes avaient été dragues par la chaîne des chaluts. C'étaient, pour la plupart, de belles phyctallines, appartenant à la famille des actinidiens. et entre autres espèces, le phyctalis protexta, originaire de cette partie de l'Océan, petit tronc cylindrique, agrémenté de lignes verticales et tacheté de points rouges que couronne un merveilleux épanouissement de tentacules. Quant aux mollusques, ils consistaient en produits que j'avais déjà observés, des turritelles, des olives-porphyres. à lignes régulièrement entrecroisées dont les taches rousses se relevaient vivement sur un fond de chair. des ptérocères fantaisistes, semblables à des scorpions pétrifiés, des hyales translucides, des argonautes, des seiches excellentes à manger, et certaines espèces de calmars, que les naturalistes de l'antiquité classaient parmi les poissons-volants, et qui servent principalement d'appât pour la pêche de la morue.

Des poissons de ces parages que je n'avais pas encore eu l'occasion d'étudier, je notai diverses espèces. Parmi les cartilagineux : des pétromizons-pricka, sortes d'anguilles, longues de quinze pouces, tête verdâtre, nageoires violettes, dos gris bleuâtre, ventre brun argenté semé de taches vives, iris des yeux cerclé d'or, curieux animaux que le courant de l'Amazone avait dû entraîner jusqu'en mer, car ils habitent les eaux douces ; des raies tuberculées, à museau pointu, à queue longue et déliée, armées d'un long aiguillon dentelé ; de petits squales d'un mètre, gris et blanchâtres de peau, dont les dents, disposées sur plusieurs rangs, se recourbent en arrière. et qui sont vulgairement connus sous le nom de pantouffliers ; des lophies-vespertillions, sortes de triangles isocèles rougeâtres, d'un demi-mètre, auxquels les pectorales tiennent par des prolongations charnues qui leur donnent l'aspect de chauves-souris, mais que leur appendice corné, situé près des narines, a fait surnommer licornes de mer ; enfin quelques espèces de batistes, le curassavien dont les flancs pointillés brillent d'une éclatante couleur d'or, et le caprisque violet clair, à nuances chatoyantes comme la gorge d'un pigeon.

Je termine là cette nomenclature un peu sèche, mais très exacte, par la série des poissons osseux que j'observai : passans, appartenant au genre des apléronotes. dont le museau est très obtus et blanc de neige, le corps peint d'un beau noir, et qui sont munis d'une lanière charnue très longue et très déliée ; odontagnathes aiguillonnés, longues sardines de trois décimètres, resplendissant d'un vif éclat argenté ; scombres-guares, pourvus de deux nageoires anales ; centronotes-nègres, à teintes noires, que l'on pêche avec des brandons, longs poissons de deux mètres, à chair grasse, blanche, ferme, qui, frais, ont le goût de l'anguille, et secs, le goût du saumon fumé ; labres demi-rouges, revêtus d'écailles seulement à la base des nageoires dorsales et anales ; chrysoptères, sur lesquels l'or et l'argent mêlent leur éclat à ceux du rubis et de la topaze ; spares-queues-d'or, dont la chair est extrêmement délicate, et que leurs propriétés phosphorescentes trahissent au milieu des eaux ; spares-pobs, à langue fine, à teintes orange ; sciènes-coro à caudales d'or, acanthures-noirauds, anableps de Surinam, etc.

Cet " et coetera " ne saurait empêcher de citer encore un poisson dont Conseil se souviendra longtemps et pour cause.

Un de nos filets avait rapporté une sorte de raie très aplatie qui, la queue coupée, eût formé un disque parfait et qui pesait une vingtaine de kilogrammes. Elle était blanche en dessous, rougeâtre en dessus, avec de grandes taches rondes d'un bleu foncé et cerclées de noir, très lisse de peau, et terminée par une nageoire bilobée. Étendue sur la plate-forme, elle se débattait, essayait de se retourner par des mouvements convulsifs, et faisait tant d'efforts qu'un dernier soubresaut allait la précipiter à la mer. Mais Conseil, qui tenait à son poisson, se précipita sur lui, et, avant que je ne pusse l'en empêcher, il le saisit à deux mains.

Aussitôt, le voilà renversé, les jambes en l'air, paralysé d'une moitié du corps, et criant :

" Ah ! mon maître, mon maître ! Venez à moi. "

C'était la première fois que le pauvre garçon ne me parlait pas " à la troisième personne ".

Le Canadien et moi, nous l'avions relevé, nous le frictionnions à bras raccourcis, et quand il reprit ses sens, cet éternel classificateur murmura d'une voix entrecoupée :

" Classe des cartilagineux, ordre des chondroptérygiens, à branchies fixes, sous-ordre des sélaciens, famille des raies, genre des torpilles ! "

- Oui, mon ami, répondis-je, c'est une torpille qui t'a mis dans ce déplorable état.

- Ah ! monsieur peut m'en croire, riposta Conseil, mais je me vengerai de cet animal.

Et comment ?

- En le mangeant. "

Ce qu'il fit le soir même, mais par pure représaille, car franchement c'était coriace.

L'infortuné Conseil s'était attaqué à une torpille de la plus dangereuse espèce, la cumana. Ce bizarre animal, dans un milieu conducteur tel que l'eau, foudroie les poissons à plusieurs mètres de distance, tant est grande la puissance de son organe électrique dont les deux surfaces principales ne mesurent pas moins de vingt-sept pieds carrés.

Le lendemain, 12 avril, pendant la journée, le Nautilus s'approcha de la côte hollandaise, vers l'embouchure du Maroni. Là vivaient en famille plusieurs groupes de lamantins. C'étaient des manates qui, comme le dugong et le stellère, appartiennent à l'ordre des syréniens. Ces beaux animaux, paisibles et inoffensifs, longs de six à sept mètres, devaient peser au moins quatre mille kilogrammes. J'appris à Ned Land et à Conseil que la prévoyante nature avait assigné à ces mammifères un tôle important. Ce sont eux, en effet, qui, comme les phoques, doivent paître les prairies sous-marines et détruire ainsi les agglomérations d'herbes qui obstruent l'embouchure des fleuves tropicaux.

" Et savez-vous, ajoutai-je, ce qui s'est produit, depuis que les hommes ont presque entièrement anéanti, ces races utiles ? C'est que les herbes putréfiées ont empoisonné l'air, et l'air empoisonné, c'est la fièvre jaune qui désole ces admirables contrées. Les végétations vénéneuses se sont multipliées sous ces mers torrides, et le mal s'est irrésistiblement développé depuis l'embouchure du Rio de la Plata jusqu'aux Florides ! "

Et s'il faut en croire Toussenel, ce fléau n'est rien encore auprès de celui qui frappera nos descendants, lorsque les mers seront dépeuplées de baleines et de phoques. Alors, encombrées de poulpes, de méduses, de calmars, elles deviendront de vastes foyers d'infection, puisque leurs flots ne posséderont plus " ces vastes estomacs, que Dieu avait chargés d'écumer la surface des mers ".

Cependant, sans dédaigner ces théories, l'équipage du Nautilus s'empara d'une demi-douzaine de manates. Il s'agissait, en effet, d'approvisionner les cambuses d'une chair excellente, supérieure à celle du boeuf et du veau. Cette chasse ne fut pas intéressante. Les manates se laissaient frapper sans se défendre. Plusieurs milliers de kilos de viande, destinée à être séchée, furent emmagasinés à bord.

Ce jour-là, une pêche, singulièrement pratiquée, vint encore accroître les réserves du Nautilus, tant ces mers se montraient giboyeuses. Le chalut avait rapporté dans ses mailles un certain nombre de poissons dont la tête se terminait par une plaque ovale à rebords charnus. C'étaient des échénéïdes, de la troisième famille des malacoptérygiens subbrachiens. Leur disque aplati se compose de lames cartilagineuses transversales mobiles, entre lesquelles l'animal peut opérer le vide, ce qui lui permet d'adhérer aux objets à la façon d'une ventouse.

Le rémora, que j'avais observé dans la Méditerranée, appartient à cette espèce. Mais celui dont il s'agit ici. c'était l'échénélde ostéochère, particulier à cette mer. Nos marins, a mesure qu'ils les prenaient, les déposaient dans des bailles pleines d'eau.

La pêche terminée, le Nautilus se rapprocha de la côte. En cet endroit, un certain nombre de tortues marines dormaient à la surface des flots. Il eût été difficile de s'emparer de ces précieux reptiles, car le moindre bruit les éveille, et leur solide carapace est à l'épreuve du harpon. Mais l'échénéïde devait opérer cette capture avec une sûreté et une précision extraordinaires. Cet animal, en effet, est un hameçon vivant, qui ferait le bonheur et la fortune du naïf pêcheur a la ligne.

Les hommes du Naulilus attachèrent à la queue de ces poissons un anneau assez large pour ne pas gêner leurs mouvements, et à cet anneau, une longue corde amarrée à bord par l'autre bout.

Les échénéïdes, jetés à la mer, commencèrent aussitôt leur rôle et allèrent se fixer au plastron des tortues. Leur ténacité était telle qu'ils se fussent déchirés plutôt que de lâcher prise. On les halait à bord, et avec eux les tortues auxquelles ils adhéraient.

On prit ainsi plusieurs cacouannes, larges d'un mètre, qui pesaient deux cents kilos. Leur carapace, couverte de plaques cornées grandes, minces, transparentes, brunes, avec mouchetures blanches et jaunes, les rendaient très précieuses. En outre, elles étaient excellentes au point de vue comestible, ainsi que les tortues franches qui sont d'un goût exquis.

Cette pêche termina notre séjour sur les parages de l'Amazone, et, la nuit venue, le Nautilus regagna la haute mer.

 


LES POULPES

 

Pendant quelques jours, le Nautilus s'écarta constamment de la côte américaine. Il ne voulait pas, évidemment, fréquenter les flots du golfe du Mexique ou de la mer des Antilles. Cependant, l'eau n'eût pas manqué sous sa quille, puisque la profondeur moyenne de ces mers est de dix-huit cents mètres ; mais, probablement ces parages, semés d'îles et sillonnés de steamers, ne convenaient pas au capitaine Nemo.

Le 16 avril, nous eûmes connaissance de la Martinique et de la Guadeloupe, à une distance de trente milles environ. J'aperçus un instant leurs pitons élevés.

Le Canadien, qui comptait mettre ses projets à exécution dans le golfe, soit en gagnant une terre, soit en accostant un des nombreux bateaux qui font le cabotage d'une île à l'autre, fut très décontenancé. La fuite eût été très praticable si Ned Land fût parvenu a s'emparer du canot à l'insu du capitaine. Mais en plein Océan, il ne fallait plus y songer.

La Canadien, Conseil et moi, nous eûmes une assez longue conversation à ce sujet. Depuis six mois nous étions prisonniers à bord du Nautilus. Nous avions fait dix-sept mille lieues, et, comme le disait Ned Land, il n'y avait pas de raison pour que cela finît. Il me fit donc une proposition à laquelle je ne m'attendais pas. Ce fut de poser catégoriquement cette question au capitaine Nemo : Le capitaine comptait-il nous garder indéfiniment à son bord ?

Une semblable démarche me répugnait. Suivant moi, elle ne pouvait aboutir. Il ne fallait rien espérer du commandant du Nautilus, mais tout de nous seuls. D'ailleurs, depuis quelque temps, cet homme devenait plus sombre, plus retiré, moins sociable. Il paraissait m'éviter. Je ne le rencontrais qu'à de rares intervalles. Autrefois, il se plaisait à m'expliquer les merveilles sous-marines ; maintenant il m'abandonnait à mes études et ne venait plus au salon.

Quel changement s'était opéré en lui ? Pour quelle cause ? Je n'avais rien à me reprocher. Peut-être notre présence à bord lui pesait-elle ? Cependant, je ne devais pas espérer qu'il fût homme à nous rendre la liberté.

Je priai donc Ned de me laisser réfléchir avant d'agir. Si cette démarche n'obtenait aucun résultat, elle pouvait raviver ses soupçons, rendre notre situation pénible et nuire aux projets du Canadien. J'ajouterai que je ne pouvais en aucune façon arguer de notre santé. Si l'on excepte la rude épreuve de la banquise du pôle sud, nous ne nous étions jamais mieux portés, ni Ned, ni Conseil, ni moi. Cette nourriture saine, cette atmosphère salubre, cette régularité d'existence, cette uniformité de température, ne donnaient pas prise aux maladies, et pour un homme auquel les souvenirs de la terre ne laissaient aucun regret, pour un capitaine Nemo, qui est chez lui, qui va où il veut, qui par des voies mystérieuses pour les autres, non pour lui-même, marche à son but, je comprenais une telle existence. Mais nous, nous n'avions pas rompu avec l'humanité. Pour mon compte, je ne voulais pas ensevelir avec moi mes études si curieuses et si nouvelles. J'avais maintenant le droit d'écrire le vrai livre de la mer, et ce livre, je voulais que, plus tôt que plus tard, il pût voir le jour.

Là encore, dans ces eaux des Antilles, à dix mètres au-dessous de la surface des flots, par les panneaux ouverts, que de produits intéressants j'eus à signaler sur mes notes quotidiennes ! C'étaient, entre autres zoophytes, des galères connues sous le nom de physalie spélagiques, sortes de grosses vessies oblongues, à reflets nacrés, tendant leur membrane au vent et laissant flotter leurs tentacules bleues comme des fils de soie ; charmantes méduses à l'oeil, véritables orties au toucher qui distillent un liquide corrosif. C'étaient, parmi les articulés, des annélides longs d'un mètre et demi, armés d'une trompe rose et pourvus de dix-sept cents organes locomoteurs, qui serpentaient sous les eaux et jetaient en passant toutes les lueurs du spectre solaire. C'étaient, dans l'embranchement des poissons, des raies-molubars, énormes cartilagineux longs de dix pieds et pesant six cents livres, la nageoire pectorale triangulaire, le milieu du dos un peu bombé, les yeux fixés aux extrémités de la face antérieure de la tête, et qui, flottant comme une épave de navire, s'appliquaient parfois comme un opaque volet sur notre vitre. C'étaient des balistes américains pour lesquels la nature n'a broyé que du blanc et du noir, des bobies plumiers, allongés et charnus, aux nageoires jaunes, à la mâchoire proéminente, des scombres de seize décimètres, à dents courtes et aiguës, couverts de petites écailles, appartenant à l'espèce des albicores. Puis, par nuées, apparaissent des surmulets, corsetés de raies d'or de la tête à la queue, agitant leurs resplendissantes nageoires ; véritables chefs-d'oeuvre de bijouterie consacrés autrefois à Diane, particulièrement recherchés des riches Romains, et dont le proverbe disait : " Ne les mange pas qui les prend ! "Enfin, des pomacanthes-dorés, ornés de bandelettes émeraude, habillés de velours et de soie, passaient devant nos yeux comme des seigneurs de Véronèse ; des spareséperonnés se dérobaient sous leur rapide nageoire thoracine ; des clupanodons de quinze pouces s'enveloppaient de leurs lueurs phosphorescentes ; des muges battaient la mer de leur grosse queue charnue ; des corégones rouges semblaient faucher les flots avec leur pectorale tranchante, et des sélènes argentées, dignes de leur nom, se levaient sur l'horizon des eaux comme autant de lunes aux reflets blanchâtres.

Que d'autres échantillons merveilleux et nouveaux j'eusse encore observés, si le Nautilus ne se fût peu à peu abaissé vers les couches profondes ! Ses plans inclinés l'entraînèrent jusqu'à des fonds de deux mille et trois mille cinq cents mètres. Alors la vie animale n'était plus représentée que par des encrines, des étoiles de mer, de charmantes pentacrines tête de méduse, dont la tige droite supportait un petit calice, des troques, des quenottes sanglantes et des fissurelles, mollusques littoraux de grande espèce.

Le 20 avril, nous étions remontés à une hauteur moyenne de quinze cents mètres. La terre la plus rapprochée était alors cet archipel des îles Lucayes, disséminées comme un tas de pavés a la surface des eaux. Là s'élevaient de hautes falaises sous-marines, murailles droites faites de blocs frustes disposés par larges assises, entre lesquels se creusaient des trous noirs que nos rayons électriques n'éclairaient pas jusqu'au fond.

Ces roches étaient tapissés de grandes herbes, de laminaires géants, de fucus gigantesques, un véritable espalier d'hydrophytes digne d'un monde de Titans.

De ces plantes colossales dont nous parlions, Conseil, Ned et moi, nous fûmes naturellement amenés à citer les animaux gigantesques de la mer. Les unes sont évidemment destinées à la nourriture des autres. Cependant, par les vitres du Nautilus presque immobile, je n'apercevais encore sur ces longs filaments que les principaux articulés de la division des brachioures, des l'ambres à longues pattes, des crabes violacés, des clios particuliers aux mers des Antilles.

Il était environ onze heures, quand Ned Land attira mon attention sur un formidable fourmillement qui se produisait à travers les grandes algues.

" Eh bien, dis-je, ce sont là de véritables cavernes à poulpes, et je ne serais pas étonné d'y voir quelques-uns de ces monstres.

- Quoi ! fit Conseil, des calmars, de simples calmars, de la classe des céphalopodes ?

- Non, dis-je, des poulpes de grande dimension. Mais l'ami Land s'est trompé, sans doute, car je n'aperçois rien.

- Je le regrette répliqua Conseil. Je voudrais contempler face à face l'un de ces poulpes dont j'ai tant entendu parler et qui peuvent entraîner des navires dans le fond des abîmes. Ces bêtes-là, ça se nomme des krak...

- Craque suffit, répondit ironiquement le Canadien.

- Krakens, riposta Conseil, achevant son mot sans se soucier de la plaisanterie de son compagnon.

- Jamais on ne me fera croire, dit Ned Land, que de tels animaux existent.

- Pourquoi pas ? répondit Conseil. Nous avons bien cru au narval de monsieur.

- Nous avons eu tort, Conseil.

- Sans doute ! mais d'autres y croient sans doute encore.

- C'est probable, Conseil, mais pour mon compte, je suis bien décidé à n'admettre l'existence de ces monstres que lorsque je les aurai disséqués de ma propre main.

- Ainsi, me demanda Conseil, monsieur ne croit pas aux poulpes gigantesques ?

- Eh ! qui diable y a jamais cru ? s'écria le Canadien.

- Beaucoup de gens, ami Ned.

- Pas des pêcheurs. Des savants, peut-être !

- Pardon, Ned. Des pêcheurs et des savants !

- Mais moi qui vous parle, dit Conseil de l'air le plus sérieux du monde, je me rappelle parfaitement avoir vu une grande embarcation entraînée sous les flots par les bras d'un céphalopode.

- Vous avez vu cela ? demanda le Canadien.

- Oui, Ned.

- De vos propres yeux ?

- De mes propres yeux.

- Où, s'il vous plaît ?

- A Saint-Malo ? repartit imperturbablement Conseil.

- Dans le port ? dit Ned Land ironiquement.

- Non, dans une église, répondit Conseil.

- Dans une église ! s'écria le Canadien.

- Oui, ami Ned. C'était un tableau qui représentait le poulpe en question !

- Bon ! fit Ned Land, éclatant de rire. Monsieur Conseil qui me fait poser !

- Au fait, il a raison, dis-je. J'ai entendu parler de ce tableau ; mais le sujet qu'il représente est tiré d'une légende, et vous savez ce qu'il faut penser des légendes en matière d'histoire naturelle ! D'ailleurs, quand il s'agit de monstres, l'imagination ne demande qu'à s'égarer.

Non seulement on a prétendu que ces poulpes pouvaient entraîner des navires, mais un certain Olaus Magnus parle d'un céphalopode, long d'un mille, qui ressemblait plutôt à une île qu'à un animal. On raconte aussi que l'évêque de Nidros dressa un jour un autel sur un rocher immense. Sa messe finie, le rocher se mit en marche et retourna à la mer. Le rocher était un poulpe.

- Et c'est tout ? demanda le Canadien.

- Non, répondis-je. Un autre évêque, Pontoppidan de Berghem, parle également d'un poulpe sur lequel pouvait manoeuvrer un régiment de cavalerie !

- Ils allaient bien, les évêques d'autrefois ! dit Ned Land.

- Enfin, les naturalistes de l'antiquité citent des monstres dont la gueule ressemblait à un golfe, et qui étaient trop gros pour passer par le détroit de Gibraltar.

- A la bonne heure ! fit le Canadien.

- Mais dans tous ces récits, qu'y a-t-il de vrai ? demanda Conseil.

- Rien, mes amis, rien du moins de ce qui passe la limite de la vraisemblance pour monter jusqu'à la fable ou à la légende. Toutefois, à l'imagination des conteurs, il faut sinon une cause, du moins un prétexte. On ne peut nier qu'il existe des poulpes et des calmars de très grande espèce, mais inférieurs cependant aux cétacés. Aristote a constaté les dimensions d'un calmar de cinq coudées, soit trois mètres dix. Nos pêcheurs en voient fréquemment dont la longueur dépasse un mètre quatre-vingts. Les musées de Trieste et de Montpellier conservent des squelettes de poulpes qui mesurent deux mètres. D'ailleurs, suivant le calcul des naturalistes, un de ces animaux, long de six pieds seulement, aurait des tentacules longs de vingt-sept. Ce qui suffit pour en faire un monstre formidable.

- En pêche-t-on de nos jours ? demanda le Canadien.

- S'ils n'en pêchent pas, les marins en voient du moins. Un de mes amis, le capitaine Paul Bos, du Havre, m'a souvent affirmé qu'il avait rencontré un de ces monstres de taille colossale dans les mers de l'Inde. Mais le fait le plus étonnant et qui ne permet plus de nier l'existence de ces animaux gigantesques, s'est passé il y a quelques années, en 1861.

- Quel est ce fait ? demanda Ned Land.

- Le voici. En 1861, dans le nord-est de Ténériffe, à peu près par la latitude où nous sommes en ce moment, l'équipage de l'aviso l'Alecton aperçut un monstrueux calmar qui nageait dans ses eaux. Le commandant Bouguer s'approcha de l'animal, et il l'attaqua à coups de harpon et à coups de fusil, sans grand succès, car balles et harpons traversaient ces chairs molles comme une gelée sans consistance. Après plusieurs tentatives infructueuses, l'équipage parvint à passer un noeud coulant autour du corps du mollusque. Ce noeud glissa jusqu'aux nageoires caudales et s'y arrêta. On essaya alors de haler le monstre à bord, mais son poids était si considérable qu'il se sépara de sa queue sous la traction de la corde, et, privé de cet ornement, il disparut sous les eaux.

- Enfin, voilà un fait, dit Ned Land.

- Un fait indiscutable, mon brave Ned. Aussi a-t-on proposé de nommer ce poulpe " calmar de Bouguer ".

- Et quelle était sa longueur ? demanda le Canadien.

- Ne mesurait-il pas six mètres environ ? dit Conseil, qui posté à la vitre, examinait de nouveau les anfractuosités de la falaise.

- Précisément, répondis-je.

- Sa tête, reprit Conseil, n'était-elle pas couronnée de huit tentacules, qui s'agitaient sur l'eau comme une nichée de serpents ?

- Précisément.

- Ses yeux, placés à fleur de tête, n'avaient-ils pas un développement considérable ?

- Oui, Conseil.

- Et sa bouche, n'était-ce pas un véritable bec de perroquet, mais un bec formidable ?

- En effet, Conseil.

- Eh bien ! n'en déplaise à monsieur, répondit tranquillement Conseil, si ce n'est pas le calmar de Bouguer, voici, du moins, un de ses frères. "

Je regardai Conseil. Ned Land se précipita vers la vitre.

" L'épouvantable bête ", s'écria-t-il.

Je regardai à mon tour, et je ne pus réprimer un mouvement de répulsion. Devant mes yeux s'agitait un monstre horrible, digne de figurer dans les légendes tératologiques.

C'était un calmar de dimensions colossales, ayant huit mètres de longueur. Il marchait à reculons avec une extrême vélocité dans la direction du Nautilus. Il regardait de ses énormes yeux fixes à teintes glauques. Ses huit bras, ou plutôt ses huit pieds, implantés sur sa tête, qui ont valu à ces animaux le nom de céphalopodes, avaient un développement double de son corps et se tordaient comme la chevelure des furies. On voyait distinctement les deux cent cinquante ventouses disposées sur la face interne des tentacules sous forme de capsules semisphériques. Parfois ces ventouses s'appliquaient sur la vitre du salon en y faisant le vide. La bouche de ce monstre - un bec de corne fait comme le bec d'un perroquet - s'ouvrait et se refermait verticalement. Sa langue, substance cornée, armée elle-même de plusieurs rangées de dents aiguës, sortait en frémissant de cette véritable cisaille. Quelle fantaisie de la nature ! Un bec d'oiseau à un mollusque ! Son corps, fusiforme et renflé dans sa partie moyenne, formait une masse charnue qui devait peser vingt à vingt-cinq mille kilogrammes. Sa couleur inconstante, changeant avec une extrême rapidité suivant l'irritation de l'animal, passait successivement du gris livide au brun rougeâtre.

De quoi s'irritait ce mollusque ? Sans doute de la présence de ce Nautilus, plus formidable que lui, et sur lequel ses bras suceurs ou ses mandibules n'avaient aucune prise. Et cependant, quels monstres que ces poulpes, quelle vitalité le créateur leur a départie, quelle vigueur dans leurs mouvements, puisqu'ils possèdent trois coeurs !

Le hasard nous avait mis en présence de ce calmar, et je ne voulus pas laisser perdre l'occasion d'étudier soigneusement cet échantillon des céphalopodes. Je surmontai l'horreur que m'inspirait cet aspect, et, prenant un crayon, Je commençai à le dessiner.

" C'est peut-être le même que celui de l'Alecton, dit Conseil.

- Non, répondit le Canadien, puisque celui-ci est entier et que l'autre a perdu sa queue !

- Ce n'est pas une raison, répondis-je. Les bras et la queue de ces animaux se reforment par rédintégration, et depuis sept ans, la queue du calmar de Bouguer a sans doute eu le temps de repousser.

- D'ailleurs, riposta Ned, si ce n'est pas celui-ci, c'est peut-être un de ceux-là ! "

En effet, d'autres poulpes apparaissaient a la vitre de tribord. J'en comptai sept. Ils faisaient cortège au Nautilus, et j'entendis les grincements de leur bec sur la coque de tôle. Nous étions servis à souhait.

Je continuai mon travail. Ces monstres se maintenaient dans nos eaux avec une telle précision qu'ils semblaient immobiles, et j'aurais pu les décalquer en raccourci sur la vitre. D'ailleurs, nous marchions sous une allure modérée.

Tout à coup le Nautilus s'arrêta. Un choc le fit tressaillir dans toute sa membrure.

" Est-ce que nous avons touché ? demandai-je.

- En tout cas, répondit le Canadien, nous serions déjà dégagés, car nous flottons. "

Le Nautilus flottait sans doute, mais il ne marchait plus. Les branches de son hélice ne battaient pas les flots. Une minute se passa. Le capitaine Nemo, suivi de son second, entra dans le salon.

Je ne l'avais pas vu depuis quelque temps. Il me parut sombre. Sans nous parler, sans nous voir peut-être, il alla au panneau, regarda les poulpes et dit quelques mots à son second.

Celui-ci sortit. Bientôt les panneaux se refermèrent. Le plafond s'illumina.

J'allai vers le capitaine.

" Une curieuse collection de poulpes, lui dis-je, du ton dégagé que prendrait un amateur devant le cristal d'un aquarium.

- En effet, monsieur le naturaliste, me répondit-il, et nous allons les combattre corps à corps. "

Je regardai le capitaine. Je croyais n'avoir pas bien entendu.

" Corps à corps ? répétai-je.

- Oui, monsieur. L'hélice est arrêtée. Je pense que les mandibules cornées de l'un de ces calmars se sont engagées dans ses branches. Ce qui nous empêche de marcher.

- Et qu'allez-vous faire ?

- Remonter à la surface et massacrer toute cette vermine.

- Entreprise difficile.

- En effet. Les balles électriques sont impuissantes contre ces chairs molles où elles ne trouvent pas assez de résistance pour éclater. Mais nous les attaquerons à la hache.

- Et au harpon, monsieur, dit le Canadien, si vous ne refusez pas mon aide.

- Je l'accepte, maître Land.

- Nous vous accompagnerons ", dis-je, et, suivant le capitaine Nemo, nous nous dirigeâmes vers l'escalier central.

Là, une dizaine d'hommes, armés de haches d'abordage, se tenaient prêts à l'attaque. Conseil et moi, nous prîmes deux haches. Ned Land saisit un harpon.

Le Nautilus était alors revenu à la surface des flots. Un des marins, placé sur les derniers échelons, dévissait les boulons du panneau. Mais les écrous étaient à peine dégagés, que le panneau se releva avec une violence extrême, évidemment tiré par la ventouse d'un bras de poulpe.

Aussitôt un de ces longs bras se glissa comme un serpent par l'ouverture, et vingt autres s'agitèrent au-dessus. D'un coup de hache, le capitaine Nemo coupa ce formidable tentacule, qui glissa sur les échelons en se tordant.

Au moment où nous nous pressions les uns sur les autres pour atteindre la plate-forme, deux autres bras, cinglant l'air, s'abattirent sur le marin placé devant le capitaine Nemo et l'enlevèrent avec une violence irrésistible.

Le capitaine Nemo poussa un cri et s'élança au-dehors. Nous nous étions précipités à sa suite.

Quelle scène ! Le malheureux, saisi par le tentacule et collé à ses ventouses, était balancé dans l'air au caprice de cette énorme trompe. Il râlait, il étouffait, il criait : A moi ! à moi ! Ces mots, prononcés en français, me causèrent une profonde stupeur ! J'avais donc un compatriote à bord, plusieurs, peut-être ! Cet appel déchirant, je l'entendrai toute ma vie !

L'infortuné était perdu. Qui pouvait l'arracher à cette puissante étreinte ? Cependant le capitaine Nemo s'était précipité sur le poulpe, et, d'un coup de hache, il lui avait encore abattu un bras. Son second luttait avec rage contre d'autres monstres qui rampaient sur les flancs du Nautilus. L'équipage se battait à coups de hache. Le Canadien, Conseil et moi, nous enfoncions nos armes dans ces masses charnues. Une violente odeur de musc pénétrait l'atmosphère. C'était horrible.

Un instant, je crus que le malheureux, enlacé par le poulpe, serait arraché à sa puissante succion. Sept bras sur huit avaient été coupés. Un seul, brandissant la victime comme une plume, se tordait dans l'air. Mais au moment où le capitaine Nemo et son second se précipitaient sur lui, l'animal lança une colonne d'un liquide noirâtre, sécrété par une bourse située dans son abdomen. Nous en fûmes aveuglés. Quand ce nuage se fut dissipé, le calmar avait disparu, et avec lui mon infortuné compatriote !

Quelle rage nous poussa alors contre ces monstres ! On ne se possédait plus. Dix ou douze poulpes avaient envahi la plate-forme et les flancs du Nautilus. Nous roulions pêle-mêle au milieu de ces tronçons de serpents qui tressautaient sur la plate-forme dans des flots de sang et d'encre noire. Il semblait que ces visqueux tentacules renaissaient comme les têtes de l'hydre. Le harpon de Ned Land, à chaque coup, se plongeait dans les yeux glauques des calmars et les crevait. Mais mon audacieux compagnon fut soudain renversé par les tentacules d'un monstre qu'il n'avait pu éviter.

Ah ! comment mon coeur ne s'est-il pas brisé d'émotion et d'horreur ! Le formidable bec du calmar s'était ouvert sur Ned Land. Ce malheureux allait être coupé en deux. Je me précipitai à son secours. Mais le capitaine Nemo m'avait devancé. Sa hache disparut entre les deux énormes mandibules, et miraculeusement sauvé, le Canadien, se relevant, plongea son harpon tout entier jusqu'au triple coeur du poulpe.

" Je me devais cette revanche ! " dit le capitaine Nemo au Canadien.

Ned s'inclina sans lui répondre.

Ce combat avait duré un quart d'heure. Les monstres vaincus, mutilés, frappés à mort, nous laissèrent enfin la place et disparurent sous les flots.

Le capitaine Nemo, rouge de sang, immobile près du fanal, regardait la mer qui avait englouti l'un de ses compagnons, et de grosses larmes coulaient de ses yeux.

 


LE GULF-STREAM

 

Cette terrible scène du 20 avril, aucun de nous ne pourra jamais l'oublier. Je l'ai écrite sous l'impression d'une émotion violente. Depuis, j'en ai revu le récit. Je l'ai lu à Conseil et au Canadien. Ils l'ont trouvé exact comme fait, mais insuffisant comme effet. Pour peindre de pareils tableaux, il faudrait la plume du plus illustre de nos poètes, l'auteur des Travailleurs de la Mer.

J'ai dit que le capitaine Nemo pleurait en regardant les flots. Sa douleur fut immense. C'était le second compagnon qu'il perdait depuis notre arrivée à bord. Et quelle mort ! Cet ami, écrasé, étouffé, brisé par le formidable bras d'un poulpe, broyé sous ses mandibules de fer, ne devait pas reposer avec ses compagnons dans les paisibles eaux du cimetière de corail !

Pour moi, au milieu de cette lutte, c'était ce cri de désespoir poussé par l'infortuné qui m'avait déchiré le coeur. Ce pauvre Français, oubliant son langage de convention, s'était repris à parler la langue de son pays et de sa mère, pour jeter un suprême appel ! Parmi cet équipage du Nautilus, associé de corps et d'âme au capitaine Nemo, fuyant comme lui le contact des hommes. j'avais donc un compatriote ! Était-il seul à représenter la France dans cette mystérieuse association, évidemment composée d'individus de nationalités diverses ? C'était encore un de ces insolubles problèmes qui se dressaient sans cesse devant mon esprit !

Le capitaine Nemo rentra dans sa chambre, et je ne le vis plus pendant quelque temps. Mais qu'il devait être triste, désespéré, irrésolu, si j'en jugeais par ce navire dont il était l'âme et qui recevait toutes ses impressions ! Le Nautilus ne gardait plus de direction déterminée. Il allait, venait, flottait comme un cadavre au gré des lames. Son hélice avait été dégagée, et cependant, il s'en servait à peine. Il naviguait au hasard. Il ne pouvait s'arracher du théâtre de sa dernière lutte, de cette mer qui avait dévoré l'un des siens !

Dix jours se passèrent ainsi. Ce fut le 1er mai seulement que le Nautilus reprit franchement sa route au nord, après avoir eu connaissance des Lucayes à l'ouvert du canal de Bahama. Nous suivions alors le courant du plus grand fleuve de la mer, qui a ses rives, ses poissons et sa température propres. J'ai nommé le Gulf-Stream.

C'est un fleuve, en effet, qui coule librement au milieu de l'Atlantique, et dont les eaux ne se mélangent pas aux eaux océaniennes. C'est un fleuve salé, plus salé que la mer ambiante. Sa profondeur moyenne est de trois mille pieds, sa largeur moyenne de soixante milles. En de certains endroits, son courant marche avec une vitesse de quatre kilomètres à l'heure. L'invariable volume de ses eaux est plus considérable que celui de tous les fleuves du globe.

La véritable source du Gulf-Stream, reconnue par le commandant Maury, son point de départ, si l'on veut. est situé dans le golfe de Gascogne. Là, ses eaux, encore faibles de température et de couleur. commencent à se former. Il descend au sud, longe l'Afrique équatoriale, échauffe ses flots aux rayons de la zone torride, traverse l'Atlantique. atteint le cap San-Roque sur la côte brésilienne, et se bifurque en deux branches dont l'une va se saturer encore des chaudes molécules de la mer des Antilles. Alors, le Gulf-Stream, chargé de rétablir l'équilibre entre les températures et de mêler les eaux des tropiques aux eaux boréales, commence son rôle de pondérateur. Chauffé à blanc dans le golfe du Mexique, il s'élève au nord sur les côtes américaines, s'avance jusqu'à Terre-Neuve, dévie sous la poussée du courant froid du détroit de Davis, reprend la route de l'Océan en suivant sur un des grands cercles du globe la ligne loxodromique, se divise en deux bras vers le quarante-troisième degré, dont l'un, aidé par l'alizé du nord-est, revient au Golfe de Gascogne et aux Açores, et dont l'autre, après avoir attiédi les rivages de l'Irlande et de la Norvège, va jusqu'au-delà du Spitzberg, où sa température tombe à quatre degrés, former la mer libre du pôle.

C'est sur ce fleuve de l'Océan que le Nautilus naviguait alors. A sa sortie du canal de Bahama, sur quatorze lieues de large, et sur trois cent cinquante mètres de profondeur, le Gulf-Stream marche à raison de huit kilomètres à l'heure. Cette rapidité décroît régulièrement à mesure qu'il s'avance vers le nord, et il faut souhaiter que cette régularité persiste, car, si, comme on a cru le remarquer, sa vitesse et sa direction viennent à se modifier, les climats européens seront soumis à des perturbations dont on ne saurait calculer les conséquences.

Vers midi, j'étais sur la plate-forme avec Conseil. Je lui faisais connaître les particularités relatives au Gulf-Stream. Quand mon explication fut terminée, je l'invitai a plonger ses mains dans le courant.

Conseil obéit, et fut très étonné de n'éprouver aucune sensation de chaud ni de froid.

" Cela vient, lui dis-je, de ce que la température des eaux du Gulf-Stream, en sortant du golfe du Mexique. est peu différente de celle du sang. Ce Gulf-Stream est un vaste calorifère qui permet aux côtes d'Europe de se parer d'une éternelle verdure. Et, s'il faut en croire Maury, la chaleur de ce courant, totalement utilisée. fournirait assez de calorique pour tenir en fusion un fleuve de fer fondu aussi grand que l'Amazone ou le Missouri. "

En ce moment, la vitesse du Gulf-Stream était de deux mètres vingt-cinq par seconde. Son courant est tellement distinct de la mer ambiante, que ses eaux comprimées font saillie sur l'Océan et qu'un dénivellement s'opère entre elles et les eaux froides. Sombres d'ailleurs et très riches en matières salines, elles tranchent par leur pur indigo sur les flots verts qui les environnent. Telle est même la netteté de leur ligne de démarcation, que le Nautilus, à la hauteur des Carolines, trancha de son éperon les flots du Gulf-Stream, tandis que son hélice battait encore ceux de l'Océan.

Ce courant entraînait avec lui tout un monde d'êtres vivants. Les argonautes, si communs dans la Méditerranée, y voyageaient par troupes nombreuses. Parmi les cartilagineux, les plus remarquables étaient des raies dont la queue très déliée formait à peu près le tiers du corps, et qui figuraient de vastes losanges longs de vingt-cinq pieds ; puis, de petits squales d'un mètre, à tête grande, à museau court et arrondi, à dents pointues disposées sur plusieurs rangs, et dont le corps paraissait couvert d'écailles.

Parmi les poissons osseux, je notai des labres-grisons particuliers à ces mers, des spares-synagres dont l'iris brillait comme un feu, des sciènes longues d'un mètre, à large gueule hérissée de petites dents. qui faisaient entendre un léger cri des centronotes-nègres dont j'ai déjà parlé, des coriphènes bleus, relevés d'or et d'argent. des perroquets, vrais arcs-en-ciel de l'Océan. qui peuvent rivaliser de couleur avec les plus beaux oiseaux des tropiques des blémies-bosquiens à tête triangulaire. des rhombes bleuâtres dépourvus d'écailles. des batrachoïdes recouverts d'une bande jaune et transversale qui figure un t grec, des fourmillements de petits gohies-hoc pointillés de taches brunes, des diptérodons à tête argentée et à queue jaune, divers échantillons de salmones, des mugilomores, sveltes de taille. brillant d'un éclat doux, que Lacépède a consacrés à l'aimable compagne de sa vie, enfin un beau poisson, le chevalier-américain, qui, décoré de tous les ordres et chamarré de tous les rubans, fréquente les rivages de cette grande nation où les rubans et les ordres sont si médiocrement estimés.

J'ajouterai que, pendant la nuit, les eaux phosphorescentes du Gulf-Stream rivalisaient avec l'éclat électrique de notre fanal, surtout par ces temps orageux qui nous menaçaient fréquemment.

Le 8 mai, nous étions encore en travers du cap Hatteras, à la hauteur de la Caroline du Nord. La largeur du Gulf-Stream est là de soixante-quinze milles, et sa profondeur de deux cent dix mètres. Le Nautilus continuait d'errer à l'aventure. Toute surveillance semblait bannie du bord. Je conviendrai que dans ces conditions, une évasion pouvait réussir. En effet, les rivages habités offraient partout de faciles refuges. La mer était incessamment sillonnée de nombreux steamers qui font le service entre New York ou Boston et le golfe du Mexique, et nuit et jour parcourue par ces petites goëlettes chargées du cabotage sur les divers points de la côte américaine. On pouvait espérer d'être recueilli. C'était donc une occasion favorable, malgré les trente milles qui séparaient le Nautilus des côtes de l'Union.

Mais une circonstance fâcheuse contrariait absolument les projets du Canadien. Le temps était fort mauvais. Nous approchions de ces parages où les tempêtes sont fréquentes, de cette patrie des trombes et des cyclones, précisément engendrés par le courant du Gulf-Stream. Affronter une mer souvent démontée sur un frêle canot, c'était courir à une perte certaine. Ned Land en convenait lui-même. Aussi rongeait-il son frein, pris d'une furieuse nostalgie que la fuite seule eût pu guérir.

" Monsieur, me dit-il ce jour-là, il faut que cela finisse. Je veux en avoir le coeur net. Votre Nemo s'écarte des terres et remonte vers le nord. Mais je vous le déclare j'ai assez du pôle Sud, et je ne le suivrai pas au pôle Nord.

- Que faire, Ned, puisqu'une évasion est impraticable en ce moment ?

- J'en reviens à mon idée. Il faut parler au capitaine. Vous n'avez rien dit, quand nous étions dans les mers de votre pays. Je veux parler, maintenant que nous sommes dans les mers du mien. Quand je songe qu'avant quelques jours, le Nautilus va se trouver à la hauteur de la Nouvelle-Ecosse, et que là, vers Terre-Neuve, s'ouvre une large baie, que dans cette baie se jette le Saint-Laurent et que le Saint-Laurent, c'est mon fleuve à moi le fleuve de Québec, ma ville natale ; quand je songe à cela, la fureur me monte au visage, mes cheveux se hérissent. Tenez, monsieur, je me jetterai plutôt à la mer ! Je ne resterai pas ici ! J'y étouffe ! "

Le Canadien était évidemment à bout de patience. Sa vigoureuse nature ne pouvait s'accommoder de cet emprisonnement prolongé. Sa physionomie s'altérait de jour en jour. Son caractère devenait de plus en plus sombre. Près de sept mois s'étaient écoulés sans que nous eussions eu aucune nouvelle de la terre. De plus, l'isolement du capitaine Nemo, son humeur modifiée, surtout depuis le combat des poulpes, sa taciturnité, tout me faisait apparaître les choses sous un aspect différent. Je ne sentais plus l'enthous


Date: 2016-01-03; view: 664


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