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Deuxième partie : Politique 14 page

 

Il en serait tout autrement si les contacts des Européens avec l'Asie, l'Afrique, l'Océanie, se faisaient sur la base des échanges de culture. Nous avons senti ces dernières années jusqu'au fond de l'âme que la civilisation occidentale moderne, y compris notre conception de la démocratie, est insuf­fisante. L'Europe souffre de plusieurs maladies tellement graves qu'on ose à peine y penser. L'une est la poussée toujours croissante des campagnes vers les villes et des métiers manuels vers les occupations non manuelles, qui menace la base physique de l'existence sociale. Une autre est le chômage. Une autre est la destruction volontaire de produits de première nécessité, comme le blé. Une autre est l'agitation perpétuelle et le besoin constant de distractions. Une autre est la maladie périodique de la guerre totale. À tout cela s'ajoute aujourd'hui l'accoutumance croissante à une cruauté à la fois massive et raffinée, au maniement le plus brutal de la matière humaine. Avec tout cela, nous ne pouvons plus ni dire ni penser que nous ayons reçu d'en haut la mission d'apprendre à vivre à l'univers.

 

Malgré tout cela, nous avons sans doute certaines leçons à donner. Mais nous en avons beaucoup à recevoir de formes de vie qui, si imparfaites soient-elles, portent en tout cas dans leur passé millénaire la preuve de leur stabilité. On les accuse d'être immobiles. En réalité elles sont probablement toutes depuis longtemps décadentes. Mais elles tombent lentement.

 

Le malheur a suscité en nous, Français, une aspiration très vive vers notre propre passé. Ceux qui parlent de la tradition républicaine de la France ne pensent pas à la Troisième République, mais à 1789 et aux mouvements sociaux du début du siècle dernier. Ceux qui parlent de sa tradition chrétienne ne pensent pas à la monarchie, mais au moyen âge. Beaucoup parlent des deux, et le peuvent sans aucune contradiction. Ce passé est nôtre ; mais il a l'inconvénient d'être passé. Il est absent. Les civilisations millénaires d'Orient, malgré de très grandes différences, sont beaucoup plus proches de notre moyen âge que nous ne sommes nous-mêmes. En nous réchauffant au double rayonnement de notre passé et des choses présentes qui en constituent une image transposée, nous pouvons trouver la force de nous préparer un avenir.

 

Il y va du destin de l'espèce humaine. Car de même que l'hitlérisation de l'Europe préparerait sans doute l'hitlérisation du globe terrestre - accomplie soit par les Allemands, soit par leurs imitateurs japonais - de même une américanisation de l'Europe préparerait sans doute une américanisation du globe terrestre. Le second mal est moindre que le premier, mais il vient immé­diatement après. Dans les deux cas, l'humanité entière perdrait son passé. Or le passé est une chose qui, une fois tout à fait perdue, ne se retrouve jamais plus. L'homme par ses efforts fait en partie son propre avenir, mais il ne peut pas se fabriquer un passé. Il ne peut que le conserver.



 

Les Encyclopédistes croyaient que l'humanité n'a aucun intérêt à conserver son passé. Instruits par une expérience cruelle, nous sommes en train de revenir de cette croyance. Mais nous ne posons pas la question en termes assez clairs pour la trancher nettement.

 

Le fond de la question est simple. Si les facultés purement humaines de l'homme suffisent, il n'y a aucun inconvénient à faire table rase de tout le passé et à compter sur les ressources de la volonté et de l'intelligence pour vaincre toute espèce d'obstacle. C'est ce qu'on a cru, et c'est ce qu'au fond personne ne croit plus, excepté les Américains, parce qu'ils n'ont pas encore été étourdis par le choc du malheur.

 

Si l'homme a besoin d'un secours extérieur, et si l'on admet que ce secours est d'ordre spirituel, le passé est indispensable, parce qu'il est le dépôt de tous les trésors spirituels. Sans doute l'opération de la grâce, à la limite, met l'homme en contact direct avec un autre monde. Mais le rayonnement des trésors spirituels du passé peut seul mettre une âme dans l'état qui est la condition nécessaire pour que la grâce soit reçue. C'est pourquoi il n'y a pas de religion sans tradition religieuse, et cela est vrai même lorsqu'une religion nouvelle vient d'apparaître.

 

La perte du passé équivaut à la perte du surnaturel. Quoique ni l'une ni l'autre perte ne soit encore consommée en Europe, l'une et l'autre sont assez avancées pour que nous puissions constater expérimentalement cette corres­pondance.

 

Les Américains n'ont d'autre passé que le nôtre ; ils y tiennent, à travers nous, par des fils extrêmement ténus. Même malgré eux, leur influence va nous envahir et, si elle ne rencontre pas d'obstacle suffisant, leur ôtera leur peu de passé, si l'on peut s'exprimer ainsi, en même temps qu'elle nous privera du nôtre. De l'autre côté l'Orient s'est accroché obstinément à son passé jusqu'à ce que notre influence, moitié par le prestige de l'argent, moitié par celui des armes, soit venu le déraciner à moitié. Mais il ne l'est encore qu'à moitié. Pourtant l'exemple des japonais montre que quand des Orientaux se décident à adopter nos tares, en les ajoutant aux leurs propres, ils les portent à la deuxième puissance.

 

Nous, Européens, nous sommes au milieu. Nous sommes le pivot. Le destin du genre humain tout entier dépend sans doute de nous, pour un espace de temps probablement très bref. Si nous laissons échapper l'occasion, nous sombrerons probablement bientôt non seulement dans l'impuissance, mais dans le néant. Si, tout en gardant le regard tourné vers l'avenir, nous essayons de rentrer en communication avec notre propre passé millénaire ; si dans cet effort nous cherchons un stimulant dans une amitié réelle, fondée sur le respect, avec tout ce qui en Orient est encore enraciné, nous pourrions peut-être préserver d'un anéantissement presque total le passé, et en même temps la vocation spirituelle du genre humain.

 

L'aventure du Père de Foucauld, ramené à la piété, et par suite au Christ, par une espèce d'émulation devant le spectacle de la piété arabe, serait ainsi comme un symbole de notre prochaine renaissance.

 

Pour cela, il faut que les populations dites de couleur, même si elles sont primitives, cessent d'être des populations sujettes. Mais du point de vue esquissé ici, faire avec elles des nations à l'européenne, démocratiques ou non, ne vaudrait pas mieux ; ce serait d'ailleurs une folie, aussi bien dans les cas où c'est possible que dans ceux où c'est impossible. Il n'y a que trop de nations dans le monde.

 

Il n'y a qu'une seule solution, c'est de trouver pour le mot de protection une signification qui ne soit pas un mensonge. Jusqu'ici ce mot n'a été em­ployé que pour mentir. S'il est trop discrédité, on peut lui chercher un synony­me. L'essentiel est de trouver une combinaison par laquelle des populations non constituées en nations, et se trouvant à certains égards dans la dépendance de certains États organisés, soient suffisamment indépendantes à d'autres égards pour pouvoir se sentir libres. Car la liberté, comme le bonheur, se définit avant tout par le sentiment qu'on la possède. Ce sentiment ne peut être ni suggéré par la propagande ni imposé par l'autorité. On peut seulement, et très facilement, forcer les gens à l'exprimer sans l'éprouver. C'est ce qui rend la discrimination très difficile. Le critérium est une certaine intensité de vie morale qui est toujours liée à la liberté.

 

Il y a deux facteurs favorables pour la solution de ce problème. Le premier, c'est qu'il se posera aussi pour les populations faibles d'Europe. Cela peut faire espérer davantage qu'il sera étudié. Ce qu'on peut poser en principe dès maintenant, c'est que, par exemple, la patrie annamite et la patrie tchèque ou norvégienne méritent le même degré de respect.

 

L'autre facteur favorable, c'est que l'Amérique, n'ayant pas de colonies, et par suite pas de préjugés coloniaux, et appliquant naïvement ses critères démocratiques à tout ce qui ne la regarde pas elle-même, considère le système colonial sans sympathie. Elle est sans doute sur le point de secouer sérieuse­ment l'Europe engourdie dans sa routine. Or en prenant le parti des popula­tions soumises par nous, elle nous fournit, sans le comprendre, le meilleur secours pour résister dans l'avenir prochain à sa propre influence. Elle ne le comprend pas ; mais ce qui serait désastreux, ce serait que nous ne le comprenions pas non plus.

 

Tant que la guerre dure, tous les territoires du monde sont avant tout des terrains stratégiques et doivent être traités comme tels. Cela implique la double obligation de ne rien dire qui cause des bouleversements immédiats, et de ne pas non plus ôter toute espérance de changement à des millions d'êtres malheureux que le malheur peut jeter du côté de l'ennemi. C'est d'ailleurs ce double souci qui décide aussi de notre orientation à l'égard des problèmes sociaux en France.

 

Mais en mettant à part toute considération stratégique, du point de vue politique il serait désastreux de prendre publiquement une position qui cristal­lise le statu quo ante. Peut-être la défiance des Américains à notre égard, quand elle ne procède pas de mauvais motifs, vient-elle de cette crainte légiti­me d'une cristallisation qui, en empêchant les problèmes urgents de se poser, ôte tout espoir de les résoudre, jusqu'au moment où une nouvelle catastrophe mondiale les ouvrirait à nouveau.

 

En matière politique et sociale, notre position officielle consiste à être disponibles pour tout ce qui sera juste, possible et conforme à la volonté du peuple français. Cette position ne peut être tenue que si elle vaut pour tous les problèmes sans exception, avec cette différence que dans tous les problèmes concernant les relations avec des populations non françaises, quelles qu'elles soient, la volonté du peuple français doit être composée, en un compromis qui fasse équilibre, avec la volonté de ces populations et celle des grandes nations qui, après avoir remporté la victoire, auront plus ou moins la responsabilité de l'ordre dans le monde.

 

Jusqu'à une date récente, la France a été une grande nation. Elle ne l'est pas en ce moment. Elle le redeviendra rapidement si elle est capable de faire rapidement le nécessaire à cet effet. Il est naturel que nous en ayons tous l'espérance. Mais elle ne l'est pas de droit divin. Il n'y a pas plus de hiérarchie de droit divin en matière internationale qu'en matière politique. La reconnais­sance de cette vérité est compatible avec le patriotisme le plus intense.

 

La grandeur passée de la France est venue surtout de son rayonnement spirituel et de l'aptitude qu'elle semblait posséder à ouvrir des routes au genre humain.

 

Peut-être peut-elle retrouver quelque chose de cela, même avant d'avoir récupéré aucune puissance, même avant la libération du territoire. Prostrée, étendue à terre, encore à demi assommée, peut-être peut-elle quand même essayer de commencer de nouveau à penser le destin du monde. Non pas en décider, car elle n'a aucune autorité pour cela. Le penser, ce qui est tout à fait différent.

 

Ce serait peut-être là le meilleur stimulant, le meilleur chemin pour retrou­ver le respect de soi-même.

 

La première condition, c'est de se garder absolument de rien cristalliser d'avance en aucun domaine.


 

Simone Weil : Écrits historiques et politiques.

Deuxième partie : Politique

Appendice

(Ébauches et variantes

 

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Simone Weil : Écrits historiques et politiques.

Deuxième partie : Politique

 

Appendice (ébauches et variantes)

 

 

Un petit point d'histoire

(Lettre au Temps) [4]

(1939)

 

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Monsieur le Directeur,

 

Dans un article du 9 novembre intitulé « La question d'Épire dans les rapports italo-grecs », votre collaborateur Albert Mousset écrit que les soldats italiens « ont repris la tradition de la Rome de Paul-Émile ».

 

L'évocation du souvenir de Paul-Émile en cette matière a une signification que, d'après le contexte, votre collaborateur ignore probablement. Car l’action de Paul-Émile en Épire - pays qui comprenait d'ailleurs à cette époque le sud de l'Albanie actuelle - mérite de ne pas être oubliée.

 

On lit dans un fragment de Polybe (cité par Strabon, VII, 322) : « Paul-Émile, après la défaite de la Macédoine et de Persée, détruisit soixante-dix villes d'Épire ; il y fit cent cinquante mille esclaves. »

 

Tite-Live, Plutarque, Appien ont raconté comment il s'y est pris. Je cite Appien (Ill. IX) :

 

« Paul-Émile, après avoir capturé Persée, obéissant à un sénatus-consulte secret, passa exprès, en revenant vers Rome, près de soixante-dix villes qui lui appartenaient. [Lui désigne le roi Gentius qui, ayant déclaré la guerre à Rome, avait été vaincu et pris captif en une campagne de vingt jours.] Les habitants prirent peur ; Paul-Émile promit qu'on leur pardonnerait le passé s'ils livraient tout ce qu'ils possédaient d'or et d'argent. Ils s'y engagèrent. Paul-Émile envoya dans chacune de ces villes un détachement de son armée ; il convint avec les chefs d'une date, la même pour tous, et leur enjoignit de faire proclamer à l'aube du jour fixé, dans chaque ville, l'ordre d'apporter l'argent sur la place publique dans un délai de trois heures ; puis, le délai écoulé, de livrer le reste au pillage. C'est ainsi que Paul-Émile fit le sac de soixante-dix villes en une seule heure. »

 

Un léger effort d'imagination permet de se représenter ces soixante-dix villes, peuplées en moyenne d'un peu plus de deux mille habitants chacune, dans une région maintenant si pauvre ; de se représenter dans ces villes des gens paisibles, qui croyaient avoir acheté, au prix du sacrifice de leur fortune, une pleine sécurité. Sans crainte, se fiant à la promesse solennelle d'un général romain, ils ont ouvert eux-mêmes leurs portes aux soldats ; et en un moment toutes les familles, des plus humbles aux plus honorées, sont transformées en un amas de corps destinés à être dispersés dans tous les coins de l'empire pour y exécuter les volontés d'un maître. Car c'est bien de cela qu'il s'agit. Les Grecs ont un mot pour exprimer la servitude politique d'un pays soumis par la conquête, et un mot différent pour exprimer la condition des esclaves vendus à l'encan. C'est de ce second mot que se sert Polybe. Cent cinquante mille hommes, femmes, enfants, possédant tous une position élevée ou basse dans la cité, ayant tous droit à des égards plus ou moins grands, se croyant tous assurés de conserver cette position et ces droits, furent transformés en un instant en bétail. Soixante-dix cités furent anéanties en un instant, et tout cela par le procédé si simple qui consiste à violer la parole donnée. Telle est la marque que Paul-Émile laissa dans l'Épire.

 

Espérant que vous regarderez comme moi ce petit point d'histoire comme susceptible d'intéresser vos lecteurs, je vous prie, M. le Directeur, de bien vouloir agréer l'assurance de ma considération distinguée.

 

Simone WEIL,

agrégée de l'Université.

 


 

 

Simone Weil : Écrits historiques et politiques.

Deuxième partie : Politique

 

Appendice (ébauches et variantes)

 

 

Note sur les récents événements d’Allemagne (Variante)

(25 novembre 1932)

 

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Date: 2015-12-24; view: 764


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