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Deuxième partie : Politique 13 page

 

Si vraiment ce critérium est valable pour la France, s'il est réel, il ne doit pas y en avoir un autre pour les colonies.

 

Cela suppose non un maintien, mais une suspension du statu quo jusqu'à ce que le problème colonial ait été repensé, ou plutôt pensé. Car il n'y a jamais eu en France de doctrine coloniale. Il ne pouvait pas y en avoir. Il y a eu des pratiques coloniales.

 

Pour penser ce problème, il y a trois tentations à surmonter. La première est le patriotisme, qui incline à préférer son pays à la justice, ou à admettre qu'il n'y a jamais lieu en aucun cas de choisir entre l'un et l'autre. S'il y a dans la patrie quelque chose de sacré, nous devons reconnaître qu'il y a des peuples que nous avons privés de leur patrie. S'il n'y a rien de tel, nous ne devons pas tenir compte de notre pays quand il se pose un problème de justice.

 

La seconde tentation, c'est le recours aux compétences. Les compétences, en cette matière, ce sont les coloniaux. Ils sont partie dans le problème. Même, si le problème était posé à fond, ils pourraient devenir accusés. Leur jugement n'est pas impartial. D'ailleurs, s'ils ont quitté la France pour les colonies, c'est dans beaucoup de cas que d'avance le système colonial les attirait. Une fois là-bas surtout, leur situation leur a fait subir une trans­formation. Le langage des indigènes même les plus révoltés est un document moins accablant pour la colonisation que celui de beaucoup de coloniaux.

 

Les indigènes qui viennent en France aiment bien mieux avoir affaire, toutes les fois qu'ils peuvent, à des Français de France qu'à des coloniaux. Cette compétence n'est pas appréciée par eux. Mais en fait on les renvoie toujours à des coloniaux. Le prestige des compétences est tel en France que lorsque des indigènes hasardent une plainte contre un acte d'oppression, souvent cette plainte, de bureau en bureau, retourne à celui même contre qui elle était portée, et il en tire vengeance. On a tendance à faire la même opération à une grande échelle.

 

Non seulement cette compétence est viciée, mais elle est très fragmentaire. Elle l'est souvent dans l'espace, en ce sens que beaucoup connaissent un coin de l'Empire et généralisent. Elle l'est surtout dans le temps. Excepté au Maroc, où certains Français sont devenus réellement amoureux de la culture arabe - et ce milieu, soit dit en passant, commence à constituer une source de renou­vellement pour la culture française - les Français coloniaux ne sont généra­lement pas curieux de l'histoire des pays où ils se trouvent. Le seraient-ils que l'administration française ne fait rien pour rendre une telle étude possible.



 

Comment prétendre qu'on comprend si peu que ce soit à un peuple quand on oublie qu'il a un passé ? Nous, Français, ne cherchons-nous pas notre inspi­ration dans le passé de la France ? Croit-on qu'elle est seule à en avoir un ?

 

La troisième tentation est la tentation chrétienne. La colonisation consti­tuant un milieu favorable pour les missions, les chrétiens sont tentés de l'aimer pour cette raison, même quand ils en reconnaissent les tares.

 

Mais, sans discuter la question - qui pourtant mériterait l'examen - de savoir si un Hindou, un Bouddhiste, un musulman ou un de ceux qu'on nomme païens n'a pas dans sa propre tradition un chemin vers la spiritualité que lui proposent les Églises chrétiennes, en tout cas le Christ n'a jamais dit que les bateaux de guerre doivent accompagner même de loin ceux qui annoncent la bonne nouvelle. Leur présence change le caractère du message. Le sang des martyrs peut difficilement conserver l'efficacité surnaturelle qu'on lui attribue quand il est vengé par les armes. On veut avoir plus d'atouts dans son jeu qu'il n'est permis à l'homme quand on veut avoir à la fois César et la Croix.

 

Les plus fervents des laïques, des francs-maçons, des athées, aiment la colonisation pour une raison diamétralement contraire, mais mieux fondée dans les faits. Ils l'aiment comme une extirpeuse de religions, ce qu'elle est effectivement ; le nombre des gens à qui elle fait perdre leur religion l'emporte de loin sur le nombre des gens à qui elle en apporte une nouvelle. Mais ceux qui comptent sur elle pour répandre ce qu'on appelle la foi laïque se trompent aussi. La colonisation française entraîne bien, d'une part une influence chré­tienne, d'autre part une influence des idées de 1789. Mais les deux influences sont relativement faibles et passagères. Il ne peut pas en être autrement, étant donné le mode de propagation de ces influences, et la distance exagérée entre la théorie et la pratique. L'influence forte et durable est dans le sens de l'incrédulité, ou plus exactement du scepticisme.

 

Le plus grave est que, comme l'alcoolisme, la tuberculose et quelques autres maladies, le poison du scepticisme est bien plus virulent dans un terrain naguère indemne. Nous ne croyons malheureusement pas à grand-chose. Nous fabriquons à notre contact une espèce d'hommes qui ne croit à rien. Si cela continue, nous en subirons un jour le contre-coup, avec une brutalité dont le Japon nous donne seulement un avant-goût.

 

On ne peut pas dire que la colonisation fasse partie de la tradition fran­çaise. C'est un processus qui s'est accompli en dehors de la vie du peuple français. L'expédition d'Algérie a été d'un côté une affaire de prestige dynastique ; de l'autre une mesure de police méditerranéenne ; comme il arrive souvent, la défense s'est transformée en conquête. Plus tard l'acquisition de la Tunisie et du Maroc ont été, comme disait un de ceux qui ont pris une grande part à la seconde, surtout un réflexe de paysan qui agrandit son lopin de terre. La conquête de l'Indochine a été une réaction de revanche contre l'humiliation de 1870. N'ayant pas su résister aux Allemands, nous sommes allés en compensation priver de sa patrie, en profitant de troubles passagers, un peuple de civilisation millénaire, paisible et bien organisé. Mais le gouvernement de jules Ferry a accompli cet acte en abusant de ses pouvoirs et en bravant ouvertement l'opinion publique française ; d'autres parties de la conquête ont été exécutées par des officiers ambitieux et dilettantes qui désobéissaient aux ordres formels de leurs chefs.

 

Les îles d'Océanie ont été prises au hasard de la navigation, sur l'initiative de tel ou tel officier, et livrées à une poignée de gendarmes, de missionnaires et de commerçants, sans que le pays s'y soit jamais intéressé.

 

Ce n'est guère que la colonisation en Afrique noire qui a provoqué l'intérêt public. C'était aussi la plus justifiable, étant donné l'état de ce malheureux continent, dont on ignore presque entièrement quelle fut l'histoire, mais où les blancs avaient en tout cas causé tous les ravages possibles depuis quatre siècles, avec leurs armes à feu et leur commerce d'esclaves. Cela n'empêche pas qu'il y ait un problème non résolu de l'Afrique noire.

 

On ne peut pas dire que le statu quo soit une réponse aux problèmes de l'Empire français. Et il y a une autre chose encore qu'on ne peut ni dire ni penser. C'est que ce problème concerne seulement le peuple français. Ce serait exactement aussi légitime que la prétention analogue de Hitler sur l'Europe centrale. Ce problème concerne, en dehors du peuple français, le monde entier, et avant tout les populations sujettes.

 

La force sur laquelle repose un empire colonial, c'est une flotte de guerre. La France a perdu presque toute la sienne. On ne peut pas dire qu'elle l'ait sacrifiée ; elle l'a perdue du fait de l'ennemi, qui s'en serait emparé si elle n'avait été détruite. Dès lors la France dépendra après la victoire, pour ses relations avec l'Empire, des pays qui ont une flotte. Comment ces pays n'auraient-ils pas voix au chapitre dans tout grand problème concernant l'Empire ? Si c'est la force qui décide, la France a perdu la sienne ; si c'est le droit, la France n'a jamais eu celui de disposer du destin de populations non françaises. En aucun sens, ni en droit ni en fait, on ne peut dire que les territoires habités par ces populations sont la propriété de la France.

 

La plus grande faute que pourrait commettre actuellement la France libre serait de vouloir, le cas échéant, maintenir cette prétention comme un absolu devant l'Amérique. Il ne peut rien y avoir de pire qu'une attitude radicalement opposée à la fois à l'idéal et à la réalité. Une attitude opposée à l'un des deux et conforme à l'autre a déjà de grands inconvénients ; mais l'autre les a tous.

 

Il faut regarder le problème colonial comme un problème nouveau. Deux idées essentielles peuvent y jeter quelque lumière.

 

La première idée, c'est que l'hitlérisme consiste dans l'application par l'Allemagne au continent européen, et plus généralement aux pays de race blanche, des méthodes de la conquête et de la domination coloniales. Les Tchèques les premiers ont signalé cette analogie quand, protestant contre le protectorat de Bohême, ils ont dit : « Aucun peuple européen n'a jamais été soumis à un tel régime. » Si on examine en détail les procédés des conquêtes coloniales, l'analogie avec les procédés hitlériens est évidente. On peut en trouver un exemple dans les lettres écrites par Lyautey de Madagascar. L'excès d'horreur qui depuis quelque temps semble distinguer la domination hitlérienne de toutes les autres s'explique peut-être par la crainte de la défaite. Il ne doit pas faire oublier l'analogie essentielle des procédés, d'ailleurs venus les uns et les autres du modèle romain.

 

Cette analogie fournit une réponse toute faite à tous les arguments en faveur du système colonial. Car tous ces arguments, les bons, les moins bons et les mauvais, sont employés par l'Allemagne, avec le même degré de légi­timité, dans sa propagande concernant l'unification de l'Europe.

 

Le mal que l'Allemagne aurait fait à l'Europe si l'Angleterre n'avait pas empêché la victoire allemande, c'est le mal que fait la colonisation, c'est le déracinement. Elle aurait privé les pays conquis de leur passé. La perte du passé, c'est la chute dans la servitude coloniale.

 

Ce mal que l'Allemagne a vainement essayé de nous faire, nous l'avons fait à d'autres. Par notre faute, de petits Polynésiens récitent à l'école : « Nos ancêtres les Gaulois avaient les cheveux blonds, les yeux bleus... » Alain Gerbault a décrit dans des livres qui ont été très lus, mais n'ont eu aucune influence, comment nous faisons littéralement mourir de tristesse ces popula­tions en leur interdisant leurs coutumes, leurs traditions, leurs fêtes, toute leur joie de vivre.

 

Par notre faute, les étudiants et les intellectuels annamites ne peuvent pas, sauf de rares exceptions, pénétrer dans la bibliothèque qui contient tous les documents relatifs à l'histoire de leur pays. L'idée qu'ils se font de leur patrie avant la conquête, ils la tiennent de leurs pères. Cette idée est, à tort ou à raison, celle d'un État paisible, sagement administré, où le surplus de riz était conservé dans des entrepôts pour être distribué en temps de famine, contrairement à la pratique plus récente d'exporter le riz du sud pendant que la famine ravage les populations du nord. La machine de l'État reposait entière­ment sur les concours, auxquels toutes les classes sociales pouvaient prendre part. Il suffisait d'avoir étudié, et on le pouvait même sans fortune et dans un lointain village. Les concours avaient lieu tous les trois ans. Les candidats s'assemblaient dans une prairie, et pendant trois jours composaient un essai sur un thème donné, généralement tiré de la philosophie chinoise classique. Les concours avaient des degrés de difficulté différents, et on passait de degré en degré. Chaque concours fournissait le milieu dans lequel étaient choisis les fonctionnaires de la dignité correspondante, et au concours le plus élevé correspondait la dignité de premier ministre ; l'empereur n'était pas libre de prendre un premier ministre ailleurs. Il y avait un très haut degré de décen­tralisation dans l'administration et dans la culture ; il y en a des traces même maintenant dans certains villages du nord du Tonkin, où les paysans connaissent les caractères chinois et improvisent de la poésie au cours des grandes fêtes.

 

Ce tableau est peut-être embelli, mais il faut avouer qu'il correspond à l'impression que donnent certaines lettres de missionnaires au XVIIe siècle. En tout cas, quelle qu'y soit la part de légende, ce passé est le passé de ce peuple, et il ne saurait trouver d'inspiration ailleurs. Il en est déjà presque entièrement déraciné, mais non pas entièrement. Si, une fois les japonais chassés, il retombe sous la domination européenne, le mal sera sans remède.

 

Quelque soulagement que doive probablement causer le départ des japo­nais, une continuation de la domination française ne serait sans doute pas subie sans horreur, à cause des atrocités qui, d'après des témoignages concor­dants, ont été commises par les Français pour réprimer une rébellion au moment de l'accord franco-japonais. D'après l'un de ces témoignages, des villages auraient été anéantis par des bombardements aériens, et des milliers de personnes, accusées d'être les familles des rebelles, mises sur des pontons et coulées. Quoique ces atrocités, si elles sont exactes, aient été commises par les hommes de Vichy, la population annamite ne fera pas la distinction.

 

En privant les peuples de leur tradition, de leur passé, par suite de leur âme, la colonisation les réduit à l'état de matière humaine. Les populations des pays occupés ne sont pas autre chose aux yeux des Allemands. Mais on ne peut pas nier que la plupart des coloniaux n'aient la même attitude envers les indigènes. Le travail forcé a été extrêmement meurtrier dans l'Afrique noire française, et la méthode des déportations massives y a été pratiquée pour peupler la boucle du Niger. En Indochine, le travail forcé existe dans les plantations sous des déguisements transparents ; les fuyards sont ramenés par la police et parfois, comme châtiment, exposés aux fourmis rouges ; un Français, ingénieur dans une de ces plantations, disait au sujet des coups qui y sont la punition la plus ordinaire : « Même si on se place du point de vue de la bonté, c'est le meilleur procédé, car, comme ils sont à l'extrême limite de la fatigue et de la faim, toute autre punition serait plus cruelle. » Un Cambod­gien, domestique d'un gendarme français, disait : « Je voudrais être le chien du gendarme ; on lui donne à manger et il n'est pas battu. »

 

Dans notre lutte contre l'Allemagne, nous pouvons avoir deux attitudes. Quelle que soit la nécessité de l'union, il faut absolument choisir, rendre le choix public et l'exprimer dans les actes. Nous pouvons regretter que l'Alle­magne ait accompli ce que nous aurions désiré voir accomplir par la France. C'est ainsi que quelques jeunes Français disent qu'ils sont derrière le général de Gaulle pour les mêmes motifs qui les rangeraient derrière Hitler s'ils étaient Allemands. Ou bien nous pouvons avoir horreur non de la personne ou de la nationalité, mais de l'esprit, des méthodes, des ambitions de l'ennemi. Nous ne pouvons guère faire que le second choix. Autrement il est inutile de parler de la Révolution française ou du christianisme. Si nous faisons ce choix, il faut le montrer par toutes nos attitudes.

 

Lutter contre les Allemands, ce n'est pas une preuve suffisante que nous aimons la liberté. Car les Allemands ne nous ont pas seulement enlevé notre liberté. Ils nous ont enlevé aussi notre puissance, notre prestige, notre tabac, notre vin et notre pain. Des mobiles mélangés soutiennent notre lutte. La preuve décisive serait de favoriser tout arrangement assurant une liberté au moins partielle à ceux à qui nous l'avons enlevée. Nous pourrions ainsi persuader non seulement aux autres, mais à nous-mêmes, que nous sommes vraiment inspirés par un idéal.

 

L'analogie entre l'hitlérisme et l'expansion coloniale, en nous dictant du point de vue moral l'attitude à prendre, fournit aussi la solution pratique la moins mauvaise. L'expérience des dernières années montre qu'une Europe formée de nations grandes et petites, toutes souveraines, est impossible. La nationalité est un phénomène indécis sur une grande partie du territoire européen. Même dans un pays comme la France, l'unité nationale a subi un choc assez rude ; Bretons, Lorrains, Parisiens, Provençaux ont une conscience bien plus aiguë qu'avant la guerre d'être différents les uns des autres. Malgré plusieurs inconvénients, cela est loin d'être un mal, En Allemagne, les vainqueurs s'efforceront d'affaiblir le plus possible le sentiment d'unité nationale. Très probablement une partie de la vie sociale en Europe sera morcelée à une échelle beaucoup plus petite que l'échelle nationale ; une autre partie sera unifiée à une échelle beaucoup plus grande ; la nation ne sera qu'un des cadres de la vie collective, au lieu d'être pratiquement tout, comme au cours des vingt dernières années. Pour les pays faibles, mais à longue tradition accompagnée d'une conscience aiguë, comme la Bohême, la Hollande, les pays scandinaves, il sera nécessaire d'élaborer un système d'indépendance combinée avec une protection militaire extérieure. Ce système peut être appliqué tel quel dans d'autres continents. Il va de soi qu'en ce cas l'Indochine serait, comme elle a toujours été, dans l'orbite de la Chine. La partie arabe de l'Afrique pourrait retrouver une vie propre sans perdre toute espèce de lien avec la France. Quant à l'Afrique noire, il semble raisonnable que pour les problèmes d'ensemble elle dépende tout entière de l'Europe tout entière, et que pour tout le reste elle reprenne une vie heureuse village par village.

 

La seconde idée qui peut éclairer le problème colonial, c'est que l'Europe est située comme une sorte de moyenne proportionnelle entre l'Amérique et l'Orient. Nous savons très bien qu'après la guerre l'américanisation de l'Europe est un danger très grave, et nous savons très bien ce que nous perdrions si elle se produisait. Or ce que nous perdrions, c'est la partie de nous-mêmes qui est toute proche de l'Orient.

 

Nous regardons les Orientaux, bien à tort, comme des primitifs et des sauvages, et nous le leur disons. Les Orientaux nous regardent, non sans quelques motifs, comme des barbares, mais ne le disent pas. De même nous avons tendance à regarder l'Amérique comme n'ayant pas une vraie civilisa­tion, et les Américains à croire que nous sommes des primitifs.

 

Si un Américain, un Anglais et un Hindou sont ensemble, les deux pre­miers ont en commun ce que nous nommons la culture occidentale, c'est-à-dire une certaine participation à une atmosphère intellectuelle composée par la science, la technique et les principes démocratiques. À tout cela l'Hindou est étranger. En revanche l'Anglais et lui ont en commun quelque chose dont l'Américain est absolument privé. Ce quelque chose, c'est un passé. Leurs passés sont différents, certes. Mais beaucoup moins qu'on ne le croit. Le passé de l'Angleterre, c'est le christianisme, et auparavant un système de croyances probablement proche de l'hellénisme. La pensée hindoue est très proche de l'un et de l'autre.

 

Nous autres Européens en lutte contre l'Allemagne, nous parlons beaucoup aujourd'hui de notre passé. C'est que nous avons l'angoisse de le perdre. L'Allemagne a voulu nous l'arracher ; l'influence américaine le menace. Nous n'y tenons plus que par quelques fils. Nous ne voulons pas que ces fils soient coupés. Nous voulons nous y réenraciner. Or ce dont nous avons trop peu conscience, c'est que notre passé nous vient en grande partie d'Orient.

 

C'est devenu un lieu commun de dire que notre civilisation, étant d'origine gréco-latine, s'oppose à l'Orient. Comme beaucoup de lieux communs, c'est là une erreur. Le terme gréco-latin ne veut rien dire de précis. L'origine de notre civilisation est grecque. Nous n'avons reçu des Latins que la notion d'État, et l'usage que nous en faisons donne à penser que c'est un mauvais héritage. On dit qu'ils ont inventé l'esprit juridique ; mais la seule chose certaine là-dessus, c'est que leur système juridique est le seul qui se soit conservé. Depuis qu'on connaît un code babylonien vieux de quatre mille ans, on ne peut plus croire qu'ils aient eu un monopole. Dans tout autre domaine, leur apport créateur a été nul.

 

Quant aux Grecs, source authentique de notre culture, ils avaient reçu ce qu'ils nous ont transmis. Jusqu'à ce que l'orgueil des succès militaires les ait rendus impérialistes, ils l'ont avoué ouvertement. Hérodote est on ne peut plus clair à ce sujet. Il y avait, avant les temps historiques, une civilisation méditerranéenne dont l'inspiration venait avant tout d'Égypte, en second lieu des Phéniciens. Les Hellènes sont arrivés sur les bords de la Méditerranée comme une population de conquérants nomades presque sans culture propre. Ils ont imposé leur langue, mais reçu la culture du pays conquis. La culture grecque a été le fait soit de cette assimilation des Hellènes, soit de la persis­tance des populations antérieures, non helléniques. La guerre de Troie a été une guerre où l'un des deux camps représentait la civilisation, et ce camp, c'était Troie. On sent par l'accent de l'Iliade que le poète le savait. La Grèce dans son ensemble a toujours eu envers l'Égypte une attitude de respect filial.

 

L'origine orientale du christianisme est évidente. Qu'on ait à l'égard du christianisme une attitude croyante ou agnostique, dans les deux cas il est certain que comme fait historique il a été préparé par les siècles antérieurs. En dehors de la Judée, qui est un pays d'Orient, les courants de pensée qui y ont contribué venaient d'Égypte, de Perse, peut-être de l'Inde, et surtout de Grèce, mais de la partie de la pensée grecque directement inspirée par l'Égypte et la Phénicie.

 

Quant au moyen âge, les moments brillants du moyen âge ont été ceux ou la culture orientale est venue de nouveau féconder l'Europe, par l'intermédiaire des Arabes et aussi par d'autres voies mystérieuses, puisqu'il y a eu des infiltrations de traditions persanes. La Renaissance aussi a été en partie causée par le stimulant des contacts avec Byzance.

 

À d'autres moments de l'histoire, certaines influences orientales ont pu être des facteurs de décomposition. C'était le cas à Rome ; c'est le cas de nos jours. Mais, dans les deux cas, il s'agit d'un pseudo-orientalisme fabriqué par et pour des snobs, et non pas de contact avec les civilisations d'Orient authentiques.

 

En résumé, il semble que l'Europe ait périodiquement besoin de contacts réels avec l'Orient pour rester spirituellement vivante. Il est exact qu'il y a en Europe quelque chose qui s'oppose à l'esprit d'Orient, quelque chose de spécifiquement occidental. Mais ce quelque chose se trouve à l'état pur et à la deuxième puissance en Amérique et menace de nous dévorer.

 

La civilisation européenne est une combinaison de l'esprit d'Orient avec son contraire, combinaison dans laquelle l'esprit d'Orient doit entrer dans une proportion assez considérable. Cette proportion est loin d'être réalisée aujourd'hui. Nous avons besoin d'une injection d'esprit oriental.

 

L'Europe n'a peut-être pas d'autre moyen d'éviter d'être décomposée par l'influence américaine qu'un contact nouveau, véritable, profond avec l'Orient. Actuellement, si on met ensemble un Américain, un Anglais et un Hindou, l'Américain et l'Anglais fraterniseront extérieurement, tout en se regardant chacun comme très supérieur à l'autre, et laisseront l'Hindou seul. L'apparition progressive d'une atmosphère où les réflexes soient différents est peut-être spirituellement une question de vie ou de mort pour l'Europe.

 

Or la colonisation, loin d'être l'occasion de contacts avec des civilisations orientales, comme ce fut le cas pour les Croisades, empêche de tels contacts. Le milieu très restreint et très intéressant des arabisants français est peut-être la seule exception. Pour des Anglais vivant en Inde, pour les Français vivant en Indochine, le milieu humain est constitué par les blancs. Les indigènes font partie du décor.

 

Encore les Anglais ont-ils une position cohérente. Ils font des affaires et c'est tout. Les Français, qu'ils le veuillent ou nan, transportent partout les principes de 1789. Dès lors il ne peut arriver que deux choses. Ou les indigè­nes se sentent choqués dans leur attachement à leur propre tradition par cet apport étranger. Ou ils adoptent sincèrement ces principes et sont révoltés de n'en pas avoir le bénéfice. Si étrange que cela puisse paraître, ces deux réactions hostiles existent souvent chez les mêmes individus.


Date: 2015-12-24; view: 694


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