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Deuxième partie : Politique 12 page

 

Un autre moyen, celui qui se présente le glus naturellement à l'esprit, est une révolte victorieuse. Mais il est difficile qu'une révolte coloniale soit victorieuse. Le nombre serait du côté des révoltés ; mais le monopole de la technique et des armes les plus modernes pèse plus lourd dans la balance des forces. Une guerre qui absorberait les forces armées de la nation colonisatrice peut présenter peut-être des possibilités d'émancipation violente ; mais même en pareil cas une révolte n'arriverait que difficilement à réussir, et surtout elle serait singulièrement menacée par les ambitions des autres nations en armes. D'une manière générale, en supposant qu'une révolte armée soit heureuse, l'acquisition et le maintien de l'indépendance dans de telles conditions, la nécessité d'assurer la défense à la fois contre la nation qui commandait naguè­re et contre les autres convoitises, exigeraient une telle tension morale, une mise en jeu si intensive de toutes les ressources matérielles que la population risquerait de n'y gagner ni bien-être ni liberté. Sans doute l'indépendance nationale est un bien ; mais quand elle suppose une telle soumission à l'État que la contrainte, l'épuisement et la faim soient aussi grands que sous une domination étrangère, elle est vaine. Nous ne voulons pas, nous, Français, mettre un tel prix à la défense de notre indépendance nationale ; pourquoi serait-il désirable que les populations des colonies mettent un tel prix à l'acquisition de la leur ?

 

 

*

 

 

Il semble qu'il n'y ait pas d'issue, et pourtant il y en a une. Il existe une troisième possibilité. C'est que la nation colonisatrice ait intérêt elle-même à émanciper progressivement ses propres colonies, et qu'elle comprenne cet intérêt. Or, les conditions d'une telle solution existent. Le jeu des forces internationales fait que la France a intérêt, un intérêt urgent, évident, à trans­former ses sujets en collaborateurs. Il faut qu'elle comprenne cet intérêt ; ici, la propagande peut s'employer.

 

Pour qui regarde seulement l'Europe, il est regrettable à bien des égards que la paix n'ait pu se maintenir qu'au prix des concessions de Munich. C'est affreux pour ceux des Allemands des Sudètes que ne séduit pas le régime hitlérien ; c'est fort douloureux pour la Tchécoslovaquie, qui n'a plus qu'une ombre d'indépendance nationale ; c'est amer pour les États démocratiques, dont le prestige et par suite la sécurité apparaissent amoindris. Mais si on regarde l'Asie et l'Afrique, les accords de Munich ouvrent des espérances jusque-là chimériques. La France, dont la position en Europe a subi une si grave atteinte, ne se maintient au rang des grandes puissances que par son Empire. Mais ce qui lui reste de force et de prestige ne peut plus lui suffire à conserver cet Empire si ceux qui le composent ne désirent pas eux-mêmes y demeurer.



 

Les revendications de l'Allemagne concernant ses anciennes colonies ne touchent qu'un aspect partiel et secondaire de ce problème. Nul ne sait quand elle posera officiellement ces revendications, ni quelles revendications plus étendues pourront suivre. Mais dès aujourd’hui l'Empire français est l'objet des convoitises de l'Allemagne et de ses alliés. L'Allemagne a toujours considéré comme abusif - non sans motifs - le protectorat français sur le Maroc ; l'Italie a depuis longtemps les yeux sur la Tunisie ; le Japon désire l'Indochine. La France ne possède pas la puissance nécessaire pour défendre de si vastes territoires si les populations intéressées lui sont dans le for intérieur hostiles, ou même si elles assistent au conflit d'ambitions en simples spectatrices.

 

Certaine fable de La Fontaine sur l'Âne et son maître est utile à relire en l'occurrence. Tout le monde en France la connaît ; il n'est que de songer à l'appliquer. Quand même tous les Français des colonies adopteraient soudain les procédés les plus humains, les plus bienveillants, les plus désintéressés, cela ne suffirait pas à susciter dans l'Empire les sentiments nécessaires à la sécurité de la France. Il est indispensable que les sujets de la France aient quelque chose à eux qu'une autre domination risquerait de leur faire perdre ; et à cet effet il est indispensable qu'ils cessent d'être des sujets, autrement dit des êtres passifs, bien ou mal traités, mais entièrement soumis au traitement qu'on leur accorde. Il faut qu'ils entrent effectivement, et bientôt, et assez rapide­ment, dans le chemin qui mène de la situation de sujet à celle de citoyen.

 

*

 

Il n'est pas question de faire des colonies, tout d'un coup, des États indépendants. Une telle métamorphose serait sans doute sans lendemain ; mais de toute façon, aucun gouvernement français, de quelque parti qu'il se récla­me, n'y songerait. Il y aurait à examiner des modalités d'autonomie adminis­trative, de collaboration au pouvoir politique et militaire, de défense économique. Ces modalités différeraient nécessairement selon les colonies. Les mêmes solutions ne sont pas applicables sans doute aux Annamites, qui n'ont pas attendu l'invasion française pour être un peuple hautement civilisé, et à tels territoires du centre de l'Afrique. Le passé, les mœurs, les croyances doivent entrer en ligne de compte. Mais quelles que soient les modalités, le succès n'est possible que si elles s'inspirent de la même nécessité urgente : les populations des colonies doivent participer activement et en vue de leur propre intérêt à la vie politique et économique de leurs pays.

 

En ce qui concerne la France, il n'est pas sûr qu'une telle politique, même rapidement et intelligemment appliquée, puisse être efficace. Il est peut-être trop tard. S'il est vrai, par exemple, que sur les millions d'habitants du Nord Annam et du Tonkin neuf familles sur dix environ avaient perdu au moins un de leurs membres à cause de la répression de 1931, ces millions d'hommes ne pardonneront peut-être pas facilement. Mais ce qui est à peu près certain, c'est que cette politique offre à la France l'unique chance de conserver son rang de grande puissance que presque tous les hommes politiques jugent indispensable à sa sécurité.

 

En revanche, en ce qui concerne les colonies, une telle politique, si elle est effectivement suivie, sera efficace dans tous les cas. Soit que les populations colonisées, à la suite d'une émancipation partielle, forment ou non des senti­ments favorables au maintien de l'Empire français ; soit qu'elles demeurent, dans l'avenir prochain, sous la domination française ou passent sous une autre domination ; dans tous les cas, les libertés acquises leur donneront des possi­bilités de se défendre contre n'importe quelle oppression et des possibilités d'aller vers une émancipation complète qu'elles ne possèdent pas actuellement. Elles sont présentement désarmées et à la merci de quiconque demeure parmi elles avec des armes. Il n'y a aucun doute, par exemple, que si le Japon s'emparait présentement de l'Indochine, il profiterait de l'état d'impuissance et de passivité où il trouverait les Annamites. S'il les trouvait en possession de certaines libertés, il lui serait difficile de ne pas au moins les maintenir. Ainsi du point de vue français, une telle politique est nécessaire ; du point de vue humain - qui, soit dit en passant, est naturellement le mien - quelles que puissent en être les conséquences pour la France, elle serait heureuse. Ceux qui sont habitués à tout considérer sous la double catégorie « révolutionnaire » et « réformiste » - la première épithète, dans ce système manichéen, désignant le bien et la seconde le mal - trouveront sans doute qu'une telle solution du problème colonial est atteinte de la tare indélébile du réformisme. Pour moi, sans hésitation, je la juge infiniment préférable, si elle se réalise, à une éman­cipation qui résulterait d'un soulèvement victorieux. Car elle permettrait aux populations soumises aujourd'hui à tant d'intolérables contraintes d'accéder au moins à une liberté partielle sans être forcées de tomber dans un nationalisme forcené - à son tour impérialiste et conquérant - ,dans une industrialisation à outrance fondée sur la misère indéfiniment prolongée des masses populaires, dans un militarisme aigu, dans une étatisation de toute la vie sociale analogue à celle des pays totalitaires. Telles seraient presque infailliblement les suites d'un soulèvement victorieux ; quant aux suites d'un soulèvement non victo­rieux, elles seraient trop atroces pour qu'on ait envie de les évoquer. L'autre voie, moins glorieuse sans doute, ne coûterait pas de sang ; et comme disait Lawrence d'Arabie, ceux qui ont pour objet la liberté désirent vivre pour en jouir plutôt que mourir pour elle.

 

Ce qui risque d'empêcher qu'une solution si désirable au problème colonial devienne une réalité, c'est l'ignorance où on est en France des données du problème. On ignore que la France n'est pas, aux yeux de la plupart de ses sujets, la nation démocratique, juste et généreuse qu'elle est aux yeux de tant de Français moyens et autres. On ignore que les Annamites, notamment, n'ont aucune raison de la préférer au Japon, et en fait, à ce qu'on entend dire de plusieurs côtés, ne la préfèrent pas. Ici le rôle des informations peut être très important. Tant que les informations concernant le régime colonial ne mettaient en cause que la générosité de la France, elles risquaient de tomber dans l'indifférence et surtout dans l'incrédulité générale. C'est effectivement ce qui s'est produit. Dès lors qu'il est question de sécurité, elles ont chance d'être prises plus au sérieux. Si pénible et si humiliant qu'il soit de l'admettre, l'opinion d'un pays, sans aucune distinction de classes sociales, est beaucoup plus sensible à ce qui menace sa sécurité qu'à ce qui offense la justice.

 

(Essais et combats, décembre 1938.)


 

Simone Weil : Écrits historiques et politiques.

Deuxième partie : Politique

 

III. Colonies

 

 

Fragment

(1938-1939 ?)

 

 

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La position et le prestige de la France en Europe ont considérablement diminué depuis Munich. Le gouvernement a préféré cet amoindrissement à la guerre, et il a eu mille fois raison. L'amoindrissement n'en est pas moins un fait. Pourtant la possession d'un vaste empire colonial lui permet de faire encore figure de grande puissance. Mais l'affaiblissement de sa position en Europe lui rend bien plus difficile la conservation de cet Empire. Je ne pense pas simplement aux anciennes colonies allemandes, dont on se préoccupe beaucoup trop. Il est possible que les prétentions allemandes à ce sujet soient un trompe-l’œil destiné à couvrir l'accomplissement d'autres visées politi­ques ; en tout cas, si l'Allemagne n'est pas provisoirement absorbée par l'expansion vers l'Est, ce qui est possible, ses ambitions coloniales sont certai­nement beaucoup plus étendues. D'une manière générale, l'Empire français est exposé aux convoitises. L'Italie tend les mains vers la Tunisie, le Japon vers l'Indochine ; il serait surprenant que l'Allemagne ne se souvînt pas un jour que la France a occupé le Maroc malgré elle et malgré le traité signé sous sa pression. Par malheur aussi l'Italie, l'Allemagne et le Japon sont précisément alliés. Personne, j'imagine, ne compte sur la Russie pour aider la France à conserver ses territoires d'Asie et d'Afrique. Malgré l'Angleterre, on peut dire que dans la situation internationale actuelle, l'Empire français est dès aujour­d'hui en danger. Le problème pour la France est donc de chercher, en plus de l'alliance anglaise et de sa propre farce militaire, quels moyens elle peut mettre en œuvre contre ce danger.

 

À la force française et à la force anglaise, un troisième facteur pourrait seul servir d'appoint ; à savoir la volonté des populations colonisées de rester dans le cadre de l'Empire français. À cet égard, il ne se pose que deux questions, des questions bien précises. D'abord, cette volonté existe-t-elle dès maintenant, et est-elle portée au degré le plus haut où elle puisse parvenir ? Et si non, quelles mesures ont chance soit de la susciter, soit de la développer ?

 

La première question surtout est susceptible de donner lieu à des contro­verses. Pour beaucoup, il est criminel même de mettre en doute l'attachement des populations colonisées à la France. D'autres, à vrai dire peu nombreux, affirment qu'il n'y a pas d'attachement, mais une haine sourde et impuissante. L'une ou l'autre affirmation peut être vraie ; la vérité peut aussi être entre les deux, et plus proche de l'une ou de l'autre. La vérification directe est impos­sible, car les seuls qualifiés pour répondre, qui sont les intéressés eux-mêmes, n'ont pas le droit de s'exprimer, ou plutôt n'ont le droit de s'exprimer que dans un sens, ce qui ôte toute valeur à leur témoignage. Cette difficulté est la même que celle où l'on se trouve pour apprécier l'attachement au régime dans les États totalitaires ; là aussi on se trouve en présence d'affirmations contraires, émanant les unes et les autres de gens sérieux. Pourtant, en ce qui concerne les colonies, comme il s'agit d'une donnée essentielle d'un problème pratique et urgent, on ne peut se contenter d'un point d'interrogation. Le raisonnement, l'investigation des faits doivent permettre de former une opinion ferme qui serve de principe d'action.

 

Tout d'abord, ce que nul ne contestera, c'est que les populations des colonies sont des populations sujettes. Admettons pour l'instant qu'elles soient parfaitement bien traitées. Elles n'en subissent pas moins passivement le traitement que d'autres décident. Dans les pays dictatoriaux la population, si peu qu'elle ait à dire, est poussée par le patriotisme, par les organisations politiques, les groupements de jeunesse, par une technique de l'enthousiasme collectif, à imaginer avec plus ou moins de conviction une sorte de partici­pation mystique à la dictature. Dans les colonies il n'existe et il ne peut exister aucun facteur de cet ordre...


 

Simone Weil : Écrits historiques et politiques.

Deuxième partie : Politique

 

III. Colonies

 

 

Fragment

(1938-1939 ?)

 

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Les considérations qui suivent ne se rapporteront qu'à l'intérêt de la France dans le problème colonial et non à sa responsabilité morale. Ce n'est pas que la seconde considération ne soit à mes yeux infiniment plus importante que la première ; je ne vois pas de raison d'établir à cet égard une autre échelle pour les problèmes nationaux que pour les problèmes individuels. Mais nous nous trouvons à un moment où la considération de l'intérêt, un intérêt clair et urgent, conseille à peu près les mêmes mesures que conseillerait la seule considération de la responsabilité morale. Dès lors les arguments tirés de l'intérêt ont beaucoup plus de chances d'être efficaces. Un homme est parfois sensible à la justice, même quand elle exige qu'il aille contre son propre intérêt ; une collectivité, qu'elle soit nation, classe, parti, groupement, n'y est pour ainsi dire jamais sensible hors les cas où elle est elle-même lésée.

 

Il est certain en tout cas que la France, tant qu'elle s'est sentie en sécurité dans son territoire et dans son Empire, tant qu'elle a occupé en Europe une position dominante, est restée indifférente à ses propres responsabilités mora­les en matière coloniale. Quelque jugement qu'on porte sur le régime colonial, et quand même on l'estimerait parfait, nul ne peut nier que tout ce qu'il contient de bon ou de mauvais est dû entièrement à ceux qui vivent dans les colonies ou s'en occupent professionnellement. Les Français de France ont été jusqu'ici complètement indifférents aux colonies ; ils sont presque tous complètement ignorants de ce qui s'y passe, ne cherchent guère à s'en infor­mer, ne discutent presque jamais entre eux de ce qu'il serait possible ou désirable de faire à leur égard. Même ceux qui, avant ou depuis 1936, sont sérieusement préoccupés de la justice en matière sociale pensent bien plus souvent et bien plus longtemps à une différence d'un franc dans le salaire d'un métallurgiste de la région parisienne qu'à la vie et à la mort d'Arabes et d'Annamites. Ces gens sont trop loin, dit-on. Non ! ils ne sont pas loin. Des peuples qui se trouvent sous la domination de la France, dont la misère ou le bien-être, la honte ou la dignité, et parfois la vie même dépendent entièrement de la politique française sont aussi proches de nous que les lieux mêmes où s'élabore cette politique.

 

Au reste, ces territoires lointains se rapprochent ; ils se rapprocheront plus encore par la suite. Ils se rapprochent, par rapport à l'imagination des Français, dans la mesure où ceux-ci sentent que la sécurité de la France s'y trouve menacée. Encore une fois, ce qui menace la sécurité parle tout autrement à l'imagination, surtout collective, que ce qui menace simplement la pureté de la conscience. L'humanité, en politique, consiste non à invoquer sans cesse des principes moraux, ce qui reste généralement vain, mais à s'efforcer de mettre au premier plan tous les mobiles d'ordre plus bas qui sont susceptibles, dans une situation donnée, d'agir dans le sens des principes moraux. Je suis de ceux qui pensent que tous les problèmes coloniaux doivent être posés avant tout dans leur rapport avec les aspirations, les libertés, le bien-être des populations colonisées, et seulement d'une manière secondaire dans leur rapport avec les intérêts de la nation colonisatrice. Mais comme celle-ci détient la force, lorsque par suite des circonstances les deux points de vue amènent à des conclusions semblables, c'est le second qu'il est utile de mettre en lumière. Un telle coïncidence ne peut se produire que par un jeu particulier de circonstan­ces, du moins si on considère l'intérêt prochain d'une nation ; car la considération de l'intérêt lointain reste malheureusement presque aussi vaine que celle de la justice. Cette coïncidence est un bonheur, quand même elle tiendrait à des circonstances malheureuses. Tel est précisément, sauf erreur, le cas de la France en ce moment.


 

 

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III. Colonies

 

 

Lettre à Jean Giroudoux

(Fin 1939 ? 1940 ?)

 

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Monsieur et cher archicube

 

Vos fonctions constituent une excuse à la liberté que je prends de vous écrire ; car puisque vous parlez au public, le public doit pouvoir vous parler. L'admiration et la sympathie qu'ont provoquées en moi vos livres et surtout votre théâtre m'ont donné plusieurs fois le désir, si naturel à des lecteurs, d'entrer en rapport avec vous à la faveur de la camaraderie traditionnelle de la rue d'Ulm et de quelques relations communes ; mais on doit résister à ce genre de désir, car la sympathie entre un auteur et un lecteur est nécessairement unilatérale ; quant aux expressions d'admiration, rien n'est plus ennuyeux à entendre. Mais aujourd'hui c'est différent ; puisque vous vous adressez aux femmes de France et que j'en suis une, j'ai pour ma part, qui doit être, je suppose, une sur vingt millions, le droit de me faire entendre de vous. Et bien que ce soit mon admiration pour vous qui m'oblige à vous écrire, ce n'est pas de l'admiration que je viens vous exprimer. Je n'ai pas entendu votre allocu­tion ; je l'ai lue dans le Temps.

 

Elle contient un passage qui m'a fait une vive peine. Car j'ai toujours été fière de vous comme d'un de ceux dont on peut prononcer le nom quand on veut trouver des raisons d'aimer la France actuelle. C'est pourquoi je voudrais que vous disiez toujours la vérité, même à la radio. Sûrement vous croyez la dire ; mais je voudrais de tout mon cœur pouvoir vous amener à vous demander si vous la dites, quand vous affirmez que la France dispose d'un domaine colonial attaché à sa métropole par des liens autres que subordination et l'exploitation.

 

Je donnerais ma vie et plus s'il est possible pour pouvoir penser qu'il en est ainsi ; car il est douloureux de se sentir coupable par complicité involontaire. Mais dès qu'on s'informe et qu'on étudie la question, il est clair comme le jour qu'il n'en est pas ainsi. Combien d'hommes sont privés par notre fait de toute patrie, que nous contraignons maintenant à mourir pour nous conserver la nôtre ! La France n'a-t-elle pas pris l'Annam par conquête ? N'était-ce pas un pays paisible, un, organisé, de vieille culture, pénétré d'influences chinoises, hindoues, bouddhiques ? Ils nomment notamment du nom de kharma une notion populaire chez eux, exactement identique à celle, malheureusement oubliée par nous, de la Némésis grecque comme châtiment automatique de la démesure. Nous avons tué leur culture ; nous leur interdisons l'accès des manuscrits de leur langue ; nous avons imposé à une petite partie d'entre eux notre culture, qui n'a pas de racines chez eux et ne peut leur faire aucun bien. Les populations du Nord, chez eux, meurent chroniquement de faim, pendant que le Sud regorge de riz qu'il exporte. Chacun est soumis à un impôt annuel égal pour les riches et les pauvres. Des parents vendent leurs enfants, comme jadis dans les provinces romaines ; des familles vendent l'autel des ancêtres, le bien pour eux le plus précieux, non pas même pour ne plus souffrir la faim, mais pour payer l'impôt. Jamais je n'oublierai d'avoir entendu un ingénieur agronome, fonctionnaire du ministère des Colonies, me dire froidement qu'on a raison là-bas de frapper les coolies dans les plantations, parce que, comme ils sont réduits à l'extrême limite de la fatigue et des privations, on ne saurait les punir autrement sans plus d'inhumanité. Ignorez-vous qu'on a massacré à la mitrailleuse des paysans qui sont venus sans armes dire qu'ils ne pouvaient pas payer les impôts ? A-t-on jamais même osé démentir les atrocités commises après les troubles de Yen-Bay ? On a détruit des villages avec des avions ; on a lâché la Légion sur le Tonkin pour y tuer au hasard ; des jeunes gens employés dans les prisons y ont entendu à longueur de journée les cris des malheureux torturés. Il y aurait malheureusement bien plus encore à raconter. Et pour l'Afrique, ignorez-vous les expropriations massives dont ont été victimes, encore après l'autre guerre, les Arabes et les noirs ? Peut-on dire que nous avons apporté la culture aux Arabes, eux qui ont conservé pour nous les traditions grecques pendant le moyen âge ? Pourtant j'ai lu des journaux rédigés par des Arabes à Paris en français, parce qu'eux ni leur public ne savaient lire l'arabe. N'avez-vous pas lu dans les journaux, il v a environ un an, qu'une grève avait éclaté dans une mine de Tunisie parce q'on voulait y contraindre les ouvriers musulmans à fournir pendant le Ramadan, par conséquent sans manger, le même effort que d'habitude ? Comment des musulmans accepteraient-ils ces choses et d'autres analogues, s'ils n'étaient soumis par la force ?

 

Je n'ignore pas que cette lettre me met sous le coup du décret du 24 mai 1938, prévoyant des peines de un à cinq ans de prison. Je n'ai pas d'inquiétude à cet égard ; mais quand j'aurais lieu d'en avoir que m'importe ? La prison perpétuelle ne me ferait pas plus de mal que l'impossibilité où je suis, à cause des calomnies, de penser que la cause de la France est juste.


 

 

Simone Weil : Écrits historiques et politiques.

Deuxième partie : Politique

 

III. Colonies

 

 

À propos de la question coloniale
dans ses rapports avec le destin
du peuple français [3]

(1943)

 

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Le problème d'une doctrine ou d'une foi pour l'inspiration du peuple français en France, dans sa résistance actuelle et dans la construction future, ne peut pas se séparer du problème de la colonisation. Une doctrine ne s'enferme pas à l'intérieur d'un territoire. Le même esprit s'exprime dans les relations d'un peuple avec ceux qui l'ont maîtrisé par la force, dans les relations intérieures d'un peuple avec lui-même, et dans ses relations avec ceux qui dépendent de lui.

 

Pour la politique intérieure de la France, personne n'a la folie de proclamer que la Troisième République, telle qu'elle était le 3 septembre 1939, va ressusciter de toutes pièces. On parle seulement d'un régime conforme aux traditions de la France, c'est-à-dire, principalement, à l'inspiration qui a fait jouer à la France du moyen âge un si grand rôle en Europe, et à l'inspiration de la Révolution française. C'est d'ailleurs la même en gros, traduite du langage catholique en langage laïque.


Date: 2015-12-24; view: 671


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